L’art d’Ingrid von Wantoch Rekowski : le théâtre de la musique se suffit à lui-même

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L’art d’Ingrid von Wantoch Rekowski : le théâtre de la musique se suffit à lui-même

Le 18 Nov 2013
Candy Saulnier, Pascal Crochet, Cécile Leburton, Pietro Pizzuti, Isabelle Dumont, Jean-Philippe Collard-Neven dans Raphaël, les sirènes et le poulet, conception et mise en scène Ingrid von Wantoch Rekowski, cie Lucilia Caesar, Théâtre National, Bruxelles, 2010. Photo Éric Legrand. Repris en décembre 2018 au Théâtre des Martyrs, Bruxelles.
Candy Saulnier, Pascal Crochet, Cécile Leburton, Pietro Pizzuti, Isabelle Dumont, Jean-Philippe Collard-Neven dans Raphaël, les sirènes et le poulet, conception et mise en scène Ingrid von Wantoch Rekowski, cie Lucilia Caesar, Théâtre National, Bruxelles, 2010. Photo Éric Legrand. Repris en décembre 2018 au Théâtre des Martyrs, Bruxelles.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 136 - Théâtre Musique
136

Volon­taire­ment éloignée du théâtre de texte, c’est la sphère musi­cale et le voy­age sen­suel qu’ils inspirent qui est le moteur des créa­tions d’Ingrid von Wan­toch Rekows­ki. La recherche que l’artiste mène depuis ses pre­miers spec­ta­cles se fonde sur cette intu­ition : la musique est por­teuse de tout un monde ambigu et sa tra­duc­tion scénique per­met d’ouvrir à une poly­phonie du sens. Dans A Ronne II1, le spec­ta­cle qui l’a révélée au pub­lic, le spec­ta­teur était plongé dans un univers sen­soriel qui mul­ti­pli­ait les propo­si­tions imag­i­naires. Le texte, même s’il peut sug­gér­er des « ailleurs », est sou­vent plus uni­voque que la musique qui per­met des inter­pré­ta­tions mul­ti­ples. Corps et musique vont dévelop­per des dimen­sions sup­plé­men­taires. L’incarnation de la musique dans le corps des acteurs va entraîn­er le spec­ta­teur dans les méan­dres de per­cep­tions insoupçon­nées.

L’univers baroque est un ter­rain de prédilec­tion pour les recherch­es d’Ingrid von Wan­toch Rekows­ki. Le tra­vail réal­isé à par­tir des madri­gaux de Mon­tever­di2 met­tait en valeur les « dis­so­nances » et les fric­tions qui se trou­vent dans la par­ti­tion. Un madri­gal traduit davan­tage une émo­tion qu’un réc­it. Il n’est pas néces­saire­ment linéaire, est con­stru­it avec plusieurs voix. « Le théâtre de la musique se suf­fit à lui-même et ne doit pas être illus­tré ; il faut con­serv­er ce théâtre et créer un lan­gage scénique en par­al­lèle, com­plé­men­taire et en con­tre­point. »3 On sent dans cette affir­ma­tion de l’artiste la rela­tion tumultueuse qu’elle entre­tient avec l’opéra. Le théâtre musi­cal veut sou­vent dire ce que la musique dit déjà, et l’on y ren­con­tre alors une lour­deur et un manque de res­pi­ra­tion. L’enjeu est de trou­ver le con­tre­point juste, éviter le cliché et créer une ten­sion qui, par la mise en scène, n’enferme pas le sens, car la musique n’est pas dans la fer­me­ture du sens. 

En écoutant la Messe en si de Bach, ce n’est pas le réc­it qui l’emporte d’abord, c’est le choc musi­cal qu’il crée et c’est ce matéri­au musi­cal qu’elle pro­jette sur scène dans le corps des acteurs. Ingrid von Wan­toch Rekows­ki reprend en 2018, près de vingt ans après sa créa­tion, In H‑moll4, avec la même équipe artis­tique (sauf Dominique Gros­jean rem­placée par Daph­né D’Heur), donc les mêmes per­son­nal­ités qui ont par­ticipé à inven­ter la matière théâ­trale et qui sont allées chercher der­rière les mots et les notes ce qui est caché…

Avec sa com­pag­nie, Lucil­ia Cae­sar, elle développe une recherche sur la « parole musi­cal­isée ». Il s’agit pour les acteurs (qui ne sont pas des chanteurs) de ren­tr­er dans la par­ti­tion et de s’inspirer de la logique et de la mécanique musi­cale, puis de s’emparer de la parole comme le ferait un com­pos­i­teur. Il s’agit tou­jours de chercher le « corps » du musi­cal. On assiste alors à la créa­tion d’un étrange sabir, une sorte de ten­ta­tive d’inventer une langue nou­velle, à pre­mière vue « indé­cod­able », qui per­met de profér­er des sons qui sont artic­ulés comme des « mots incon­nus », mais qui par­ticipent d’une ten­ta­tive de com­mu­ni­ca­tion d’affects inté­grés à l’expression du corps tout entier. Dans une série de spec­ta­cles5, Ingrid von Wan­toch Rekows­ki a inté­gré l’univers de la pein­ture (tableaux vivants) au cœur de son proces­sus de créa­tion théâ­trale. Pour elle, la par­ti­tion se trou­ve dans la pein­ture comme dans la musique. La par­ti­tion struc­ture la voix dans la musique comme elle struc­ture les corps dans la pein­ture. Il y a une con­ver­gence entre la pein­ture et la musique baroque qui per­met de saisir et d’exploiter les ten­sions qu’elles révè­lent et de pro­pos­er une par­ti­tion physique, vivante, poly­phonique. Dans ses qua­tre ate­liers sur Wag­n­er6, l’artiste n’a pas craint d’aborder ces mon­u­ments musi­caux qui font par­tie de notre cul­ture (par­ti­c­ulière­ment de la sienne, liée à ses orig­ines). L’enjeu était d’imaginer une créa­tion à l’opposé du gigan­tisme qui entraîne des lour­deurs et des longueurs sou­vent insouten­ables. Pour­tant, cette musique est fasci­nante et nous trans­porte entre sub­lime et bar­barie. Le tra­vail avec les étu­di­ants d’origine et de for­ma­tions divers­es (Lau­sanne, Mons, La Cam­bre, INSAS) a per­mis de décon­stru­ire la fas­ci­na­tion par­fois ambiguë que révèle cette musique. Qua­tre ate­liers pour plonger dans les méan­dres de la tétralo­gie wag­néri­enne et scruter la ten­sion entre folie et génie : réin­ven­tion d’un lan­gage archaïque (L’Or du Rhin), déri­sion de l’art de la guerre (La Walkyrie), délire et peur de l’amour (Siegfried), pul­sion de mort (Le Cré­pus­cule des dieux). La met­teure en scène péd­a­gogue n’a pas craint d’aborder ce monde où « l’univers [se] con­fronte au par­ti­c­uli­er, le sub­lime au pathologique, l’héroïque au grotesque, le mythique à l’insignifiant. La pen­sée y est tou­jours para­doxale, dan­gereuse, à la fois frag­ile et puis­sante. Le génie porte ici au parox­ysme les pul­sions les plus obscures et une idéolo­gie trag­ique et ambiguë de la vio­lence ».7

Com­ment com­penser le manque de tech­nique vocale des « acteurs » quand on abor­de l’opéra ? Même si le tra­vail d’Ingrid est empreint de rigueur et de pré­ci­sion, ce qui l’intéresse aus­si et qui nous touche dans ses spec­ta­cles c’est la mal­adresse, la faille, l’accident. Les musi­ciens, les choré­graphes, sont tou­jours en quête d’une cer­taine per­fec­tion. Ce n’est pas ce qu’elle recherche théâ­trale­ment. Je partage avec elle ce sen­ti­ment, pour l’avoir vécu, que sou­vent les répéti­tions pro­curent des émo­tions et des ful­gu­rances qui sont ce qu’il y a de plus beau… Raphaël8, le spec­ta­cle qui sera repris cet hiv­er à Brux­elles, s’inscrit dans cette démarche. L’actrice qui chante La jeune fille et la mort n’a pas la tech­nique d’une chanteuse d’opéra, mais cette fragilité fait par­tie du jeu et accentue la dimen­sion humaine. Le théâtre sur­git aus­si de l’endroit où ça casse. Les per­son­nages ne sont jamais tout à fait eux-mêmes. Il s’agit de ne pas se pren­dre au sérieux. Cette fragilité, ces moments pré­cieux où l’on tente de fab­ri­quer des petits mon­des, c’est ce qui est fasci­nant dans les répéti­tions… C’est peut-être un des secrets de l’art d’Ingrid von Wan­toch Rekows­ki : com­ment faire du proces­sus des moments de spec­ta­cles. Qu’il y ait de l’humour et que ça grince !

  1. A‑Ronne II, pièce radio­phonique de Luciano Berio d’après un poème d’Edoardo San­guineti, créa­tion en 1996 aux Brigit­tines à Brux­elles. ↩︎
  2. Cena Furiosa, madri­gaux amoureux et guer­ri­ers de Mon­tever­di, créa­tion au fes­ti­val d’Aix-en-Provence 1999. ↩︎
  3. Pour l’ensemble de l’œuvre réal­isée par I. von Wan­toch Rekows­ki de 1994 à 2016, on se rap­portera au remar­quable ouvrage coor­don­né par Yan­nic Man­cel, Musique en corps, édité par Alter­na­tives théâ­trales, Brux­elles, décem­bre 2016. ↩︎
  4. In H‑Moll, adap­ta­tion libre de la Messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach, créa­tion en 2001 aux Brigit­tines, reprise au théâtre des Mar­tyrs à Brux­elles du 18 au 22 décem­bre 2018. ↩︎
  5. Méta­mor­phoses noc­turnes, Beurss­chouw­burg, Brux­elles 2002, La Vergine dei dolori, Teatro San Car­lo, Napoli, 2003 ; Rubens-Méta­mor­phoses, tableau vivant d’après les œuvres de Pierre Paul Rubens, Anvers, 2004 ; Mar­guerite, l’âne et le dia­ble, prom­e­nade cocasse à tra­vers l’histoire de l’art, Beurss­chouw­burg, Brux­elles, 2004 ; Lorette et mon­sieur K sur fond bleu, per­for­mance à Beaubourg et Ixelles, 2010 ; Impromp­tus, musée de Cas­sel (France), 2012 et Bozar (Brux­elles), 2014. ↩︎
  6. À la recherche du corps wag­nérien, qua­tre ate­liers d’après le Ring des Nibelun­gen de Richard Wag­n­er, Con­ser­va­toire de Mons, École de la Cam­bre, Brux­elles, INSAS, Brux­elles, La Man­u­fac­ture, Lau­sanne, 2007/2008. ↩︎
  7. Ingrid von Wan­toch Rekows­ki, Musique en corps, op.cit. p.40. ↩︎
  8. Raphaël, les sirènes et le poulet, d’après des duos célèbres, Théâtre Nation­al, Brux­elles, 2011, reprise au théâtre des Mar­tyrs à Brux­elles du 26 au 30 décem­bre 2018. ↩︎
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Ingrid von Wantoch Rekowski
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Bernard Debroux
Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
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