“Il y a deux siècles, les petits bourgeois étaient culturellement des immigrés” (entretien avec Milo Rau)

Entretien
Théâtre

“Il y a deux siècles, les petits bourgeois étaient culturellement des immigrés” (entretien avec Milo Rau)

Le 12 Juin 2017

Chris­t­ian Jade : Existe-t-il selon vous un prob­lème spé­ci­fique d’accès des artistes issus de l’immigration sur les scènes européennes ? En par­ti­c­uli­er en Bel­gique que vous con­nais­sez bien pour y avoir mon­té de nom­breux pro­jets en lien avec notre péri­ode colo­niale Hate Radio, Com­pas­sion, Five easy pieces. Et que vous venez d’être nom­mé à la tête du théâtre NTGent.

Milo Rau : Oui, je crois que ce prob­lème existe et il est très vis­i­ble : il n’y a pas assez de pro­jets ni assez d’artistes issus de l’immigration dans une majorité  de salles de théâtre européen. Il faut donc inviter plus d’artistes issus des minorités cul­turelles à rejoin­dre des ensem­bles, ce que je vais faire à Gand, au NT Gent.

C.J. : Un de vos grands thèmes, out­re le Moyen-Ori­ent, c’est l’Afrique. Et vous avez  déclaré à un de mes col­lègues fla­mands que si vous aimiez Gand, et la Bel­gique, c’est parce que les restes  du colo­nial­isme y sont vis­i­bles ?

M. R. : De fait il y a beau­coup d’Africains en Bel­gique, à Brux­elles, Gand ou Anvers qui vous rap­pel­lent votre passé colo­nial au Con­go. C’est à la fois très négatif mais très intéres­sant et au fond uni­versel : ils “mon­di­alisent” la Bel­gique. C’est très dif­férent d’une ville alle­mande, suisse ou autrichi­enne par exem­ple  si on tra­verse le Rhin, on ne va plus trou­ver un seul noir mais beau­coup de Turcs ! Et puis à Brux­elles par exem­ple, il y a des acteurs incroy­ables, con­go­lais, rwandais, ivoiriens, il y a toute une com­mu­nauté qui tra­vaille en Bel­gique. Je vais même inviter une actrice africaine fran­coph­o­ne à rejoin­dre mon ensem­ble à Gand. En France il y a égale­ment ce même passé colo­nial­iste, qui m’intéresse extrême­ment. Alors, pour tra­vailler, c’est super intéres­sant.

C. J. : Est-ce que trou­vez que le théâtre est à la traîne pour l’intégration des artistes africains par rap­port à la danse où à la musique ? Pourquoi une telle résis­tance ? Y a‑t-il une sorte d’inconscient cul­turel colo­nial ?

M. R. : Je crois que les insti­tu­tions sont tou­jours lentes, dans l’histoire humaine, les insti­tu­tions vien­nent tou­jours à la fin. Mais ce n’est pas seule­ment le théâtre, c’est aus­si l’université, les jour­naux, un peu partout il manque des gens issus de l’immigration. Si on fait un par­al­lèle, on trou­ve la même chose encore aujourd’hui avec les femmes. En temps que copro­duc­teur, je ren­con­tre for­cé­ment d’autres directeurs artis­tiques : ce sont tous des hommes,  blancs, âgés de plus de 50 ans. Pour mon­ter en haut de la pyra­mide, il n’y a que les blancs, majori­taire­ment mâles qui y arrivent. On par­le tou­jours de “para­noïa fémin­iste” et de “para­noïa post-colo­nial­iste”, mais en fait, c’est la vérité. Dans l’espace où je peux faire des choses, je vais chang­er ça. Si je veux racon­ter les his­toires de notre société, alors j’ai aus­si besoin d’acteurs issus des minorités. Je ne peux pas  racon­ter leur his­toire sans eux.

C. J. : Y aurait-il des “effets per­vers” si on pra­ti­quait une poli­tique volon­tariste, pour équili­br­er le sys­tème, en  ouvrant davan­tage aux artistes issus des minorités le recrute­ment des lieux de for­ma­tion aux métiers de la scène ? 

M. R. : Je crois qu’au début il y a tou­jours un effet un peu per­vers des poli­tiques volon­taristes parce que c’est “poussé”, ce n’est pas “naturel”. Mais c’est comme ça aus­si qu’on change les choses, on a besoin d’un peu de volon­tarisme. On doit regarder l’origine : ceux qui vont au théâtre, ce sont des blancs dont les par­ents allaient déjà au théâtre ou ont fait des études : il y a comme une logique à l’œuvre. Je crois qu’il faut faire des essais, il faut inviter ces gens, mais pas seule­ment des Africains. J’ai tra­vail­lé en Israël avec des Pales­tiniens, et on voit que si on crée des écoles d’art, de théâtre, de film, les com­mu­nautés com­men­cent s’internationaliser, à sor­tir du patri­ar­cat. Il y a aus­si des prob­lèmes liés à la “non-cul­ture” de beau­coup de jeunes et on peut chang­er ça aus­si. Alors oui, le volon­tarisme peut chang­er beau­coup de choses.

C. J. : Exhib­it B de Brett Bai­ley a fait un scan­dale à Lon­dres, à Paris, pas en Bel­gique. D’où vient le prob­lème ? Le fait que Brett Bai­ley est blanc cela devient intolérable ? Votre posi­tion ?

M. R. : J’ai vu plein de scan­dales comme ça, c’est un malen­ten­du. Je peux com­pren­dre pourquoi c’est mal reçu qu’un met­teur en scène blanc mon­tre l’esclavage avec des acteurs noirs mais ce sont tous des artistes qui ont décidé de le faire. Dire que ces artistes, les acteurs, sont des idiots qui ne savent pas ce qu’ils font, d’abord c’est irre­spectueux. Et puis si un acteur joue un esclave ou un idiot, ce n’est pas parce qu’il est un esclave ou un idiot. Celui qui pense ça est un idiot.

C. J. : Pourquoi les salles de spec­ta­cle sont-elles si homogènes sur le plan eth­nique et com­ment diver­si­fi­er aus­si les spec­ta­teurs ? Com­ment intéress­er les com­mu­nautés immi­grées au théâtre ? Car finale­ment, c’est presque une tra­di­tion de petite bour­geoisie blanche ?

M. R. : Oui, c’est tout un sys­tème et on devrait tout chang­er, en com­mençant par l’éducation mais ça va pren­dre plusieurs généra­tions. Au XVI­I­Ie siè­cle, le théâtre était “aris­to­cra­tique”. On a donc dû inven­ter le théâtre “petit bour­geois” : ni écrivain, ni met­teur en scène de cette classe sociale avant le XIXe siè­cle ! Donc, il y a deux siè­cles les petits bour­geois eux aus­si étaient, cul­turelle­ment, comme des “immi­grés”, qui ont com­mencé à écrire ! Et il faut faire la même chose main­tenant. C’est une deux­ième révo­lu­tion du Tiers-Etat. Mais il faut le faire dans toute la société, la poli­tique, les médias, un peu partout. Nos sociétés d’immigration doivent se repenser fon­da­men­tale­ment je crois, dans la généra­tion à venir.

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Christian Jade
Christian Jade est licencié en français et espagnol de l’Université libre de Bruxelles ( ULB)...Plus d'info
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