Artiste face à la diversité culturelle

Entretien
Théâtre

Artiste face à la diversité culturelle

Le témoignage de Soufian El Boubsi

Le 14 Sep 2025
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 133 - Quelle diversité culturelle sur les scènes européennes?
133
Article fraîchement numérisée
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Com­ment définiriez-vous votre tra­vail de créa­tion artis­tique, envis­agé à l’aune de la
« diver­sité cul­turelle » ? Et que revêt selon vous ce terme devenu d’usage courant au sein
des insti­tu­tions cul­turelles ?

Je pense qu’on ne peut que se féliciter d’une volon­té poli­tique affichée de pro­mou­voir la diver­sité dans les lieux cul­turels mais je voudrais aus­si attir­er l’attention sur les effets per­vers que pour­rait avoir l’inscription de cette « diver­sité » dans le cahi­er des charges de nos insti­tu­tions cul­turelles.

Le risque est d’après moi de voir la diver­sité réduite à une case pro­gram­ma­tique ou à la per­son­nal­ité d’un artiste qui de par sa présence servi­rait en quelque sorte de cau­tion. On ver­rait des auteurs et met­teurs en scène issus des minorités pro­gram­més pour rem­plir la mis­sion de l’institution et la diver­sité réduite à une sorte de devoir au sens sco­laire du terme.

Une fois la case diver­sité rem­plie, le lieu insti­tu­tion­nel pour­rait dès lors, à la manière d’un écol­i­er débar­rassé de ses « devoirs », se dés­in­téress­er pure­ment et sim­ple­ment d’une prob­lé­ma­tique bien plus large et s’exonérer d’une réflex­ion plus pro­fonde sur une ques­tion qui devrait à mon avis être trans­ver­sale et con­cern­er tous les aspects de la vie d’un lieu cul­turel depuis la pro­gram­ma­tion, le choix des textes, des formes, la com­po­si­tion des dis­tri­b­u­tions et jusqu’à la con­sti­tu­tion des équipes tech­niques et admin­is­tra­tives. Sans oubli­er que l’objectif est, à mon avis, de ten­dre vers la diver­si­fi­ca­tion du pub­lic.

Dans cette logique de case poussée à l’extrême, chaque lieu chercherait alors à s’at­tach­er son « divers », doux euphémisme du lan­gage poli­tique pour nom­mer autrement ce qu’on appelait aupar­a­vant son arabe ou son noir de ser­vice. Tou­jours dans cette logique, l’artiste lui-même se retrou­verait piégé, pris­on­nier d’une sorte d’assig­na­tion à rési­dence iden­ti­taire. Pour exis­ter, il ne pour­rait abor­der que des prob­lé­ma­tiques liées à son orig­ine, som­mé de faire de l’art avec et pour « les siens » s’il veut être soutenu artis­tique­ment et finan­cière­ment par les pou­voirs publics, au lieu de faire sim­ple­ment ce qu’il veut.

Logique absurde dont l’aboutisse­ment, en par­tie déjà réal­isé dans cer­tains lieux cul­turels de la cap­i­tale et par cer­tains des artistes issus de ces minorités, ne pour­rait être qu’une sorte de ghet­toï­sa­tion artis­tique où l’on ver­rait les Noirs faire de l’art pour les Noirs, les Arabes pour les Arabes et les Chi­nois pour les Chi­nois.

Je ne remets pas ici en cause le fait que cer­tains artistes issus des minorités puis­sent avoir le désir de tra­vailler sur ces thèmes et c’est leur droit le plus strict. D’autant plus qu’ils sont sans doute les mieux placés pour abor­der ces sujets d’une façon plus riche et plus com­plexe. Je revendique ici sim­ple­ment que la pos­si­bil­ité puisse exis­ter pour eux de faire tout à fait autre chose et d’être tout autant soutenus.

Une diver­sité réelle et effec­tive et qui dépasserait les effets d’annonce aurait pour but de libér­er les artistes issus des minorités et leur offrir une plus grande lib­erté de créa­tion et un meilleur accès au pub­lic plutôt que de les cloi­son­ner dans une fonc­tion.

Avez-vous le sen­ti­ment de subir, à titre per­son­nel, une iné­gal­ité de traite­ment en tant
qu’artiste issu de l’immigration ; ou d’être vic­time d’une forme de stig­ma­ti­sa­tion, voire
de ségré­ga­tion cul­turelle qui ne s’avoue pas en tant que telle ?

Avant de répon­dre à cette ques­tion je voudrais d’abord dire ici que, si j’ai accep­té de répon­dre à cette enquête, c’est pour, je l’espère, nour­rir une réflex­ion qui me sem­ble néces­saire au vu des évène­ments qui ont sec­oué la Bel­gique, la France et l’Europe occi­den­tale ces dernières années. Loin de moi l’idée de dénon­cer, de polémi­quer ou sim­ple­ment de me plain­dre d’un état de fait qui finale­ment tra­verse notre société toute entière et dont notre pro­fes­sion ne saurait être exempte mal­gré la pré­ten­tion qui et la sienne d’être plutôt ouverte et pro­gres­siste.

Et à ce titre je voudrais d’ores et déjà relever l’utilisation dans l’intitulé de la ques­tion du mot

« sen­ti­ment ».

Un sen­ti­ment est par déf­i­ni­tion sub­jec­tif.

Avoir le sen­ti­ment de quelque chose ne prou­ve pas que ce quelque chose soit vrai.

Et voilà pré­cisé­ment ce qui nous est par­fois ren­voyé quand nous, artistes Européens, car c’est bien ce que nous sommes, issus des « minorités », nous exp­ri­mons sur le sujet abor­dé dans cette enquête.

Tout cela n’est qu’un sen­ti­ment… Vous êtes paranoïaques…etc.

C’est pourquoi je voudrais au cours de cet entre­tien met­tre tout « sen­ti­ment » de côté pour m’en tenir à ce que j’ai pu observ­er au cours de mes dix-sept ans de car­rière.

Je voudrais donc que cha­cun com­prenne bien que je ne suis là ni pour pleur­nich­er ni pour point­er un doigt vengeur sur qui que ce soit mais pour partager un con­stat.

En espérant qu’il puisse don­ner à réfléchir.

Ceci étant dit et pour répon­dre à votre ques­tion je ne pense pas avoir jamais été traité dif­férem­ment dans le cadre de mon tra­vail d’acteur.

J’ai tou­jours été con­sid­éré sur tous les spec­ta­cles dans lesquels j’ai tra­vail­lé comme un acteur par­mi les autres aus­si bien par mes col­lègues que par les dif­férents met­teurs en scène.

Et jamais je n’ai été con­fron­té à des dif­férences de traite­ment sur le plateau ou en dehors. Le prob­lème, à mon avis, ne se situe pas dans le tra­vail lui-même mais plutôt dans l’accès au tra­vail.

Je m’explique :

J’ai fait mes études théâ­trales en Inter­pré­ta­tion dra­ma­tique à l’Insas entre 1997 et 2000. Durant trois ans, j’ai joué tout le réper­toire sans qu’à aucun moment ne se pose la ques­tion de mon orig­ine. J’y ai joué Racine, Shake­speare, Tchékhov, etc.

De 2000 à aujourd’hui, soit en dix-sept ans, j’ai joué, sans compter mon tra­vail per­son­nel, dans 21 spec­ta­cles dans le théâtre insti­tu­tion­nel et, sur ces 21 rôles, 17 étaient des rôles « d’Arabe ».

Soit qua­tre rôles non con­notés en dix-sept ans…

Et je ne par­le pas du ciné­ma où la pro­por­tion est encore pire.

Je ne peux évidem­ment par­ler que pour moi et ne voudrais pas généralis­er mais de ce que j’observe autour de moi, je pense que c’est le cas pour la majorité des acteurs et actri­ces issus des minorités, quelles qu’elles soient.

Quand on nous appelle pour nous pro­pos­er du tra­vail, c’est, dans la majorité des cas, pour jouer le « divers » de ser­vice dans l’une ou l’autre des rares pièces con­tem­po­raines du réper­toire qui en compte.

Et même si l’ensem­ble de la pro­fes­sion crie au génie quand Peter Brook le fait, être Maghrébin ou Noir et appelé pour jouer Tchekhov, Shake­speare ou Molière, n’ar­rive qua­si­ment jamais. Pour ma part, deux fois en dix-sept ans.

Le réper­toire clas­sique reste donc en grande majorité fer­mé aux minorités.

À moins bien sûr qu’il ne s’agisse d’une relec­ture con­tem­po­raine de l’œu­vre où « la dif­férence » fait fonc­tion.

Un Roméo et Juli­ette « urbain » où les Capulet sont blancs et les Mon­taigu sont noirs par exem­ple.

Avec du rap et des flingues…

On voit dès lors ce dont je par­le quand j’évoque la dif­fi­culté d’accès au tra­vail.

À par­tir du moment où on ne nous appelle que pour jouer « l’Arabe », ou « le Noir » et qu’il n’y a qua­si­ment pas de rôles de ce type dans le réper­toire clas­sique et à peine plus dans le réper­toire con­tem­po­rain, que nous reste-t-il comme pos­si­bil­ités ?

De là à par­ler de stig­ma­ti­sa­tion ou de ségré­ga­tion, je préfère laiss­er le lecteur se faire sa pro­pre opin­ion mais le méti­er ne saurait à mon avis s’exonérer d’un ques­tion­nement sur cette inca­pac­ité à nous voir autrement que comme des étrangers.

Alors que nous ne le sommes plus depuis longtemps.

Ma famille vit en Bel­gique depuis soix­ante ans main­tenant, soit trois généra­tions déjà.

Je suis né ici, ai été élevé dans cette langue française que je chéris, suis un pur pro­duit de l’école européenne ce qui fait de moi, n’en déplaise à cer­tains, un Européen comme les autres. Avec des orig­ines dif­férentes, certes, mais Européen tout de même.
Mais quand je regarde der­rière moi et fait le bilan de ces dix-sept ans de méti­er, je dois bien recon­naître que, vis­i­ble­ment, ce n’est pas ce que voient les autres quand ils me regar­dent.
Y com­pris dans notre milieu qui se veut telle­ment ouvert, tolérant et pro­gres­siste.

Bien sûr, cer­tains diront qu’il n’y avait pas de Noirs, d’Arabes et d’Asi­a­tiques dans la Russie tchékhovi­enne ou l’Angleterre élis­abéthaine.
Curieux souci de réal­isme dans un art qui ne l’est pas par essence, où la con­ven­tion même et l’ac­cord tacite passé avec le pub­lic est que tout est faux et qui, poussé à l’ex­trême, inter­di­rait à quiconque de jouer Tchekhov car à ma con­nais­sance il n’y avait pas non plus de comé­di­ens belges fran­coph­o­nes, même blonds et cau­casiens, dans la Russie du 19e siè­cle.

Pensez-vousquel’audiovisuel,oud’autressecteursduspec­ta­clevivanttelsqueladanse oulamusiqueparexem­ple,rem­plis­sentdavan­tageleurmis­siondepro­mo­tiondeladiver­sitéquelethéâtre ?

Je ne peux m’exprimer pour la scène musi­cale ou pour la danse qui sont des dis­ci­plines que je ne con­nais pas assez mais je peux assuré­ment cer­ti­fi­er que la sit­u­a­tion est pire à l’endroit de l’audiovisuel ou la marge de manœu­vre et de lib­erté des créa­teurs est forte­ment con­trainte par les exi­gences de pro­duc­tion.

Peut-on dire que le spec­ta­cle vivant en Bel­gique et en France est encore pris­on­nier d’un
« sys­tème d’emplois » d’autant plus effi­cace qu’il ne se déclare pas comme tel, voire qu’il
n’a pas con­science de lui-même ?

La ques­tion des emplois est intéres­sante en ce sens qu’elle illus­tre bien ce que je dis­ais tout à l’heure. Pour nous la dif­férence fait fonc­tion.
Notre emploi c’est l’autre, le dif­férent.
Tous les acteurs sont, d’une manière ou d’une autre, trib­u­taires de leur « emploi ». Cer­tains souf­frent de leur emploi de comique, d’autres de celui de tragé­di­en. Cer­tains sont can­ton­nés aux rôles de jeune pre­mier, d’autres ne joueront jamais que les suiv­antes.
Le prob­lème pour nous, c’est que même notre emploi nous est sou­vent dénié.
J’ai joué tous les jeunes pre­miers du réper­toire quand j’étais encore à l’Insas mais n’en ai pas inter­prété un seul depuis que j’en suis sor­ti.
Mon emploi « d’Arabe » prime sur tous les autres. Alors bien sûr, je ne dis pas qu’on ne m’a pas appelé durant toutes ces années unique­ment du fait de mes orig­ines.
Sans doute que beau­coup ne m’appellent pas pour une foule d’autres raisons. Parce qu’ils n’en ont tout sim­ple­ment pas l’envie, parce qu’ils n’aiment pas mon tra­vail, parce qu’ils préfèrent tra­vailler avec d’autres ou n’ont aucune affinité avec moi…
Mais l’écart entre la pro­por­tion de rôles typés et de rôles qui ne le sont pas pose tout de même ques­tion.

Peut-on y voir la résur­gence d’une his­toire du théâtre mar­quée son inca­pac­ité à penser
l’altérité, comme le mon­trent les spec­ta­cles exo­tiques, freaks shows ou slide shows, dont
Sarah Baart­man la « vénus hot­ten­tote » ou « vénus noire », le clown Choco­lat et la
danseuse Joséphine Backer ne sont que les fig­ures sail­lantes ? Com­ment vous situezvous par rap­port à ces artistes pio­nniers can­ton­nés dans des rôles racisés, voire
com­plète­ment essen­tial­istes ?

Dans la forme, on ne ver­rait sans doute pas du même œil aujourd’hui quelqu’un qui danserait dans une robe de bananes mais dans le fond, on con­tin­ue de nous deman­der la même chose.
On con­tin­ue d’exiger de nous que nous arbo­ri­ons le cos­tume de l’étranger et que nous sec­ouions le col­lier de clichés qu’on nous met autour du cou, con­damnés que nous sommes à ne représen­ter que des per­son­nages réduits à la seule « prob­lé­ma­tique » (parce que vis­i­ble­ment c’est un prob­lème…) de leur iden­tité, orig­ine, ou cul­ture dif­férente.

Atten­tion, je pré­cise ici que dans le fond je n’ai pas de prob­lème à jouer un per­son­nage d’origine maghrébine. On a vu des acteurs comme Paci­no ou De Niro faire leur car­rière entière en jouant des rôles d’Italo-Américains. Mais ce sont juste des putains de rôles si vous me passez l’expression. Rich­es, com­plex­es et dens­es.

Alors que la majorité des rôles qui nous sont pro­posés sont d’une affligeante médi­ocrité et posent effec­tive­ment la ques­tion de l’incapacité à penser l’altérité autrement que comme un ramas­sis de clichés.

Par­ti­c­ulière­ment au ciné­ma et à la télévi­sion ou le « réal­isme » est roi et où l’image pre­mière prime. Je pour­rais ici égrain­er les rôles qu’on m’a pro­posés du deal­er-vio­leur au ter­ror­iste en pas­sant par le grand frère qui bat sa sœur ou par le jeune qui rêve de s’intégrer mais est rat­trapé par son milieu et sa famille intolérante.

Dans tous les cas, que le cliché soit posi­tif ou négatif on con­tin­ue à abreuver le pub­lic de lieux com­muns qui nous mon­trent unique­ment sous le prisme iden­ti­taire vécu comme un prob­lème plus que comme une richesse.

Les per­son­nages qu’on nous donne à inter­préter ne vivent, ne pensent, n’existent qu’à tra­vers cette appar­te­nance. Si nous appa­rais­sons sur scène ou à l’écran c’est néces­saire­ment pour racon­ter une his­toire liée à celle-ci.

Comme si tout ce qui nous arrivait dans la vie était néces­saire­ment lié à notre orig­ine. Comme si nous n’é­tions jamais sim­ple­ment malades ou amoureux.

Comme si l’une des facettes de notre iden­tité, la plus évi­dente en fait, celle du faciès, pri­mait sur toutes les autres et qu’il n’y avait que celle-là qui jus­ti­fi­ait notre présence sur un plateau de théâtre ou de ciné­ma.

Heureuse­ment, cela change un peu et on voit aujourd’hui cer­tains acteurs comme Roshdy Zem ou Sami Boua­ji­la jouer des rôles qui ne sont plus néces­saire­ment de cet ordre-là mais ils sont

peut-être deux ou trois à avoir atteint ce stade d’une notoriété suff­isam­ment grande pour faire « oubli­er » leur gueule.

Ils sont la pointe de l’iceberg. La grande majorité des autres acteurs et actri­ces issus des minorités ont encore la tête sous l’eau.

Cela pren­dra sans doute du temps mais on peut espér­er qu’à terme plus per­son­ne ne trou­vera incon­gru qu’un Noir ou un Arabe joue une par­ti­tion qui n’ait rien à voir avec son orig­ine.

Et quand je dis plus per­son­ne, je pense ici prin­ci­pale­ment aux pro­duc­teurs et, dans une moin­dre mesure, aux réal­isa­teurs. Parce que le pub­lic, lui, l’accepte tout à fait.

Jamais vous ne ver­rez quelqu’un sor­tir d’une salle de ciné­ma en cri­ant au scan­dale parce que le per­son­nage s’appelle Bruno et est joué par un acteur noir ou d’origine magrébine.

Par con­tre vous ver­rez des réal­isa­teurs vous deman­der de jouer avec un accent pour faire plus

« crédi­ble ». Com­prenez par là qu’un Arabe qui par­le cor­recte­ment et sans fautes de français n’est pas réal­iste…

Et vous ver­rez des pro­duc­teurs s’opposer à ce que vous jouiez un rôle de médecin parce que même si le réal­isa­teur vous veut, il n’était pas prévu que ce per­son­nage soit arabe.

Le chemin est encore long.

Com­ment sor­tir d’un sys­tème de dis­tri­b­u­tion où les comé­di­ens issus de l’immigration
sont le plus sou­vent relégués à des rôles sub­al­ternes, ou pire, à des rôles les con­duisant à
sur­jouer les stéréo­types eth­niques ou raci­aux imposés par la société, y com­pris quand on
s’appelle Omar Sy ?

À l’heure actuelle, je ne vois que la prise de con­science, l’envie et le courage poli­tique des met­teurs en scène et réal­isa­teurs pour chang­er cet état de fait.
Ils sont ceux qui peu­vent impos­er les acteurs issus des minorités dans des rôles où on ne les attend pas. Ils sont ceux qui peu­vent lut­ter avec les pro­duc­teurs et les directeurs de cast­ing pour sor­tir de l’impasse dans laque­lle nous nous trou­vons.
Le change­ment vien­dra d’eux ou ne vien­dra pas.
J’ai ren­con­tré récem­ment une met­teuse en scène ital­i­enne qui m’expliquait qu’elle ne con­sti­tu­ait que des dis­tri­b­u­tions métis­sées parce qu’elle voulait coller à la réal­ité de la rue et qu’elle ne sup­por­t­ait plus le hia­tus entre le réel et ses représen­ta­tions qu’elles soient théâ­trales ou ciné­matographiques.
Et bien, je pense que c’est de per­son­nes comme elle, qui ont pris con­science de ce dont nous par­lons depuis le début de cet entre­tien et qui ne le sup­por­t­ent plus, que vien­dra le change­ment.

Com­ment élargir le recrute­ment des lieux de for­ma­tion aux métiers de la scène et du
plateau, sans pour autant tomber dans les tra­vers et effets per­vers d’une poli­tique
volon­tariste ?

La pre­mière chose à faire, à mon avis, est de per­suad­er ceux qui ont l’impression que ce monde leur est fer­mé qu’ils ont aus­si leur place au théâtre et pas seule­ment dans la niche du stand-up. Car il y a aus­si un effet de classe con­tre lequel il faut lut­ter.
Il y aurait d’un côté le théâtre d’art réservé à une cer­taine élite et d’autre part le théâtre
pop­u­laire sou­vent con­sid­éré avec mépris par le méti­er lui-même.
Je reste pour ma part per­suadé que l’on peut faire du théâtre exigeant et de qual­ité et qui s’adresse en même temps au plus grand nom­bre.
Il faut cass­er l’image du théâtre qu’ont les class­es pop­u­laires et en même temps cass­er l’image qu’a le milieu théâ­tral de ce que pour­rait être un théâtre pop­u­laire pour tous.

Un grand chantier de réflex­ion devrait être mené sur ce que serait une diver­sité qui ne s’exprime pas seule­ment à tra­vers le faciès ou le nom d’un artiste mais qui trou­verait une expres­sion dans le choix des con­tenus, des auteurs (pourquoi tou­jours les éter­nels mêmes anglo-sax­ons et pas aus­si des auteurs « du sud »), des formes (théâtre clas­sique mais aus­si théâtre pau­vre, et je pense ici à l’Enne­mi dupeu­ple de Thomas Oster­meier, qui mélangeait les deux) pour créer des espaces où grands textes clas­siques et tra­di­tions orales et pop­u­laires pour­raient coex­is­ter et se nour­rir mutuelle­ment sig­nifi­ant par là même que rien n’est cloi­son­né et que les enfants des class­es pop­u­laires souhai­tant faire ce méti­er ne sont pas con­damnés à la niche du Jamel Com­e­dy club pour exis­ter.

La « dis­crim­i­na­tion pos­i­tive » importée du monde anglo-améri­cain est-elle une solu­tion effi­cace et légitime ?

Je suis et ai tou­jours été très méfi­ant vis-à-vis de la dis­crim­i­na­tion pos­i­tive parce qu’elle peut évidem­ment avoir des effets per­vers et pouss­er des pro­pos ou des gens sans que l’exigence et la qual­ité soient au ren­dez-vous, sim­ple­ment pour répon­dre à des quo­tas.

Mais quand on observe la sit­u­a­tion des acteurs afro-améri­cains aux États-Unis, on ne peut que recon­naître que le chemin qui a été par­cou­ru en cinquante ans est énorme.

On peut voir aujourd’hui des acteurs issus de cette minorité mais aus­si de la minorité his­panique jouer toutes sortes de rôles aus­si bien au ciné­ma qu’à la télévi­sion.

On les a vus pass­er du statut d’esclaves, à celui de meilleur ami du héros blanc qui meurt dans les vingt pre­mières min­utes du film et aujourd’hui à celui d’agent du FBI ou même de prési­dent des États-Unis sans que quiconque ne trou­ve à y redire.

Et même si des protes­ta­tions et des exi­gences d’accès à tous les rôles ont été for­mulées ces dernières années, notam­ment à la céré­monie des Oscars, ils sem­blent jouir d’une plus grande lat­i­tude que de ce côté-ci de l’Atlantique.

On peut à mon avis encore atten­dre un bon moment avant de voir un prési­dent noir en France aus­si bien dans la fic­tion que dans le réel.

Je pense que mal­gré le racisme qui sec­oue la société améri­caine, les Améri­cains ont accep­té, et c’est lié à leur his­toire de pays d’immigration, qu’on puisse être améri­cain et noir ou améri­cain et lati­no etc., alors que l’Europe con­tin­ue à se vivre comme blanche et chré­ti­enne et refuse encore d’accepter qu’on puisse se dire Européen et avoir la tête que j’ai.

Quant à quan­ti­fi­er exacte­ment l’influence de l’impact qu’a pu avoir la dis­crim­i­na­tion pos­i­tive sur cette évo­lu­tion…

Assiste-t-on à une crise de la représen­ta­tion sur les scènes européennes, du fait de la
faible représen­ta­tion d’artistes issus de l’immigration au sein de l’espace pub­lic et
médi­a­tique ? Quelle est la respon­s­abil­ité de l’artiste dans une telle con­fig­u­ra­tion ?

Je pense que la réponse est évi­dente pour qui veut bien le voir. Que ce soit à l’assemblée nationale, dans les médias, ou sur nos scènes le monde qu’on nous donne à voir est qua­si­ment exclu­sive­ment mas­culin et blanc.
Pour ma part je pense que l’art est une sorte de miroir grossis­sant de ce qui se passe dans la société de manière plus large.
Et ce que ce miroir nous mon­tre en ce moment c’est d’une part une société européenne qui se vit encore comme blanche, chré­ti­enne et cau­casi­enne alors qu’elle ne l’est plus et refuse d’en­vis­ager qu’on puisse être européen et noir, européen et asi­a­tique ou encore européen et musul­man.
Et d’autre part des gamins d’Eu­rope, fils d’Eu­rope qui devant ce refus se récla­ment dès lors d’ailleurs et voudraient la faire crev­er.
Alors peut-être, dans un monde qui ne cesse de se frac­tur­er, est-il de notre devoir en tant que miroir de ren­voy­er à ceux qui vien­nent s’y regarder une autre image d’eux-mêmes et du monde qui nous entoure. Parce que la rue, la vraie, est d’un métis­sage qui tranche net avec la com­po­si­tion des dis­tri­b­u­tions de nos insti­tu­tions cul­turelles.

Ques­tion­naire réal­isé par Mar­tial Poir­son. Pro­pos recueil­lis par Chris­t­ian Jade.

Entretien recueilli dans le cadre de l'enquête parue dans le #133 d’Alternatives théâtrales, Quelle diversité sur les scènes européennes ?.
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Écrit par Christian Jade
Chris­t­ian Jade est licen­cié en français et espag­nol de l’Université libre de Brux­elles ( ULB) et auteur d’un...Plus d'info
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#133
mai 2025

Quelle diversité culturelle sur les scènes européennes ?

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13 Août 2025 — « Traître ». C’est ainsi que l’on traduit Verräter, titre de la nouvelle offrande de Falk Richter sur la scène berlinoise. Dans…

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Par Philippe Couture
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