Belgo-Marocain, la richesse d’une double racine
Entretien

Belgo-Marocain, la richesse d’une double racine

Entretien avec Sidi Larbi Cherkaoui

Le 22 Mai 2017
Ekaterina Shushakova (à gauche) et Nicola Leahey (à droite) dans Icon de Sidi Larbi Cherkaoui. Photo Mats Bäcker.
Ekaterina Shushakova (à gauche) et Nicola Leahey (à droite) dans Icon de Sidi Larbi Cherkaoui. Photo Mats Bäcker.
Ekaterina Shushakova (à gauche) et Nicola Leahey (à droite) dans Icon de Sidi Larbi Cherkaoui. Photo Mats Bäcker.
Ekaterina Shushakova (à gauche) et Nicola Leahey (à droite) dans Icon de Sidi Larbi Cherkaoui. Photo Mats Bäcker.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 133 - Quelle diversité culturelle sur les scènes européennes?
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CJ : N’est-il pas plus facile pour un artiste issu de l’immigration de s’imposer dans la danse ou le chant que dans le théâtre ?

SL : C’est vrai que c’est plus facile dans la danse que dans le théâtre, mais j’aurais aus­si aimé percer par l’écriture et la poésie. En Flan­dre, il y a beau­coup d’écrivains qui sont issus de l’immigration et qui écrivent en fla­mand. Ils ont appris à s’exprimer de manière très pointue. Moi-même, j’aime beau­coup écrire et je me suis posé la ques­tion. Cela per­met de met­tre en place un cer­tain nom­bre d’idées. J’aime aus­si beau­coup la tra­duc­tion d’œuvres lit­téraires. La tra­duc­tion d’une œuvre est une façon de trans­met­tre l’héritage. C’est ce que je fais au niveau de la danse. La poli­tique devrait ori­en­ter les trans­for­ma­tions de la société et garder le meilleur des valeurs démoc­ra­tiques. Les politi­ciens doivent ouvrir la voie d’une société qui reste mul­ti­ple, avec toutes les iden­tités con­tra­dic­toires d’une société démoc­ra­tique. En main­tenant un dia­logue, j’essaie de pro­mou­voir au niveau de mon art (la danse) la pro­tec­tion de toutes les minorités. Cela me sem­ble cap­i­tal dans le con­texte actuel. La société est frag­ile. Elle est à la mer­ci de quelques fous qui se déchaî­nent et qui la men­a­cent. Cette folie n’a ni couleur ni reli­gion, puisqu’aux États-Unis, des Blancs tirent sur des Noirs et vice-ver­sa. Au Moyen-Ori­ent, on est dans des guer­res de reli­gion. J’ai été élevé dans l’islam par la volon­té
de mon père. J’ai appris les prières et les principes de l’islam. On ne m’a pas appris la haine des autres. On ne m’apprenait que des principes généreux, comme on les enseigne aux catholiques. Plus tard, j’ai quit­té l’islam pour m’intéresser à l’Orient : aux Japon­ais, aux Chi­nois et au boud­dhisme. Ceci cor­re­spond plus à ma nature.

Le fait d’être homo­sex­uel m’a aidé à com­pren­dre com­ment on peut se sen­tir rejeté par une société, aus­si bien fla­mande que musul­mane. Je vivais dans des ban­lieues où c’était surtout des Fla­mands qui émet­taient des juge­ments négat­ifs. Donc l’homophobie n’était pas due qu’aux Arabes. Ce qui a changé main­tenant c’est un nou­veau dis­cours poli­tique, plus ouvert par rap­port à l’homosexualité. Cette évo­lu­tion n’a pas encore eu lieu dans le monde arabe. Mais le Maroc et la Tunisie sont en train d’évoluer dans cette direc­tion. On aime beau­coup mon tra­vail là-bas. Il y a quelque chose de très beau qui se passe. Par exem­ple, quand je suis au Maroc on me voit comme un Maro­cain et pas comme un Belge. Mon suc­cès est très intéres­sant dans ce sens-là. Mal­gré mon homo­sex­u­al­ité recon­nue, je suis con­sid­éré comme un vrai maro­cain. Je ne peux évidem­ment pas tout me per­me­t­tre. Même dans mon art, je suis diplo­mate. J’ai plutôt envie d’emmener les gens quelque part tran­quille­ment et sans provo­ca­tion. « J’y vais à dose homéopathique ! » Je me pose tout le temps la ques­tion : « Est-ce que ce que je mon­tre là est juste ? » Je suis un enfant des années 1980. De ce fait, j’ai ten­dance à croire en un monde mul­ti­cul­turel et uni, en état de dia­logue. Je crois aus­si en l’égalité entre les sex­es et les reli­gions. Je suis con­scient que c’est un peu une utopie à l’heure actuelle. Et pour­tant elle fonc­tionne encore ! Ma troupe de danseurs (elle existe depuis dix-sept ans) vient du monde entier : Europe, Afrique et Asie. Nous avons noué de très belles ami­tiés. Avec la danse, nous vivons très bien ensem­ble. J’ai aus­si con­science que notre pas­sage sur terre est très court. Il faut partager cette vie tout de suite avec les autres. Depuis que je suis jeune, j’ai tou­jours fréquen­té la mort : mon père est décédé quand j’avais dix-neuf ans, j’ai per­du mon grand-père à seize ans, ma grand-mère à qua­torze et j’ai eu beau­coup de prob­lèmes de san­té quand j’étais petit (liés au stress et à des con­flits intérieurs). On me dis­ait tou­jours : « Tu es un demi-Belge. Tu es un demi-Maro­cain. » J’ai appris à com­pren­dre que je suis un Belge et un Maro­cain com­plet.

CJ : C’est quoi « être belge » ? C’est quoi « être maro­cain » ?

SL : Je suis né à Anvers. Je par­le fla­mand, français et plusieurs autres langues. J’ai passé toute mon ado­les­cence à Anvers donc je suis belge. Mon père est maro­cain. J’ai une fierté par rap­port à ses ancêtres. Que je sois en Bel­gique ou au Maroc, on me donne spon­tané­ment la nation­al­ité du pays où je me trou­ve. Je suis donc bien belge et maro­cain à la fois.

« Les politi­ciens doivent ouvrir la voie d’une société qui reste mul­ti­ple, avec toutes les iden­tités con­tra­dic­toires d’une société démoc­ra­tique. En main­tenant un dia­logue, j’essaie de pro­mou­voir au niveau de mon art (la danse) la pro­tec­tion de toutes les minorités. Cela me sem­ble cap­i­tal dans le con­texte actuel. Mon approche artis­tique se situe tou­jours dans le mélange et la con­cil­i­a­tion des con­traires. Je trou­ve cela très belge en somme ! Alors que pour le moment nous essayons de faire des divi­sions entre com­mu­nautés. »

CJ : En tant qu’artiste vous par­courez le monde, mais vous allez très peu en Wal­lonie. Pourquoi ? En 2004 vous avez pos­tulé pour être artiste asso­cié à Charleroi-Dans­es, invité par Vin­cent Thiri­on. Fla­mand ou Maro­cain, vous auriez aus­si pu être adop­té en Wal­lonie.

SL : Oui, par­faite­ment. J’aurais pu être wal­lon aus­si. Mais le pro­jet n’a pas abouti.

CJ : Vous allez rarement en Wal­lonie main­tenant Êtes-vous devenu trop cher ou bien la Wal­lonie ne vous intéresse plus ?

SL : Au con­traire, si quelqu’un m’invite en Wal­lonie, je suis par­tant tout de suite ! Je suis très ouvert. Annie Bozzi­ni, l’actuelle direc­trice de Charleroi-Dans­es (elle est française), serai peut-être intéressée, mais c’est à elle d’en pren­dre l’initiative.

Icon de Sidi Larbi Cherkaoui. Photos Mats Bäcker.
Icon de Sidi Lar­bi Cherkaoui. Pho­tos Mats Bäck­er.

CJ : Venons-en au prob­lème du pub­lic. Com­ment se passe l’échange entre un pub­lic d’opéra et un pub­lic ama­teur de choré­gra­phie con­tem­po­raine ?

SL : Il y a un prob­lème au départ mais ça s’arrange très bien. Récem­ment, j’ai présen­té un Requiem de Fau­ré où j’ai mis le Chœur de l’opéra de Flan­dre sur scène, en même temps que les danseurs. Les danseurs et les musi­ciens étaient enchan­tés de partager la scène ensem­ble. De plus, quand les chanteurs ont vu les deux autres œuvres du pro­gramme, ils étaient enchan­tés de décou­vrir un autre monde : plus ori­en­tal et avec davan­tage de per­cus­sions. Il y avait là comme un mélange de deux univers. Mon approche artis­tique se situe tou­jours dans le mélange et la con­cil­i­a­tion des con­traires. Je trou­ve cela très belge en somme ! Alors que pour le moment nous essayons de faire des divi­sions entre com­mu­nautés. Quand j’étais jeune, nous appre­nions le français dans le but de le par­ler aus­si bien que le fla­mand, comme une langue nationale. Main­tenant, dans les écoles fla­man­des, nous avons ten­dance à con­sid­ér­er le français comme une langue étrangère. La Bel­gique a la voca­tion d’être beau­coup plus mul­ti­ple. J’ai par­fois l’impression que quand un Wal­lon ou un Fran­coph­o­ne va en Flan­dre, on le con­sid­ère presque comme un « immi­gré ». C’est vrai­ment triste.

Icon de Sidi Larbi Cherkaoui. Photos Mats Bäcker.
Icon de Sidi Lar­bi Cherkaoui. Pho­tos Mats Bäck­er.
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Écrit par Christian Jade
Chris­t­ian Jade est licen­cié en français et espag­nol de l’Université libre de Brux­elles ( ULB) et auteur d’un...Plus d'info
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Quelle diversité culturelle sur les scènes européennes ?

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