Numéro zéro : le masque ejumba de Casamance

Théâtre
Réflexion

Numéro zéro : le masque ejumba de Casamance

Le 20 Mar 2020
Masque zoomorphe de Casamance, xviiie siècle, musée du quai Branly – Jacques Chirac (N° Inv. 71.1934.33.38 D). Photo Philippe Charlier.
Masque zoomorphe de Casamance, xviiie siècle, musée du quai Branly – Jacques Chirac (N° Inv. 71.1934.33.38 D). Photo Philippe Charlier.
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Couverture du numéro 140 - Les enjeux du masque
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C’est un masque très sim­ple, presque min­i­mal­iste : en forme de heaume, fait d’une écorce végé­tale tressée en larges damiers, il est de forme allongée avec une arête cen­trale légère­ment mousse, et mesure env­i­ron quar­ante cinq cen­timètres de hau­teur pour trente huit cen­timètres de largeur max­i­male. Son som­met, tri­an­gu­laire, est sur­mon­té de deux cornes de bœuf fixées à l’aide d’une résine som­bre (cire d’abeille ?). Deux ori­fices cir­cu­laires ont été amé­nagés pour les yeux, de part et d’autre de l’arète cen­trale, à mi-hau­teur. Les bor­ds du masque sont bor­dés de rotin. Il ne per­siste que quelques îlots de l’enduit noirâtre (bitumeux ? résineux ?) qui recou­vrait avant la total­ité de sa sur­face, au sein duquel sont encore fichées quelques graines de pois rouge (Abrus pre­ca­to­rius L.). Au niveau de ce qui fut un front, deux lam­beaux de man­u­scrits arabes sont encore adhérents, ayant servi au rem­bour­rage de la par­tie pro­fonde du masque. Voilà. C’est à peu près tout. Tout ce qu’il reste du plus vieux masque africain con­nu1.

D’autres masques plus com­plets2 – plus récents, aus­si – per­me­t­tent d’imaginer ce qu’il manque à celui-ci : une cordelette d’autres tal­is­mans (musul­mans ?) réu­nis­sant par leurs extrémités les deux cornes, un cos­tume de fibres végé­tales nouées au bas du masque sur plusieurs dizaines de cen­timètres, recou­vrant le tronc de celui qui por­tait ce masque. Des yeux tubu­laires en van­ner­ie insérés dans les ori­fices, per­me­t­taient de soulign­er le regard du por­teur.

Voilà un objet qui a considé­rablement péré­griné, et dont le par­cours, sin­ueux, est révéla­teur de la con­sti­tu­tion des pre­mières col­lec­tions européennes. Col­lec­té par Charles Philippe de Fay­olle avant 1756, com­mis au Bureau des Colonies d’Amérique, il a d’abord été enreg­istré comme « masque de chas­se de la Louisiane ». Il vient pour­tant bien de la pop­u­la­tion Dio­la, en Casamance (actuel Séné­gal), et par­ticipe aux rit­uels de cir­con­ci­sion dans le cadre du bukut 3. Les ini­tiés por­teurs d’un pre­mier type de masque cor­nu (usikoi) sont chargés d’aller chercher les impé­trants en les soustrayant au reste de la com­mu­nauté, tan­dis que ce sont d’autres ini­tiés cou­verts de ce type de masque (ejum­ba) qui les ramè­nent après l’initiation dans le monde des hommes adultes. À tra­vers ces cornes s’exprime la sauvagerie maîtrisée, la vital­ité canal­isée, la puis­sance physique et sex­uelle dom­inée par cet appren­tis­sage et ce rite de pas­sage. Mais ces cornes ren­voient aus­si aux bêtes sac­ri­fiées, dont la nour­ri­t­ure pour­ra être partagée entre plusieurs généra­tions de la com­mu­nauté, par­tic­i­pant autant à la man­i­fes­ta­tion des réjouis­sances (le rit­uel s’est déroulé de façon juste et par­faite), qu’à l’affermissement d’une cohé­sion et d’un lien entre chaque mem­bre du groupe4.

Une autre dimen­sion est impor­tante pour l’interprétation, cette fois-ci anthro­pologique, de ce masque : c’est la valeur pro­phy­lac­tique du man­u­scrit arabe qui y a été col­lé à sa sur­face. Tant qu’à choisir un matéri­au pour faire cette « bourre » néces­saire à don­ner un peu de vol­ume à cet objet, c’est un phy­lac­tère magi­co-religieux des­tiné à éloign­er le mau­vais œil qui a été choisi. Ce qui témoigne non seule­ment d’une présence de l’islam dans ce con­texte chrono-cul­turel, mais aus­si de l’état d’esprit de celui à l’origine dudit masque : mieux valent deux pro­tec­tions ou amulettes plutôt qu’une seule pour le por­teur de cet objet. Mieux valent deux divinités plutôt qu’une seule quand il s’agit d’éviter les mau­vais sorts ou les acci­dents : Allah et les dieux des Dio­la.

Ce masque n’est pas un masque de pan­tomime. Il n’a pas voca­tion à sig­ni­fi­er un per­son­nage mythique, mys­tique ou fab­uleux. Il n’a pas pour objet de dé-per­son­ni­fi­er celui qui le porte. Pas de mise en scène, mais un hybride, des­tiné à mon­tr­er ce qu’il reste de sauvagerie, ce que les rit­uels per­me­t­tent de canalis­er, et cette trans­for­ma­tion d’un état à un autre, lente, totale, magi­co-religieuse, au béné­fice du clan, au ser­vice du « bien com­mun », avec cette lib­erté offerte d’interpréter les sym­bol­es com­posant le masque…

Revenons au par­cours incroy­able de ce masque con­nu sous le nom de « masque Sérent ». La typolo­gie de ce type d’objet est con­nue depuis le xviie siè­cle, par l’intermédiaire de réc­its de voy­age, à com­mencer par celle de François Froger (Rela­tion d’un voy­age fait en 1695, 1696 et 1697 aux Côtes d’Afrique, Paris, 1698). C’est une cinquan­taine d’années plus tard que Charles Philippe de Fay­olle, com­mis­saire de la Marine, en charge du bureau des colonies d’Amérique, com­mence à con­stituer un cab­i­net de curiosités (dès 1756). De retour en métro­pole, en 1786, il vend les trois cents pièces de sa col­lec­tion au Mar­quis de Sérent,5 qui intè­grent, après la Révo­lu­tion Française (1792), un musée d’histoire naturelle établi dans le domaine du château de Ver­sailles, bien­tôt trans­féré à la bib­lio­thèque munic­i­pale de Ver­sailles6. Ce n’est qu’en 1934 que ce masque intè­gre les col­lec­tions du Musée de l’Homme, tou­jours affublé de cette fausse appel­la­tion de « masque de chas­se à cornes de Louisiane ». Dans l’inventaire que Fay­olle établit lui-même au moment du trans­fert de sa col­lec­tion au château, les seules prove­nances africaines men­tion­nées intéressent l’Égypte et Mada­gas­car7. Il est ain­si très prob­a­ble que Fay­olle igno­rait l’origine géo­graphique exacte de ce masque…

Mais dans quelles cir­con­stances Fay­olle (ou ses inter­mé­di­aires améri­cains) ont-ils acquis ce masque ? Il appa­raît totale­ment invraisem­blable qu’il ait été pro­duit in situ (Louisiane) par des esclaves déplacés, « à la mode » de la Casamance (com­ment trou­ver un man­u­scrit arabe dans ces con­di­tions ? etc.). Bien plus plau­si­ble est l’hypothèse que cet objet ait été acquis en Afrique sub-sahari­enne par un Européen (voyageur, marc­hand, négri­er), et ramené en Amérique (poten­tielle­ment dans un con­texte de traite négrière, mais pas exclu­sive­ment), comme sou­venir, puis sec­ondaire­ment ven­du à un inter­mé­di­aire du col­lec­tion­neur sous une appel­la­tion erronée. Fay­olle lui-même a voy­agé : sa présence est attestée dans les Antilles français­es (Guade­loupe) en 1765 et en Amérique du Nord, alors sous pavil­lon bri­tan­nique en 1775. Il a ain­si pu acheter lui-même cet objet lors de ses déplace­ments. Mais c’est surtout par son réseau com­mer­cial, mil­i­taire et d’explorateurs, qu’année après année, des qua­tre coins du globe, que Fay­olle a réus­si à (faire) col­lecter des objets aus­si divers.

Ce masque, au-delà de sa typolo­gie révéla­trice de rit­uels d’intégration à un état adulte, témoigne des vifs échanges inter­venus entre l’Afrique sub-sahari­enne, les colonies français­es, et le siège français du pou­voir poli­tique, com­mer­cial et sci­en­tifique (Ver­sailles). Un autre com­merce tri­an­gu­laire : celui des objets de curiosité, devenus, depuis, des objets d’art.

  1. N° Inv. du musée du quai Bran­ly – Jacques Chirac : 71.1934.33.38 D.  ↩︎
  2. N° Inv. 71.1892.23.1 et 73.1963.0.33.  ↩︎
  3. Mark P. The Wild Bull and the Sacred For­est Form, Mean­ing, and Change in Senegam­bian Ini­ti­a­tion Masks. Cam­bridge, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 1992.  ↩︎
  4. Thomas LV. Les Dio­la. Essai d’analyse fonc­tion­nelle sur une pop­u­la­tion de Basse- Casamance. Dakar, 1959.  ↩︎
  5. Eti­enne N. Trans­ac­tion and Trans­la­tion. The Trade in non-Euro­pean Arte­facts in Paris and Ver­sailles (1750– 1800). In : Savoy B, Guichard C, Howald C (dir.). Acquir­ing Cul­tures. His­to­ries of World Art on West­ern Mar­kets. De Gruyter, 2018, pp. 15 – 29.  ↩︎
  6. Bégué E. Les objets ethno­graphiques de la bib­lio­thèque de Ver­sailles : analyse his­torique et nou­velles per­spec­tives d’une col­lec­tion aujourd’hui con­servée au musée du quai Bran­ly. Paris, École du Lou­vre (mémoire), 2008  ↩︎
  7. De Fay­olle CP. Inven­taire som­maire d’un cab­i­net d’Histoire Naturelle (1792). Archives départe­men­tales des Yve­lines (Mon­tigny-Le- Bre­ton­neux), 1TL675.  ↩︎
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Philippe Charlier
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Écrit par Philippe Charlier
MCU-PH (HDR), directeur du Départe­ment de la recherche et de l’enseignement au musée du quai Bran­ly.Plus d'info
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