Nous postulons ici que le maquillage de théâtre s’est substitué progressivement aux masques. Aujourd’hui, le masque est surtout utilisé dans son contre-emploi. En plein chaos « post-post-moderne », on en retrouve des formes archaïques, populaires ou orientales, dans certains spectacles, mais leur rôle d’origine est inversé. Sous le feu des projecteurs, l’alliance entre le traditionnel et le moderne détourne le rôle initial du masque, celui de renvoyer à un stéréotype de personnage dramatique (tragique, comique, grotesque, fantastique, animalier ou totémique) en cachant l’individu et ses attributs humains derrière cette apparence. De nos jours, le masque de théâtre, qu’il soit un moulage ou du maquillage, est utilisé, paradoxalement, non pour standardiser, mais pour individualiser.
En parlant du théâtre contemporain, nous pouvons affirmer que même dans les spectacles où il n’y a aucune trace de maquillage, il y a toujours du maquillage. Dans ce cas, les visages des personnages sont identiques ou proches de l’apparence et de l’image des acteurs, l’action se déroule sous l’impératif du hic et nunc, les âges des personnages correspondent à ceux des interprètes, la distance entre le spectateur et l’acteur est relativement réduite, l’éclairage du spectacle est très proche de la lumière naturelle (intérieure ou extérieure). Mais en même temps, il y a du maquillage. Sans la moindre trace de poudre ou de fond de teint, à la lumière des projecteurs, il se peut que le « réalisme » abîme le visage des acteurs, mais il constitue en même temps un moyen de les cacher sous un film protecteur / un masque, pour qu’ils deviennent une autre personne, telle que le dramaturge ou le metteur en scène l’a imaginée. Il semble qu’avec le costume, même le maquillage le plus simple protège l’acteur du monde réel et du trac, comme après une sorte de rituel purificateur. Il fournit l’image scénique appropriée et la forme nécessaire en fonction du rôle et de son interprétation.
L’influence du théâtre asiatique dans le théâtre actuel se ressent et les masques et le maquillage sont déjà devenus des formes d’expression artistique derrière lesquelles l’acteur se sent à l’aise et rassuré dans la création de son personnage, bénéficiant d’une aide extérieure supplémentaire, mais nécessaire au spectacle. Il ne s’agit nullement d’une forme de syncrétisme artistique, mais le créateur du maquillage est devenu un créateur de masques vivants. Il combine son talent inné à des compétences acquises grâce à l’éducation plastique, à la connaissance de l’histoire des arts, à la psychologie et à la contribution participative au processus de création collective.
Objectivement parlant, le maquillage chez Robert Wilson dans Rhinocéros de Ionesco – une création du Théâtre National de Craiova, en Roumanie – devient un masque, apparemment esthétique, mais qui exerce une tension active sur le jeu des comédiens et immobilise leur expression faciale. La lumière et l’image ainsi créées sont tridimensionnelles – le visage de l’acteur devient une poupée-marionnette du futur.
La recette créative du regretté metteur en scène Vlad Mugur pour attribuer une multitude de visages à ses comédiens reste secrète, mais les équipes qu’il a formées pour ses « spectacles événements » ont pu perpétuer les bases de son savoir-faire dans le théâtre roumain. Son style unique et facilement reconnaissable reposait sur une méthode qui consistait à combiner le masque et le maquillage sur scène. On retrouvait ainsi toute l’histoire de la pièce et sa morale inscrites sur les visages des personnages métamorphosés. Dans Hamlet, en 2001, son dernier spectacle mis en scène au Théâtre National de Cluj-Napoca, Vlad Mugur associait le personnage-masque à des personnages maquillés, certains dans le style classique, d’autres plutôt gothiques, pour mettre en évidence leur fausseté et les démasquer. Dans les spectacles des dernières années, il utilisait le maquillage comme masque ou utilisait volontiers des masques figés, confectionnés à base de matériaux rigides tels que le carton, le papier, le plastique, les cheveux, les tissus etc. Les visages des comédiens changeaient progressivement, en fonction des états critiques dans lesquels les personnages se retrouvaient.
Dans la vision de Vlad Mugur, le personnage Hamlet (Sorin Leoveanu) était un acteur masqué qui allait démasquer les meurtriers de son père grâce au théâtre dans le théâtre. Nous pourrions dire que « le masque » (en tant que personnage) mettait un autre masque, par exemple blanc, basique et banal, et seuls restaient vrais, assombris et tristes, les yeux du comédien. Tout au long du spectacle, Hamlet changeait de visage à travers différents masques réalisés grâce au maquillage et en affichant des expressions différentes.