S’avancer masqué ? Réminiscences

Théâtre
Parole d’artiste

S’avancer masqué ? Réminiscences

Le 24 Mar 2020
Aeterna, conception et mise en scène Elsa Marquet-Lieuhart et Claire Heggen (Compagnie Claire Heggen, Théâtre du Mouvement), avec Elsa Marquet-Lieuhart et Claire Heggen, création Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes, 2017. Photo David Schaffer.

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Aeterna, conception et mise en scène Elsa Marquet-Lieuhart et Claire Heggen (Compagnie Claire Heggen, Théâtre du Mouvement), avec Elsa Marquet-Lieuhart et Claire Heggen, création Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes, 2017. Photo David Schaffer.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 140 - Les enjeux du masque
140

« Tel qu’en lui-même enfin, l’éternité le change. » 

STÉPHANE MALLARAMÉ


— Maman ? 
Pourquoi elle bouge pas ?
— Elle est morte chérie.
— Maman ? 
Pourquoi elle par­le pas ?
— Elle est morte chérie…
— Maman ? 
Pourquoi elle a une servi­ette nouée autour de la tête ?
— C’est pour lui fer­mer la bouche, ma chérie.
— Maman…

J’avais sept ans et je décou­vrais le vis­age de ma grand-mère, sur son lit de mort. C’est alors qu’il s’imprima en moi ad vitam aeter­nam, sous cou­vert du masque que la mort lui con­férait. Sim­ple, lisse, reposé, sem­blant dormir, fam­i­li­er et pour­tant froid, énig­ma­tique, vio­lem­ment silen­cieux et immo­bile. Aujourd’hui, ce sai­sisse­ment pri­mor­dial me sem­ble à l’origine de ma fas­ci­na­tion pour le masque neu­tre et son étrangeté rad­i­cale. Qu’est-ce qu’il y a der­rière ? Qui est der­rière ? Passé où ?

La pre­mière fois
La pre­mière fois que j’ai chaussé un masque neu­tre (inex­pres­sif), quelque chose de cette étrangeté s’est réan­imé en moi et m’a guidé intime­ment. Comme un air de recou­vrance de quelque chose qui avait eu lieu aupar­a­vant, loin­taine­ment enfoui dans mon passé de petite fille. Ce jour-là, le masque neu­tre devait se déplac­er ver­ti­cale­ment, selon les lignes d’un dra­peau anglais. Ce fut un moment inat­ten­du d’aisance cor­porelle et de dilata­tion de mon être, qui alors décou­vrait à la fois, une autre manière de bouger en suiv­ant sim­ple­ment le pro­to­cole tech­nique, une écoute inat­ten­due des infor­ma­tions sen­si­bles et pro­fondes qui m’assaillaient et l’indéfinissable sin­gu­lar­ité de mon vis­age masqué, remorquant mon corps à sa suite. Inter­pel­lée, je le fus, ne sachant pas de quelle manière à ce moment-là. Dès lors, je n’ai eu de cesse de creuser l’énigme et la pro­fondeur du sens qui s’en dégageait, de m’interroger, d’éprouver cette présence par­ti­c­ulière au monde avec ce dou­ble sen­ti­ment de se met­tre à nu tout en restant cou­verte. Témoin de ce qui émergeait en moi, je témoignais face au pub­lic des pos­si­bles et mul­ti­ples iden­tités que la neu­tral­ité du masque me per­me­t­tait dès lors.

Un masque neu­tre indi­vidu­el
L’autre expéri­ence qui s’est imprimée en moi fut le pre­mier moulage en plâtre de mon vis­age et les con­séquences dans mon corps et dans ma démarche ultérieure sur la con­struc­tion d’un masque neu­tre indi­vidu­el (et non un masque fab­riqué par un con­struc­teur). 

Le recou­vre­ment pro­gres­sif du vis­age par des ban­des plâtrées froides, y com­pris les yeux, la bouche, les nar­ines, me sig­ni­fie la clô­ture de mes ouver­tures sur le monde. Corps allongé et immo­bile, chaque étape m’est une épreuve de dis­pari­tion et en même temps pro­duc­trice de sen­sa­tions nou­velles et d’une per­cep­tion générale de mon corps entier : écoute exac­er­bée des sons extérieurs et soudaine­ment ampli­fi­ca­tion des sons pro­duits par mon corps (bat­te­ments du cœur, res­pi­ra­tion altérée, cir­cu­la­tions des humeurs), man­i­fes­ta­tions minus­cules et sen­si­bles de mon corps immo­bil­isé, mais aus­si et surtout, plongée dans une intim­ité où défi­lent états émo­tion­nels, pen­sées tra­ver­santes, mémoires ravivées, réminis­cence des vis­ages de dis­parus, images, etc.). Puis, je ressens la chaleur du plâtre qui sèche en se solid­i­fi­ant, le décolle­ment du masque qui adhère par endroits en s’arrachant à moi, le sen­ti­ment de renais­sance à la libéra­tion de mon vis­age et la décou­verte de l’empreinte en creux de ma face. Il me faut combler ensuite ce creux, pour en faire un moulage en posi­tif. Je décou­vre enfin mon vis­age de dormeuse, déten­du, dénué d’expression. C’est blanc. C’est moi et ce n’est pas moi. Ce n’est pas moi, c’est toi. C’est lui/moi séparé de moi. Enfin, du bout du pinceau, avec une atten­tion minu­tieuse, j’encolle de fines ban­des de papi­er de soie et les super­pose, sur toute la sur­face du moule posi­tif posé devant moi. En prenant soin du masque neu­tre qui affleure (le mien), j’ai l’impression de pren­dre soin de mon pro­pre vis­age. 

Voilà, in fine : un masque de soi en papi­er de soie. Un masque de soi pour soi. Qui se moule sur le vis­age exacte­ment, sans-gêne. Une inter­face très légère et fine entre soi et soi, entre soi sujet et soi objet, entre intérieur et extérieur, entre soi et self de soi, entre « quant à soi » et image de soi que l’on veut don­ner à voir ou qui se révèle de soi. Je peux jouer de la dis­tance entre les deux, en apprivois­er l’entrée, en ressor­tir, à peine ou totale­ment. Enfin, je procède à l’ouverture des yeux, des petites ouver­tures en forme de fente hor­i­zon­tale avant de les ouvrir un peu plus, sans trop, pour organ­is­er l’articulation de la tête avec le reste du corps et la décom­po­si­tion de son mou­ve­ment dans l’espace.

Envis­ager le corps

« Tes deux beaux seins radieux comme des yeux. » 

CHARLES BAUDELAIRE

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Théâtre
Parole d’artiste
Claire Heggen
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Écrit par Claire Heggen
Met­teure en scène, comé­di­enne, autrice (com­pag­nie Théâtre du Mou­ve­ment – Claire Heggen).Plus d'info
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#140
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