Acusma. « Figure » et voix dans le théâtre sonore d’Ermanna Montanari

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Acusma. « Figure » et voix dans le théâtre sonore d’Ermanna Montanari

Le 29 Nov 2018
Fedeli d'Amore. (c) Enrico Fedrigol.
Fedeli d'Amore. (c) Enrico Fedrigol.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 136 - Théâtre Musique
136

Erman­na Mon­ta­nari, actrice et cofon­da­trice du Teatro delle Albe (Ravenne) développe depuis Ouver­ture Alci­na (2000/2009) jusqu’à Luş (1995/2015) 1 un théâtre visuel et sonore où, par sa voix, elle donne à la « fig­ure » qu’elle incar­ne sur scène une con­sis­tance par­ti­c­ulière, déclinée « acous­ma­tique­ment » dans un espace sonore com­posé (par­fois en direct) par Lui­gi Cec­ca­rel­li. Dans cet espace, la voix d’Ermanna Mon­ta­nari se déploie dans un corps à corps avec la matière organique du son. Nous pro­posons ici un extrait du livre d’Enrico Pitozzi qui lui est con­sacré. 2 (Alter­na­tives théâ­trales)

La voix comme son

La voix ouvre une brèche dans le silence. Le son la pré­pare, la con­voque, crée les con­di­tions pour qu’elle puisse émerg­er, puis s’imposer. Toute­fois, entre le son et la voix se développe un jeu con­stant de con­tre­points, une mod­u­la­tion con­tin­ue du thème musi­cal qu’ils tra­ment. La voix est util­isée sur scène dans une prax­is rad­i­cale, qui en réor­gan­ise les prin­ci­pales fonc­tions. Elle n’est plus seule­ment le lieu de la nar­ra­tion – stricte­ment par­lant, dans ce tra­vail, l’espace nar­ratif en est réduit à son min­i­mum – mais devient plutôt une réelle puis­sance sonore, qui précède et anticipe la sig­ni­fi­ca­tion [> Voix].

Fedeli d’Amore. ©Enri­co Fedrigoli.

C’est une dimen­sion éminem­ment phoné­tique, mise au ser­vice d’un « théâtre de la voix », qui tend à définir un nou­veau lan­gage. Il existe ain­si, dans le tra­vail de com­po­si­tion d’Ermanna Mon­ta­nari, une ten­sion qui s’exprime dans l’exploration de poten­tial­ités vocales qui se démar­quent par le sens des paroles elles-mêmes, pour mieux en inter­roger la portée musi­cale. Nous pen­sons à une sorte d’atom­i­sa­tion de la voix, vue comme au micro­scope, qui fait émerg­er une gamme de qual­ités vocales inex­primées et inaudi­bles. La qual­ité de cette vocal­ité (Bologna, 1992) tend vers le chant, mais en réor­gan­ise et réori­ente les prémiss­es en s’immergeant dans une explo­ration de fréquences acous­tiques à la lim­ite de l’audible. Si la voix ain­si conçue est méta­mor­phose, sa mise en scène entre pleine­ment dans l’absorption acous­tique du corps, et de là, prob­a­ble­ment, vient aus­si l’immobilité de la « fig­ure ».

Appelons φωνή (phoné) cette car­ac­téris­tique par­ti­c­ulière de la voix. Ce terme, dans la tra­di­tion lex­i­cographique grecque de Zen­odotus, est le mot util­isé pour indi­quer la vocal­ité des ani­maux, et plus spé­ci­fique­ment ceux qui se rap­prochent le plus des humains, car dotés de lar­ynx et de poumons. Dans notre con­texte, il désigne une voix qui est donc expres­sion de la « vie infinie » (ζωή) et non d’un sujet, d’une « vie qual­i­fiée » (βίος). C’est une voix qui vient d’un au-delà, elle n’indique pas tel ou tel sujet mais tra­verse les sujets pour mieux les démem­br­er. Nous sommes face à une sorte d’écri­t­ure vocale, la même que celle pra­tiquée par Antonin Artaud et reprise et définie ensuite par Carme­lo Bene, pour rester dans le lig­nage des com­pagnons de route qui nour­ris­sent en fil­igrane la recherche vocale d’Ermanna Mon­ta­nari.

« L’écriture de la voix », comme écrit Roland Barthes, « est portée, non par les inflex­ions dra­ma­tiques, les into­na­tions malignes, les accents com­plaisants, mais par le grain de la voix, qui est un mixte éro­tique de tim­bre et de lan­gage […] » (Roland Barthes, 1973, 104 – 105)

C’est en ce sens que l’amplification don­née par l’utilisation du micro, par exem­ple, peut devenir un élé­ment de com­po­si­tion : elle per­met une immer­sion dans le corps de l’acteur jusqu’à l’origine char­nelle de sa voix et agit comme une sonde ou un micro­scope. L’utilisation du micro, pour Erman­na Mon­ta­nari, est une tac­tique pour ampli­fi­er la base sonore des mots, leur inflex­ion, leur into­na­tion et non leur sig­ni­fi­ca­tion. En ce sens, inten­si­fiée, la voix devient un con­tre­point du son élec­troa­cous­tique de Cec­ca­rel­li. Les cordes vocales se trans­for­ment ain­si en instru­ments musi­caux et, comme dans Luş, vibrent en asso­nance avec les cordes de la con­tre­basse. Du reste, nous retrou­vons ce même principe dans le con­texte du chant d’opéra : plus les voix s’orientent vers une tonal­ité aiguë, plus elles se libèrent de la rela­tion avec la com­préhen­sion de la langue en occlu­ant l’articulation d’une parole intel­li­gi­ble (Scot­to di Car­lo, 1978, 495 – 497). Erman­na Mon­ta­nari, à pro­pos de sa voix :

« J’ai de robustes et solides cordes vocales, en vraie fille romag­nole : ma grand-mère en serait fière, mais mal­heureuse­ment on ne les voit pas. Les Romag­nols sont nés dans les marais, et, comme les cra­pauds, ils utilisent une voix gut­turale. C’est très mau­vais pour un acteur de se racler la gorge, mais moi je l’ai tou­jours fait. Un des endroits les plus impor­tants d’où émerge la voix est der­rière l’oreille, de là sort une voix très aigue, qui n’est pas un cri mais une clarté absolue et dia­man­tine […], une voix qui ne fait jamais com­pren­dre le sens strict du mot. Dans Rosvi­ta, je l’ai util­isée, elle était presque chan­tée. Cette voix est pour moi le chant dés­espéré de la lucid­ité extrême, qui est aus­si la lucid­ité que je porte sur scène. » (Mon­ta­nari in Mar­i­ani, 2012, 228)

Quand la parole chan­tée n’est plus com­préhen­si­ble parce qu’elle frôle les tonal­ités du cri, elle entraîne une dévi­a­tion dans sa récep­tion, pas­sant de ce qui est recon­naiss­able car fam­i­li­er, au régime inin­tel­li­gi­ble de ce qui pro­duit de la gêne. Cet effet d’éloignement qui se greffe dans la voix est dû à une pra­tique de prise de dis­tance de la sig­ni­fi­ca­tion. Cette stratégie est util­isée dans un sens dra­maturgique par Erman­na Mon­ta­nari et Mar­co Mar­tinel­li et sert, par exem­ple, à chang­er le reg­istre sonore de cer­taines par­ties des oeu­vres : l’invective d’Alcina et le final « éméché », ou la can­tilène de Bêl­da dans Luş, ou encore, la « voix de la cas­sette » dans L’Avare, où la voix d’Harpagon est con­signée au cof­fre-fort où son or a été volé. D’un point de vue du ren­du vocal, cette par­tie con­stitue une analo­gie du démem­bre­ment cor­porel, parce que la voix est dou­blée comme si elle était sec­tion­née du corps et déposée ailleurs :

« J’ai envoyé ma voix se pré­cip­iter dans l’espace de la cas­sette, dans ce cube fer­mé plein de mon­naies d’or, enfouie sous terre dans le jardin et qui jamais ne se man­i­feste. J’ai imag­iné de faire réson­ner ma voix là, et elle s’est retirée, a enlevé tout assen­ti­ment. Émergeant comme une scorie de cette pro­fonde obscu­rité, de ce périmètre sans air et sans eau qui ne ‘brille’ pour per­son­ne, elle se fait aveu­gle. Elle ressort dans l’aphasie, une voix qui affronte sa pro­pre aphasie, une voix mod­i­fiée qui se dédou­ble dans des nuances métalliques, une voix mourante […]» (Mon­ta­nari in Mar­i­ani, 2012, 236)

Même dans ce cas, la voix ain­si conçue se rap­proche de la « fig­ure-icône » : elle ne s’identifie pas à un sujet, ne donne pas voix à une psy­cholo­gie, mais offre plutôt une con­sis­tance à toute une série de poten­tial­ités sonores inex­plorées. La voix, grâce au micro, se fait atopique (Fin­ter 2012, 151 – 170). Elle ne coïn­cide pas exacte­ment avec le corps : elle est spa­tial­isée. De la même façon, Erman­na Mon­ta­nari utilise le dialecte – et la langue wolof pra­tiquée pen­dant les longs séjours au Séné­gal – comme un élé­ment stricte­ment musi­cal, qui lui per­met de tra­vailler sur des fig­ures scéniques impliquées dans un proces­sus de désob­jec­ti­va­tion, de dédou­ble­ment de l’identité, s’inscrivant dans un con­stant « devenir autre que soi ».

Texte extrait de Acusma. Figura e voce nel teatro sonoro di Ermanna Montanari, Macerata, Quodlibet Studio, 2017 (pages 89-92). Traduit de l'italien par Laurence Van Goethem.

Bibliographie citée:
Corrado Bologna, Flatus vocis. Metafisica e antropologia della voce, Il Mulino, Bologna, 1992.
Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Editions du Seuil, Paris, 1973, p.104-105.
Nicole Scotto di Carlo, Pourquoi ne comprend-on pas les chanteurs d'opéra?, La Recherche, IX, 89, 1978, p.495-497.
Ermanna Montanari in Laura Mariani, Fare-disfare-rifare nel Teatro delle Albe, Titivillus, Corazzano (Pisa), 2012, p.228.
Helga Finter, La voix atopique: présence de l'absence, in Josette Féral, Pratiques performatives. Body remix, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2012, p.151-170.

  1. Textes de Nevio Spadoni. ↩︎
  2. Les enreg­istrements sont disponibles en inté­gral­ité sur le site www.teatrodellealbe.com/acusma. ↩︎
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Ermanna Montanari
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Écrit par Enrico Pitozzi
Enri­co Pitozzi enseigne à l’Université de Bologne. Il a enseigné dans les uni­ver­sités de Venise, Padoue, Mon­tréal, Paris,...Plus d'info
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