Il est d’usage aujourd’hui de critiquer les théâtres publics au motif de leur incapacité à intégrer la diversité culturelle de nos sociétés multiculturelles. Existe-t-il, selon vous, un problème spécifique d’accès des artistes issus de l’immigration aux scènes européennes ?
Karine Gloanec-Maurin : Malgré les valeurs portées par le secteur culturel sur la diversité et la multiculturalité, nous pouvons faire le constat que la société française n’est pas représentée dans toutes ses dimensions, ni sur les plateaux des scènes françaises, ni dans les équipes des théâtres nationaux. Il s’agit peut-être d’une spécificité française qui est à mettre en relation avec l’impossibilité de faire des statistiques ethniques, ce qui ne permet pas d’inclure la diversité en termes chiffrés dans les contrats d’objectifs et de moyens des établissements culturels.
Le Collège de la diversité a travaillé en référence à l’enquête « Trajectoires et Origines » réalisée par l’INSEE et l’INED en 2009, coécrite par Patrick Simon, Cris Beauchemin et Christelle Hamel et préfacée par François Héran. Avec l’autorisation des auteurs, il a été convenu de pouvoir utiliser leurs données pour comparer la photographie de la diversité en France contenue dans cette enquête avec celle du ministère et de tout le secteur culturel, c’est-à-dire de retenir le chiffre de 30 % comme étalon moyen.
Les échanges avec le Département des Études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture et de la Communication permettent le même constat. Le DEPS pourrait ainsi commander une étude sur ces bases statistiques et intégrer la diversité à son programme général.
La question de la mesure de la diversité est donc une question complexe au vu des positions parfois contradictoires sur les statistiques ethniques qu’il faut s’autoriser à aborder dans le respect du droit.
Comment sortir d’un système de distribution où les comédiens issus de l’immigration sont le plus souvent relégués à des rôles subalternes, ou pire, à des rôles les conduisant à surjouer les stéréotypes ethniques ou raciaux imposés par la société ?
Karine Gloanec-Maurin : Cette question est souvent évoquée par un grand nombre d’artistes issus de la diversité, et elle mérite d’être posée. Beaucoup d’efforts ont été faits dans le domaine du cinéma et de l’audiovisuel, avec notamment l’action volontaire du CNC avec la commission Images de la diversité crééé en 2005, de la Fémis avec des dispositifs d’accès aux jeunes éloignés de la culture et de la CinéFabrique ou celle de « 1000 visages », association fondée par Houda Benyamina qui œuvre pour l’initiation professionnelle aux métiers du cinéma pour les jeunes issus de quartiers populaires. La création par France Télévision d’un guide des experts de la diversité « ExpertisePlus.fr », à la conception duquel le ministère de la Culture a été associé, est un outil volontariste pour donner à voir tous les visages de la société française sur les plateaux télévisés. Sortir du stéréotype du noir délinquant ou de l’arabe dealer des quartiers est impératif pour intégrer la diversité comme l’évidente traduction de toutes les catégories sociales de notre société.
Le théâtre est paradoxalement moins vertueux. Il faut cependant mettre en avant l’action volontaire de certains metteurs en scène tels que David Bobée, Hassan Kouyaté, Moïse Touré et bien d’autres. Je pense aussi par exemple à la démarche de Margaux Eskenazi, fondatrice de la Compagnie Nova, pour qui l’objectif de diversité sur le plateau se conjugue avec la diversité dans la répartition des rôles, et pour qui il convient de distribuer les rôles pour servir la dramaturgie en fonction du talent et non pas uniquement en fonction de la correspondance physique avec le personnage.
Le théâtre souffre-t-il d’une forme d’inconscient culturel colonial ?
Karine Gloanec-Maurin : Malgré la spécificité du secteur culturel, porté vers la tolérance et l’ouverture aux autres, les constats d’inégalités ou de discrimination sont encore trop fréquents. Existe-t-il « un racisme d’omission ou d’oubli », comme le formule David Bobée ? Les actions vertueuses sont pourtant nombreuses et souvent soutenues par l’action publique, fruit de la volonté d’artistes ou d’acteurs culturels institutionnels ou associatifs dans le spectacle vivant.
Pour éviter cela, il serait nécessaire de promouvoir l’inscription des thèmes relatifs à la mémoire, l’histoire de la colonisation, de l’esclavage dans le parcours d’éducation artistique et culturel en lien avec le ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Comment élargir le recrutement des lieux de formation aux métiers de la scène et du plateau, sans pour autant tomber dans les travers et effets pervers d’une politique volontariste ?
Karine Gloanec-Maurin : Pour élargir le recrutement des lieux de formation aux métiers de la scène et du plateau, il convient d’accompagner les actions vertueuses d’accès des jeunes issus de la diversité aux formations supérieures artistiques, par des programmes d’égalité des chances et des classes préparatoires intégrées. Suites aux préconisations du Collège de la diversité, le ministère de la Culture a prévu d’inscrire un financement fléché dans le projet de loi de finances 2018 pour accompagner ces actions vertueuses.
Le Collège de la diversité a auditionné neuf écoles nationales d’art qui ont présenté leurs initiatives en faveur d’un accès plus large des jeunes éloignés de la culture dans leurs établissements. Le constat est extrêmement encourageant car les équipes de direction ont toutes intégré cette question dans leurs projets d’établissements.
Par exemple, Stanislas Nordey, directeur du Théâtre National de Strasbourg, a initié avec le Centre de Développement Chorégraphique de Grenoble et La Colline – Théâtre National le programme d’ateliers d’acteurs Ier Acte, qui s’adresse à des jeunes acteurs ayant, dans leur parcours artistique, professionnel ou personnel, fait l’expérience de la discrimination. Ce projet bénéficie du soutien des Fondations Edmond de Rothschild et de la Fondation SNCF. Il faut également citer également la Comédie de Saint-Etienne qui donne depuis longtemps une place à la diversité dans ses promotions ainsi que le Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique.
Quels sont, selon vous, les leviers par lesquels est susceptible de s’opérer la promotion d’artistes issus de cultures minorées ?
Karine Gloanec-Maurin : C’est par le partage d’expériences et la promotion de la diversité dans le secteur que l’on peut espérer donner plus de place aux artistes issus de cultures minorées.
Le ministère de la Culture peut agir par le biais de sa politique de contractualisation : les contrats d’objectifs et de moyens et les cahiers des charges intègrent déjà sans les chiffrer des objectifs de promotion de la diversité des personnes comme des pratiques, dans le respect de la loi.
Le secteur théâtral lui-même peut agir. L’appel à tous les directeurs de théâtre lancé en janvier 2016 par le collectif « Décoloniser les Arts », représenté par David Bobée, membre du Collège de la Diversité, se manifeste très clairement en faveur des statistiques ethniques. Ce collectif demande au ministère de labelliser « Diversité » les institutions de formations artistiques vertueuses dans ce domaine.
Qu’en est-il de la diversité culturelle dans le recrutement, non plus seulement des artistes dont les institutions théâtrales sont supposées faire la promotion, mais des équipes administratives, techniques et artistiques des théâtres ou des lieux de spectacle ?
Karine Gloanec-Maurin : La diversité culturelle des équipes administratives, techniques et artistiques des théâtres et lieux de spectacle est une thématique dont le ministère s’est saisi en déposant en avril 2017 sa candidature au double label AFNOR Diversité et Egalité. Le ministère est ainsi soumis à une procédure d’audit et d’évaluation fondée sur un cahier des charges, incluant la prise en compte de la diversité et/ou de l’égalité professionnelle dans la gestion des ressources humaines et la gouvernance. Quinze établissements publics se portent également candidats en parallèle du ministère et ces candidatures permettront assurément de faire évoluer la situation actuelle.
Pourquoi les salles de spectacles sont-elles si homogènes sur le plan ethnique ? Comment diversifier aussi les spectateurs ?
Karine Gloanec-Maurin : C’est une remarque récurrente : la majorité de têtes blanches dans les salles de spectacle (visages et cheveux…) interroge en effet. Mais bien souvent la question se pose différemment dès lors que le plateau accueille aussi la diversité. Ce constat a été clairement exprimé lors des groupes de travail du Collège de la diversité et c’est pour cette raison qu’il est essentiel de considérer globalement l’effort de représentation de toute la société, dans les équipes, dans la programmation et dans les salles.
En conclusion, il s’agit de porter avec le théâtre les fondamentaux d’une vision de notre société.
La culture est le fondement et le ferment de la démocratie. Parce qu’elle participe à l’émancipation, la dignité et l’épanouissement des personnes, elle a toujours été placée au cœur de notre projet républicain. C’est cette vision même de la culture que vous questionnez à travers l’art théâtral précisément parce qu’elle est le socle du vivre ensemble.
À l’heure où la tentation du repli sur soi, sur des identités figées, devient une menace réelle, il est crucial et urgent que notre politique culturelle s’interroge non seulement sur ce qui fait depuis longtemps sa grandeur, sa générosité, son rayonnement, mais aussi sur des principes et des modes de fonctionnement qui ont pu produire des sentiments d’exclusion. Si la sensibilisation – à travers notamment la politique en faveur de l’éducation artistique et culturelle – et la démocratisation – et l’accès de tous aux œuvres et aux pratiques artistiques – restent les dimensions fondatrices de la politique nationale en faveur de la culture, celle-ci doit nécessairement prendre en compte la diversité des expressions, des territoires et en priorité des personnes. L’enjeu est fondamental. Il s’agit de déjouer les injonctions autant que de dénouer les mécanismes d’assignation. Et pour cela, il convient d’envisager la notion de « culture » au-delà et plus largement que la seule notion d’expression artistique. Parce qu’il est essentiel, comme l’a souligné Fleur Pellerin, lorsqu’en tant que ministre elle a créé le Collège de la Diversité, que la scène culturelle et artistique française soit « le reflet de la richesse de la diversité de notre société, et non le miroir de nos blocages ».
Dès les années 1980, avec la forte impulsion donnée au ministère de la Culture par le Président de la République François Mitterrand et son ministre Jack Lang, la promotion du « droit à la différence », un principe défini comme le droit de chaque individu à la reconnaissance de son identité culturelle, permet à la fois la diversification de la création artistique (cirque, arts de la rue, jazz, rock, musiques anciennes et traditionnelles, bande dessinée, mode…) et l’ouverture significative aux cultures et aux créateurs étrangers. « C’est blesser un peuple au plus profond de lui-même que de l’atteindre dans sa culture ou dans sa langue »1.
Cette promotion de la diversité et du pluralisme culturel a conduit la France à demander, au niveau international et plus encore européen, le retrait de tous les biens culturels et œuvres de l’esprit des accords de l’OMC, par la défense farouche de l’exception culturelle. Dans le même temps, le concept de diversité rapprochait « la notion de culture de sa définition anthropologique comme modes de vies constitutifs de la singularité nationale. La culture n’est plus alors limitée à la vie des arts »2.
Le théâtre s’est aussi impliqué dans cette démarche d’accès plus large notamment par les arts de la rue et la réflexion sur l’art dans l’espace public. Cette vulgarisation n’éloigne pas les acteurs culturels de l’exigence du sens que porte le geste artistique. L’enjeu ne doit pas être un frein mais une forme adaptée à notre société. Mais la création artistique théâtrale contemporaine fait encore trop peu appel à la richesse de la diversité…
Depuis tant d’années, s’est développé un désir festif autour des manifestations culturelles. Le foisonnement du nombre de festivals, les fêtes devenues des évènements incontournables pour la vie culturelle « fête de la musique, journées européennes du patrimoine, nuit européenne des musées, nuit de la lecture, journées nationales de l’archéologie … ».
Ce retour dans le temps permet de considérer que la promotion de la diversité est un sujet ancien dans l’histoire des politiques culturelles et il explique aussi l’inscription récente de la liberté de création comme des droits culturels dans la loi3, qui vient renforcer le droit au respect de la dignité de la personne et à son émancipation et et pose pour les établissements labellisés la mission de développer l’accès aux œuvres et la participation du plus grand nombre à la vie culturelle comme une condition de l’exercice de la liberté.
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Ces différentes inscriptions dans la loi sont une réelle avancée, elles doivent être accompagnées d’une volonté politique. Malgré la spécificité du secteur culturel, porté vers la tolérance et l’ouverture aux autres, les constats d’inégalités ou de discrimination sont encore trop fréquents. Existe-t-il un racisme d’omission ou d’oubli ?4 Les actions vertueuses sont pourtant nombreuses et souvent soutenues par l’action publique, fruit de la volonté d’artistes ou d’acteurs culturels institutionnels ou associatifs dans le spectacle vivant, la lecture, le patrimoine ou les médias. Il faut donc valoriser une action culturelle riche en projets de toutes natures en faveur de l’émergence de la création artistique, de l’éducation artistique et culturelle, de l’action auprès des habitants. Ce besoin de reconnaissance a été fortement exprimé lors des échanges organisés au sein du Collège de la Diversité car le travail de médiation, d’action culturelle ou d’éducation artistique et culturelle a un rôle essentiel dans la politique publique.
Un livre blanc présente la mission du Collège de la Diversité, le travail effectué pendant une année par ses membres et le cheminement de la pensée qui a conduit aux recommandations de celui-ci. Il présente les constats et les préconisations avec l’espoir que toutes les actions nouvelles du ministère de la Culture et de la Communication soient efficientes pour une véritable lutte contre toute forme de discrimination et d’inégalité au sein de l’institution comme au cœur du secteur culturel dans son ensemble. Personne ne saurait supporter que la culture sous toutes ses formes ne soit pas le ferment du lien social indispensable à la tolérance et l’égalité entre les peuples et que ce ministère n’en soit pas le premier porte-parole.
Propos recueillis par Martial Poirson et Sylvie Martin-Lahmani
Plusieurs des entretiens menés sur cette thématique sont disponibles en libre accès dans le numéro #133 d’Alternatives théâtrales, Quelle diversité sur les scènes européennes ?.
- François Mitterrand, discours de Lorient, 14 mars 1981 ↩︎
- « Dire la France » de Vincent Martigny, p.161 ↩︎
- Article 103- LOI n° 2015 – 991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la
République
Article 3 — LOI n° 2016 – 925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au
patrimoine ↩︎ - Interview de David Bobée – 4 mars 2017 dans Scèneweb – par Stéphane Capron ↩︎