Extraits
LG : La recette éprouvée avec un relatif succès, par certains théâtres privés issus du show business et de l’industrie du divertissement, à la façon du Comedy Club initié par Jamel Debbouze, est-elle transposable dans le cadre du théâtre d’art ?
MT : Le Comedy Club est un théâtre que Djamel a ouvert avec ses fonds propres. Il a donné une visibilité incroyable à des comédiens qui n’en avaient aucune. Aujourd’hui, des artistes font carrière loin du Comedy Club et c’est lui qui leur a mis le pied à l’étrier. Il a fait la promotion d’artistes issus des quartiers populaires. Donc, pour cela, bravo ! Est-ce que ce système est transposable dans le cadre du théâtre d’art, du théâtre public ? Cela voudrait dire qu’il y ait un lieu en France, un théâtre, qui ait à sa tête un directeur issu de « la diversité » qui se soit donné contre celle de l’égalité pour ambition de présenter un théâtre faisant la promotion du travail de metteurs en scène issus de la diversité, des quartiers populaires… quelqu’un qui ait pour mission de tendre la main à une sociologie identique de metteur en scène et d’artiste. Est-ce possible, je ne sais pas. Est-ce souhaitable ? Moi, dans l’absolu je veux que les talents de toutes origines puissent s’exprimer dans des espaces, et non pas faire d’un lieu un théâtre réservé aux minorités ethniques.
LG : Le théâtre souffre-t-il d’un forme d’inconscient culturel colonial et si tel est selon vous le cas, comment le combattre ?
MT : La société française se perçoit comme étant un pays de « blocs ». C’est une question qui dépasse le théâtre. On conçoit la multi ethnicité intellectuellement, mais au quotidien on est dans un imaginaire de la France comme étant un pays de Blancs. Il faudrait réussir à appréhender la société française comme étant constituée de gens aux épidermes différents. Mais j’ai l’impression qu’il y a un blocage psychologique qui vient peut- être aussi de la façon dont on nous enseigne notre histoire. La manière d’appréhender la question coloniale dans l’éducation nationale joue peut-être un rôle dans cet inconscient collectif qui nous empêche de nous penser comme unis. Je pense qu’on est nombreux à estimer que la France a un rapport problématique à ses anciennes colonies et que cette opacité pose un gros problème de démocratie. La question n’est pas de culpabiliser la France mais simplement de transmettre et d’enseigner de manière honnête l’histoire coloniale. Le rapport que l’on a avec la guerre d’Algérie, par exemple, est symptomatique. On est incapables de mettre les choses sur la table simplement, et on s’étonne qu’il y ait ensuite des a priori dans les esprits. Le travail, c’est de se rendre compte que, de façon inconsciente, on est construits d’a priori qui nourrissent notre rapport à nous-même et aux autres. Si je suis stigmatisé, j’aurais tendance à me percevoir moi-même comme quelqu’un qui doit se révolter. Mais je considère que je n’ai pas à revendiquer que « je suis comme vous ». Je le suis, c’est tout. Ce n’est pas à moi de changer ou de me battre pour prouver aux autres que je suis leur égal, mais aux autres de changer leur regard sur moi. J’essaie de vivre ma vie, je n’ai pas envie d’être pollué par la question de ma différence, parce que fondamentalement je ne suis pas différent de vous. J’ai bien conscience que je vis dans un pays où le FN fait plus de 30% et que ce discours raciste, je l’entends depuis une vingtaine d’années, voire plus, mais je n’ai pas envie de me laisser enfermer dans des problématiques ethniques.
LG : Quels sont, selon vous, les leviers par lesquels est susceptible de s’opérer la promotion d’artistes issus de cultures minorées ?
MT : J’observe que depuis un an ou deux des hommes importants dans le paysage théâtral français comme Stanislas Nordey ou Stéphane Braunschweig affrontent la question. Il y a des revendications qui interpellent la réalité. Leur démarche n’est pas banale, elle est née de la concertation de plusieurs artistes, et je crois beaucoup en cette manière de procéder. Réunir des gens du théâtre, se concerter, faire un état des lieux et voir ce qu’on peut faire ensemble. C’est plus intéressant qu’une mesure politique radicale de discrimination positive qui occulterait le vrai problème social comme un cache-misère. Même si un encouragement des pouvoirs public ne serait pas de trop. Je pense que le théâtre est un petit monde d’entre soi où les gens ne sont pas mal intentionnés, mais il y a des habitudes à rompre. Fondamentalement, il faut continuer à débattre, à questionner ce thème de « la diversité ». Mais, de mon point de vue, cela entre dans le cadre d’un débat beaucoup plus large sur la question de la lutte des classes. Il faut que les catégories les plus pauvres puissent avoir accès aux espaces les plus prestigieux du théâtre français.