Le masque sans visage ou les puissances de l’anonyme dans la danse-performance

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Le masque sans visage ou les puissances de l’anonyme dans la danse-performance

Le 18 Mar 2020
Les Morts pudiques, chorégraphie et interprétation de Rachid Ouramdane, Manège – Scène nationale de Reims, 2004. Photo Patrick Imbert.

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Les Morts pudiques, chorégraphie et interprétation de Rachid Ouramdane, Manège – Scène nationale de Reims, 2004. Photo Patrick Imbert.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 140 - Les enjeux du masque
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Quel est ce phénomène à l’oeuvre sur les scènes et dans la danse-per­for­mance depuis les années 2000 où les vis­ages, les têtes, les yeux, les nez et les bouch­es des inter­prètes appa­rais­sent cou­verts, dis­simulés, enca­pu­chon­nés ou masqués de quelques manières ? 

Alors même que le reste des corps s’expose bien sou­vent nu, que penser de ces tee-shirts, de ces jeans, de ces col­lants, de ces cagoules, de ces sacs ou de tous ces matéri­aux venant mas­quer les vis­ages sans représen­ter pour­tant autre chose ni per­son­ne ? Le retour des masques sur les scènes con­tem­po­raines serait-il celui qui ouvri­rait, dans des con­fig­u­ra­tions esthé­tiques, poli­tiques, juridiques, aux puis­sances de l’anonyme et de l’impersonnel ? Que font ces « masques sans vis­age » aux « vis­ages sans masque » ?

Des rit­uels aux bals de cour, des fêtes aux car­navals, l’histoire du théâtre et de la danse est bien truf­fée de masques. Si Jean Noverre avait proclamé, à la fin du xvi­iie siè­cle, la « sup­pres­sion des masques de bois ou de cire » en ce que cette « enveloppe épaisse et grossière étouffe les affec­tions de l’âme », si la danse et le théâtre roman­tique du xixe les ban­nirent effec­tive­ment pour révéler « l’expressivité » du vis­age, ceux-ci réap­parurent dès le début du xxe siè­cle de manière récur­rente dans le sil­lon de la danse-théâtre alle­mande. Comme l’a recen­sé récem­ment l’artiste-chercheuse Ana Hopfer, les nom­breux masques chez Rudolf Laban, Mary Wig­man, Kurt Joss ou Jean Wei­dt ou ceux com­plète­ment abstraits issus de l’atelier d’Oscar Schlem­mer au Bauhaus ont tra­ver­sé la République de Weimar comme phénomènes d’expérimentation dans les croise­ments entre arts plas­tiques et arts vivants. Dans les dans­es macabres et les dans­es chorales de l’après-guerre, les corps aux masques épurés appa­rais­sent « comme des sur­vivants cachés ou rescapés, comme des fan­tômes qui rôdent encore, des mutants qui, pour mar­quer une nou­velle ère, effacent l’ancien et se tour­nent vers le futur à faire1 ». 

S’il est dif­fi­cile d’interpréter tout à fait la fonc­tion de ces masques aujourd’hui, il est cer­tain qu’ils tra­vail­lent, non sans une cer­taine ambiva­lence, la dou­ble ques­tion de l’expression du corps-sujet et de celle du rap­port de l’individu à la com­mu­nauté. Com­ment en effet penser ces myr­i­ades de masques hiéra­tiques, liss­es et figés ou ces longs draps per­cés de deux trous à la place des yeux dans Toten­mal (1926) de Mary Wig­man ou encore ce masque dans sa Danse de la Sor­cière moulé sur son pro­pre vis­age pour en accentuer les traits ? « Le masque cache et révèle, il ne tolère aucune dévi­a­tion2 », écrit-elle. 

Là, comme dans l’usage du port de voiles blancs en cagoule dans la pra­tique d’Étienne Decroux, voiles que l’on retrou­ve dans Vis­ages de femmes (1973) des choré­graphes Françoise et Dominique Dupuy, ou dans la pra­tique du « masque neu­tre » prôné par Jacques Lecoq, il s’agit bien de cacher le vis­age pour mieux révéler sans para­doxe « l’expressivité » du reste du « corps », soit du corps comme sub­jec­tiv­ité s’ouvrant à l’infini de l’altérité. Les masques au théâtre comme en danse réson­nent alors de la for­mule d’Arthur Rim­baud où « Je est un autre » : le « je » d’un vis­age masqué ouvre sur le dévoile­ment de l’autre, de la mul­ti­plic­ité de la sub­jec­tiv­ité au lieu des pro­fondeurs du corps, de l’imaginaire, de l’intimité et de l’inconscient. Ain­si, der­rière le masque, il y aurait alors cette pos­si­bil­ité de la vasti­tude d’une « per­son­ne » comme celle du procès de ses sub­jec­ti­va­tions. 

Dans cette his­toire mod­erne du « retour des masques3 », remar­quons com­bi­en quelque chose s’entend tou­jours dans une sorte de césure acéphalique où le « corps » tout entier ne sem­ble jamais tout à fait inclure la tête et le vis­age. C’est bien cette tête comme boulon­née à la rai­son, à la dis­tinc­tion sociale, au moi, à l’identité, au chef comme au masque social enrôlé qu’il s’agit de remet­tre en cause, de cou­vrir sinon que de cru­ciale­ment couper – comme le fera les acolytes de la revue Acéphale fondée et dirigée de 1936 à 1939 par Georges Bataille et illus­trée par le célèbre dessin d’André Mas­son. Mais la coupure, comme l’épée relancée sur le mon­stre de la Méduse, ne cesse-t-elle pas infin­i­ment d’être recon­duite ? Il sem­ble alors qu’ici l’expressivité du « corps » ne cesse de se fonder sur l’inclusion-exclusion du vis­age, repor­tant par là-même la divi­sion-réu­nion de l’esprit et du corps en lais­sant intact la philoso­phie du sujet.

Au début du xxie siè­cle, les masques font leur retour sur les scènes en prenant un tout autre vis­age, pire même, ils n’en auraient plus. Défig­u­ra­tion, dis­sim­u­la­tion, corps acéphales ou efface­ment de tous les traits dis­tinc­tifs car­ac­téris­tiques d’un sujet humain, les « masques sans vis­age » se mul­ti­plient sur les scènes con­tem­po­raines sous des aspects mul­ti­ples et inépuis­ables de sens. 

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Aurore Després
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Aurore Després
Maître de conférences (HDR) en Arts de la scène et de la danse à l’Université...Plus d'info
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