CJ : N’est-il pas plus facile pour un artiste issu de l’immigration de s’imposer dans la danse ou le chant que dans le théâtre ?
SL : C’est vrai que c’est plus facile dans la danse que dans le théâtre, mais j’aurais aussi aimé percer par l’écriture et la poésie. En Flandre, il y a beaucoup d’écrivains qui sont issus de l’immigration et qui écrivent en flamand. Ils ont appris à s’exprimer de manière très pointue. Moi-même, j’aime beaucoup écrire et je me suis posé la question. Cela permet de mettre en place un certain nombre d’idées. J’aime aussi beaucoup la traduction d’œuvres littéraires. La traduction d’une œuvre est une façon de transmettre l’héritage. C’est ce que je fais au niveau de la danse. La politique devrait orienter les transformations de la société et garder le meilleur des valeurs démocratiques. Les politiciens doivent ouvrir la voie d’une société qui reste multiple, avec toutes les identités contradictoires d’une société démocratique. En maintenant un dialogue, j’essaie de promouvoir au niveau de mon art (la danse) la protection de toutes les minorités. Cela me semble capital dans le contexte actuel. La société est fragile. Elle est à la merci de quelques fous qui se déchaînent et qui la menacent. Cette folie n’a ni couleur ni religion, puisqu’aux États-Unis, des Blancs tirent sur des Noirs et vice-versa. Au Moyen-Orient, on est dans des guerres de religion. J’ai été élevé dans l’islam par la volonté
de mon père. J’ai appris les prières et les principes de l’islam. On ne m’a pas appris la haine des autres. On ne m’apprenait que des principes généreux, comme on les enseigne aux catholiques. Plus tard, j’ai quitté l’islam pour m’intéresser à l’Orient : aux Japonais, aux Chinois et au bouddhisme. Ceci correspond plus à ma nature.
Le fait d’être homosexuel m’a aidé à comprendre comment on peut se sentir rejeté par une société, aussi bien flamande que musulmane. Je vivais dans des banlieues où c’était surtout des Flamands qui émettaient des jugements négatifs. Donc l’homophobie n’était pas due qu’aux Arabes. Ce qui a changé maintenant c’est un nouveau discours politique, plus ouvert par rapport à l’homosexualité. Cette évolution n’a pas encore eu lieu dans le monde arabe. Mais le Maroc et la Tunisie sont en train d’évoluer dans cette direction. On aime beaucoup mon travail là-bas. Il y a quelque chose de très beau qui se passe. Par exemple, quand je suis au Maroc on me voit comme un Marocain et pas comme un Belge. Mon succès est très intéressant dans ce sens-là. Malgré mon homosexualité reconnue, je suis considéré comme un vrai marocain. Je ne peux évidemment pas tout me permettre. Même dans mon art, je suis diplomate. J’ai plutôt envie d’emmener les gens quelque part tranquillement et sans provocation. « J’y vais à dose homéopathique ! » Je me pose tout le temps la question : « Est-ce que ce que je montre là est juste ? » Je suis un enfant des années 1980. De ce fait, j’ai tendance à croire en un monde multiculturel et uni, en état de dialogue. Je crois aussi en l’égalité entre les sexes et les religions. Je suis conscient que c’est un peu une utopie à l’heure actuelle. Et pourtant elle fonctionne encore ! Ma troupe de danseurs (elle existe depuis dix-sept ans) vient du monde entier : Europe, Afrique et Asie. Nous avons noué de très belles amitiés. Avec la danse, nous vivons très bien ensemble. J’ai aussi conscience que notre passage sur terre est très court. Il faut partager cette vie tout de suite avec les autres. Depuis que je suis jeune, j’ai toujours fréquenté la mort : mon père est décédé quand j’avais dix-neuf ans, j’ai perdu mon grand-père à seize ans, ma grand-mère à quatorze et j’ai eu beaucoup de problèmes de santé quand j’étais petit (liés au stress et à des conflits intérieurs). On me disait toujours : « Tu es un demi-Belge. Tu es un demi-Marocain. » J’ai appris à comprendre que je suis un Belge et un Marocain complet.
CJ : C’est quoi « être belge » ? C’est quoi « être marocain » ?
SL : Je suis né à Anvers. Je parle flamand, français et plusieurs autres langues. J’ai passé toute mon adolescence à Anvers donc je suis belge. Mon père est marocain. J’ai une fierté par rapport à ses ancêtres. Que je sois en Belgique ou au Maroc, on me donne spontanément la nationalité du pays où je me trouve. Je suis donc bien belge et marocain à la fois.
« Les politiciens doivent ouvrir la voie d’une société qui reste multiple, avec toutes les identités contradictoires d’une société démocratique. En maintenant un dialogue, j’essaie de promouvoir au niveau de mon art (la danse) la protection de toutes les minorités. Cela me semble capital dans le contexte actuel. Mon approche artistique se situe toujours dans le mélange et la conciliation des contraires. Je trouve cela très belge en somme ! Alors que pour le moment nous essayons de faire des divisions entre communautés. »
CJ : En tant qu’artiste vous parcourez le monde, mais vous allez très peu en Wallonie. Pourquoi ? En 2004 vous avez postulé pour être artiste associé à Charleroi-Danses, invité par Vincent Thirion. Flamand ou Marocain, vous auriez aussi pu être adopté en Wallonie.
SL : Oui, parfaitement. J’aurais pu être wallon aussi. Mais le projet n’a pas abouti.
CJ : Vous allez rarement en Wallonie maintenant Êtes-vous devenu trop cher ou bien la Wallonie ne vous intéresse plus ?
SL : Au contraire, si quelqu’un m’invite en Wallonie, je suis partant tout de suite ! Je suis très ouvert. Annie Bozzini, l’actuelle directrice de Charleroi-Danses (elle est française), serai peut-être intéressée, mais c’est à elle d’en prendre l’initiative.

CJ : Venons-en au problème du public. Comment se passe l’échange entre un public d’opéra et un public amateur de chorégraphie contemporaine ?
SL : Il y a un problème au départ mais ça s’arrange très bien. Récemment, j’ai présenté un Requiem de Fauré où j’ai mis le Chœur de l’opéra de Flandre sur scène, en même temps que les danseurs. Les danseurs et les musiciens étaient enchantés de partager la scène ensemble. De plus, quand les chanteurs ont vu les deux autres œuvres du programme, ils étaient enchantés de découvrir un autre monde : plus oriental et avec davantage de percussions. Il y avait là comme un mélange de deux univers. Mon approche artistique se situe toujours dans le mélange et la conciliation des contraires. Je trouve cela très belge en somme ! Alors que pour le moment nous essayons de faire des divisions entre communautés. Quand j’étais jeune, nous apprenions le français dans le but de le parler aussi bien que le flamand, comme une langue nationale. Maintenant, dans les écoles flamandes, nous avons tendance à considérer le français comme une langue étrangère. La Belgique a la vocation d’être beaucoup plus multiple. J’ai parfois l’impression que quand un Wallon ou un Francophone va en Flandre, on le considère presque comme un « immigré ». C’est vraiment triste.
