Les arts vivants ont une responsabilité dans la manière dont ils véhiculent des clichés

Entretien
Théâtre

Les arts vivants ont une responsabilité dans la manière dont ils véhiculent des clichés

Le 30 Oct 2017
Anne-Marie Loop et Eline Schumacher dans "Taking Care of Baby", mis en scène par Jasmina Douieb. Photo Michel Boermans.
Anne-Marie Loop et Eline Schumacher dans "Taking Care of Baby", mis en scène par Jasmina Douieb. Photo Michel Boermans.

Com­ment défini­rais-tu ton tra­vail de créa­tion artis­tique, envis­agé à l’aune de la « diver­sité cul­turelle » ? Et que revêt selon toi ce terme devenu d’usage courant au sein des insti­tu­tions cul­turelles ? 

Ce terme revêt pour moi un car­ac­tère exo­tique d’une altérité que je ne porte pas tout à fait en moi. J’ai pu sen­tir, en tant que comé­di­enne, à maintes repris­es, que cela s’avérait déce­vant pour bien des directeurs de cast­ings, de me trou­ver si peu typée, si peu basanée ou frisée. Et je n’ai finale­ment jamais été choisie comme comé­di­enne parce que j’étais d’origine maro­caine. Par­fois à mon grand dam ! Mais c’est tout sim­ple­ment parce la réal­ité, ma réal­ité, qui est celle d’un grand nom­bre, est bien plus com­plexe que cette diver­sité recher­chée pour cadr­er avec les démarch­es socio-cul­turelles bien pen­santes… Je suis une « zin­neke », mais avec des parts pas tout-à-fait égales. Je suis une Belge avec un père maro­cain. Et je n’ai reçu ni édu­ca­tion religieuse, ni cul­ture, ni enseigne­ment de l’arabe. Je suis une dénaturée avec des stig­mates d’un là-bas que je con­nais mal. Et c’est ça mon iden­tité.

As-tu le sen­ti­ment de subir, à titre per­son­nel, une iné­gal­ité de traite­ment en tant qu’artiste “issu de l’immigration” ; ou d’être vic­time d’une forme de stig­ma­ti­sa­tion, voire de ségré­ga­tion cul­turelle qui ne s’avoue pas en tant que telle ? 

Sans doute, oui. Mais ça ne dure jamais longtemps car je n’ai pas l’air maro­caine. Alors, on croit que c’est plutôt une erreur, que je m’appelle comme je m’appelle parce qu’on s’est trompé.

Plus générale­ment, les artistes issus de l’immigration souf­frent-ils d’un déficit de vis­i­bil­ité sur les scènes européennes ? Ou au con­traire d’une forme de pro­mo­tion par­ti­sane et mil­i­tante ? 

Je crois qu’il y a plutôt une forme de pro­mo­tion par­ti­sane et mil­i­tante, oui. Et ce n’est sans doute pas si mal. Et c’est encore plus fort en tant que femme issue de l’immigration. C’est plutôt poli­tique­ment et stratégique­ment pas mal. Mais ça s’émousse tou­jours assez vite. Sauf dans le cas où je décide de par­ler de ça juste­ment, de mes orig­ines, et du phénomène de « délave­ment » de l’identité de nos pères, par défaut de trans­mis­sion. Avec des amis comé­di­ens de pères maro­cains mais de mères belges, nous écrivons pour le moment un spec­ta­cle inti­t­ulé Moutoufs, qui se créera à Liège et au Pub­lic (Brux­elles). Nous écrivons sur cette ques­tion. Et, oui, je con­state que cette thé­ma­tique intéresse tout le monde. Les portes se sont ouvertes presque toutes seules. Mais je crois que c’est bon signe, signe d’une envie puis­sante de par­ler de ça. Et nous abor­dons cette prob­lé­ma­tique par un tout autre biais que celui de l’exotisme, puisque pour nous il s’agit d’une trans­mis­sion qui n’a pas eu lieu, d’un vide iden­ti­taire qu’on porte en nous comme une valise vide…

Con­sid­ères-tu que les théâtres man­quent à leur mis­sion de ser­vice pub­lic pour la pro­mo­tion de la diver­sité cul­turelle au sein de nos sociétés mul­ti­cul­turelles ? 

Pas vrai­ment, au niveau des pro­gram­ma­tions en tous cas. Je pense que ça se fait beau­coup. Par con­tre, le vrai tra­vail qui n’a pas lieu, c’est sur les publics. C’est là qu’il y a un vrai enjeu : diver­si­fi­er les publics, aller les chercher dans des quartiers, dans des com­mu­nautés qui n’ont pas la cul­ture du théâtre. Faire un tra­vail de ter­rain, créer des antennes cul­turelles plus acces­si­bles comme cela s’est fait récem­ment à Molen­beek, au Brass’Art.

Pens­es-tu que l’audiovisuel, ou d’autres secteurs du spec­ta­cle vivant tels que la danse ou la musique par exem­ple, rem­plis­sent davan­tage leur mis­sion de pro­mo­tion de la diver­sité que le théâtre ? 

Peut-être. Mais je pense que tant qu’on par­lera d’artistes issus de l’immigration, de la diver­sité, on sera dans une forme de stig­ma­ti­sa­tion qui masque les tal­ents au-delà de cette « diver­sité ». C’est comme pour les artistes femmes, les réal­isatri­ces, les autri­ces, etc. Je rêve d’un jour où ces « minorités » – puisqu’on les appelle comme ça alors que les femmes sont plus nom­breuses ! – je rêve d’un jour où on ne par­lera plus d’art féminin ou d’art d’artistes « issus de l’immigration ». Où on sera capa­bles d’absorber les dif­férences comme une forme d’état de fait.

Peut-on dire que le spec­ta­cle vivant en Bel­gique est encore pris­on­nier d’un « sys­tème d’emplois » d’autant plus effi­cace qu’il ne se déclare pas comme tel, voire qu’il n’a pas con­science de lui-même ? 

Oui, je crois que les arts vivants ont une respon­s­abil­ité dans la manière dont ils véhicu­lent des clichés sur ce que c’est qu’une tête d’arabe, un humour d’arabe, un imag­i­naire d’arabe… Bien sou­vent dans les cast­ings où on m’a con­tac­tée à cause de mon nom, on m’a dit que je ne fai­sais pas assez typée, parce que j’ai les yeux bleus, la peau claire, etc. Je fais moins arabe qu’une ital­i­enne ! Même pour un cast­ing pour jouer dans une cap­sule de préven­tion con­tre le racisme, on m’a dit que je n’étais pas assez typée maro­caine ! C’est un comble et pour­tant c’est la réal­ité. Comme si on avait encore du mal à ren­dre en images la vraie diver­sité, celle d’une mix­ité pro­fonde, faite de con­trastes, de con­tra­dic­tions. Des Maro­caines aux yeux bleus qui ne par­lent pas l’arabe, des femmes met­teuses en scènes qui ne le sont pas par frus­tra­tion ou soif de pou­voir, mais parce qu’elles ont des choses à dire et à racon­ter au-delà de leur con­di­tion de femmes, juste parce que ce sont des êtres humains…

Com­ment sor­tir d’un sys­tème de dis­tri­b­u­tion où les comé­di­ens issus de l’immigration sont le plus sou­vent relégués à des rôles sub­al­ternes, ou pire, à des rôles les con­duisant à sur­jouer les stéréo­types eth­niques ou raci­aux imposés par la société, y com­pris quand on s’appelle Omar Sy ? 

En don­nant la parole à des met­teurs en scène et écrivains qui ne cor­re­spon­dent pas à ces clichés, et qui ne les véhiculeront pas. L’art des femmes n’est pas que fémin­iste. L’art des artistes issus de l’immigration n’est pas que exo­tique ou col­oré, il est art. Point.

Le théâtre souf­fre-t-il d’une forme d’inconscient cul­turel colo­nial et si tel est selon toi le cas, com­ment le com­bat­tre ? 

Oui, c’est le cas, même si les choses changent quand même dans le regard des gens. Mais cela ne passera que par l’intégration au sein des écoles d’artistes, de jeunes issus d’immigrations divers­es de plus en plus nom­breux. Ce n’est que de cette manière qu’on sor­ti­ra de ces visions étriquées et colo­nial­istes.

Com­ment élargir le recrute­ment des lieux de for­ma­tion aux métiers de la scène et du plateau, sans pour autant tomber dans les tra­vers et effets per­vers d’une poli­tique volon­tariste ? 

Faire comme Stanis­las Nordey au TNS, par exem­ple : ouvrir une année pré­para­toire aux exa­m­ens d’entrées, ouverte aux plus défa­vorisés, pour décloi­son­ner les class­es sociales.

Favoris­er aus­si les postes de direc­tion d’écoles, de théâtres, d’institutions à des « minorités », et cela passera for­cé­ment par des quo­tas comme en poli­tique. Mais c’est le seul moyen de forcer les fron­tières des ghet­tos bobos…

Quels sont, selon toi, les leviers par lesquels est sus­cep­ti­ble de s’opérer la pro­mo­tion d’artistes issus de cul­tures minorées ? 

Ces sont des mesures poli­tiques qui peu­vent forcer la voie : don­ner des postes à respon­s­abil­ité à des artistes issus de cul­tures minorées créera une mix­ité cul­turelle de fond. C’est à la base qu’il faut agir, et à des postes de pou­voir déci­sion­nel. C’est exacte­ment la même réflex­ion pour la ques­tion de la représen­ta­tion des femmes. Elles sont nom­breuses, très nom­breuses et font énor­mé­ment de choses. Il n’y a pas du tout moins d’artistes femmes mais leur voix n’est pas enten­due car tous les postes de déci­sion sont encore tenus par des hommes. Alors ils « enten­dent » moins ce que dis­ent les femmes. Peut-être parce qu’elles par­lent, s’expriment dif­férem­ment. C’est exacte­ment la même chose pour la diver­sité sociale et eth­nique.

La « dis­crim­i­na­tion pos­i­tive » importée du monde anglo-améri­cain est-elle une solu­tion effi­cace et légitime ? 

Oui, c’est le pre­mier pas à faire, mais à impos­er aus­si à tous les postes déci­sion­nels, pas que dans l’image, pas que au niveau de la représen­ta­tiv­ité au niveau des acteurs. Les pro­duc­teurs, les réal­isa­teurs, les comités de déci­sion qui allouent les sub­ven­tions, doivent être plus mixtes, au niveau du genre et au niveau des représen­ta­tions eth­ni­co-sociales.

Le risque n’est-il pas grand d’alimenter une nou­velle forme de stig­ma­ti­sa­tion inver­sée ou de frag­ilis­er cer­taines propo­si­tions artis­tiques en leur don­nant un excès de vis­i­bil­ité ? 

Non, car cela reviendrait à dire que les propo­si­tions artis­tiques de ces minorités ris­queraient d’être plus faibles. Pourquoi le seraient-elles ? L’accès aux écoles d’art doit être plus facile, le décloi­son­nement social et économique doit être tra­vail­lé, un sys­tème de quo­ta aux postes à déci­sions, un sys­tème de quo­ta dans les pro­gram­ma­tions, un tra­vail de fond sur la diver­sité des publics, d’accessibilité de l’art à toutes les couch­es sociales, tous ces dis­posi­tifs arti­fi­ciels au début per­me­t­traient de nor­malis­er et d’équilibrer les choses par la suite. Pour la représen­ta­tion des femmes, il sem­ble qu’on com­mence à le com­pren­dre. Pourquoi pas au niveau eth­nique et cul­turel ?

Assiste-t-on à une crise de la représen­ta­tion sur les scènes européennes, du fait de la faible représen­ta­tion d’artistes issus de l’immigration au sein de l’espace pub­lic et médi­a­tique ? Quelle est la respon­s­abil­ité de l’artiste dans une telle con­fig­u­ra­tion ? 

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Jasmina Douieb
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Laurence Van Goethem
Laurence Van Goethem, romaniste et traductrice, a travaillé longtemps pour Alternatives théâtrales. Elle est cofondatrice...Plus d'info
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