Pistes sur la décolonisation du théâtre au Brésil

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Performance
Théâtre

Pistes sur la décolonisation du théâtre au Brésil

Le 17 Juil 2021
Portrait d’Amílcar Cabral et la troupe de A Missão em Fragmentos : 12 cenas de descolonização em legítima defesa, Coletivo Legítima Defesa, Mostra Internacional de Teatro de São Paulo – MITsp, 2017. Photo : Cristina Maranhão.
Portrait d’Amílcar Cabral et la troupe de A Missão em Fragmentos : 12 cenas de descolonização em legítima defesa, Coletivo Legítima Defesa, Mostra Internacional de Teatro de São Paulo – MITsp, 2017. Photo : Cristina Maranhão.

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Portrait d’Amílcar Cabral et la troupe de A Missão em Fragmentos : 12 cenas de descolonização em legítima defesa, Coletivo Legítima Defesa, Mostra Internacional de Teatro de São Paulo – MITsp, 2017. Photo : Cristina Maranhão.
Portrait d’Amílcar Cabral et la troupe de A Missão em Fragmentos : 12 cenas de descolonização em legítima defesa, Coletivo Legítima Defesa, Mostra Internacional de Teatro de São Paulo – MITsp, 2017. Photo : Cristina Maranhão.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 143 - Scènes du Brésil
143

En mars 2017, le col­lec­tif de théâtre Legí­ti­ma Defe­sa mon­tait A Mis­são em Frag­men­tos : doze cenas de des­col­o­niza­ção em legí­ti­ma defe­sa (La Mis­sion en Frag­ments : douze scènes de décoloni­sa­tion en légitime défense) à l’Auditorium Ibi­ra­puera, un imposant théâtre dess­iné par Oscar Niemey­er, à São Paulo. Dans ce spec­ta­cle, le met­teur en scène, dra­maturge et DJ Eugênio Lima se penche sur l’influence d’auteurs et de mil­i­tants noirs nord-améri­cains tels que Mal­colm X, Stoke­ly Carmichael ou Angela Davis, entre autres, sur la pièce écrite en 1979 par Hein­er Müller, inti­t­ulée La Mis­sion, sou­venir d’une révo­lu­tion.

Lima s’intéresse en par­ti­c­uli­er au per­son­nage de Sas­portas conçu comme un révo­lu­tion­naire noir : « Un gars qui suit Frantz Fanon, qui con­voque Che Gue­vara. »1 Ayant eu accès aux archives d’Heiner Müller en Alle­magne et ayant échangé avec un spé­cial­iste de son œuvre, il s’est attaché à aller plus loin que les inter­tex­tu­al­ités les plus con­nues dans La Mis­sion, par exem­ple les textes d’Anna Seghers, de Bertolt Brecht et de Georg Büch­n­er2. Il ne s’en tient donc pas à la plu­ral­ité de voix déjà car­ac­téris­tique de cette pièce et de bien d’autres de Müller, mais il la peu­ple d’autres dis­cours, bruits, regards et paysages. Priv­ilé­giant les références non canon­iques et val­orisant les con­tri­bu­tions de penseurs noirs et de ce que l’on appelle le tiers-monde, cette recherche artis­tique prend la forme d’une cri­tique géné­tique, mais aus­si d’une répa­ra­tion his­torique.
Ain­si, la présence exclu­sive d’artistes noirs sur scène ren­force de façon déci­sive une ten­dance poli­tique qui affleure déjà dans le texte orig­i­nal et qui ques­tionne non seule­ment l’écart entre les objec­tifs de la Révo­lu­tion française et la réal­ité du colo­nial­isme et de l’esclavage, mais surtout la capac­ité du dis­cours poli­tique, prin­ci­pale­ment celui de gauche, pro­duit dans des con­textes dom­i­nants de la géopoli­tique inter­na­tionale, à appréhen­der les réal­ités vécues par les pop­u­la­tions du tiers-monde et les minorités raciales et sociales.
Plutôt que de tiss­er des liens entre la fable et les noms de dirigeants poli­tiques immor­tal­isés par l’histoire comme le fait Hein­er Müller avec Saint-Just, Robe­spierre et Dan­ton, le met­teur en scène brésilien préfère l’association à des fig­ures de proue de la décoloni­sa­tion de l’Amérique latine au xixe siè­cle et de l’Afrique au xxe siè­cle. On assiste au début à une pro­jec­tion mon­u­men­tale du pro­fil de l’intellectuel et révo­lu­tion­naire guinéen Amíl­car Cabral, suiv­ie du son d’un mes­sage de Nou­v­el An adressé à son peu­ple. L’image s’imprime sur le cyclo­rama, sur le rideau semi-ouvert, mais aus­si sur les corps des acteurs et le tim­bre de sa voix est ampli­fié dans toute la salle. Son por­tu­gais est par­lé avec un accent dif­férent pour l’oreille des Brésiliens et se présente au pub­lic sans aucune expli­ca­tion péd­a­gogique – c’est un théâtre poli­tique dif­férent de celui de l’agit-prop, et sur ce point les artistes de la troupe se révè­lent liés à l’héritage esthé­tique de Müller et de Brecht.
Il faut toute­fois bien réaf­firmer que Legí­ti­ma Defe­sa est avant tout un col­lec­tif noir. Il est apparu dans le champ cul­turel brésilien un an plus tôt, quand plus de 52 artistes noirs ont sym­bol­ique­ment séquestré le pub­lic d’une représen­ta­tion de la troupe ger­mano-suisse Rim­i­ni Pro­tokoll, au Théâtre Munic­i­pal de São Paulo, autre bâti­ment emblé­ma­tique de la ville. Dirigés par Eugênio Lima, les artistes ont envahi la salle et ont blo­qué les spec­ta­teurs alors que ceux-ci se pré­paraient à quit­ter le théâtre après un long spec­ta­cle. Dans les couloirs, entre les rangées, à l’avant-scène, dans les galeries supérieures, ils les regar­daient tout en les apos­tro­phant : « Asseyez-vous ! », « Écoutez ! », « Main­tenant c’est nous qui par­lons ! », mais aus­si en gar­dant le silence, le vis­age grave.
L’irruption d’un groupe de per­son­nes noires dans un espace de repro­duc­tion de la cul­ture dom­i­nante est désta­bil­isante pour d’innombrables raisons. Nous en men­tion­nerons quelques-unes. La stratégie de guéril­la, avec la mise en scène de la séques­tra­tion, du hold-up ou de l’acte ter­ror­iste, détour­nait artis­tique­ment une des formes de la vio­lence dans les sociétés con­tem­po­raines. Ses auteurs, con­scients du stéréo­type qui asso­cie crim­i­nal­ité et pop­u­la­tions noires, l’ont mobil­isé durant cette action pour pro­duire un effet de stu­peur ou de ter­reur, inver­sant le racisme con­tre les racistes eux-mêmes.
Avec le pub­lic entre leurs mains, les « kid­nappeurs » se sont mis à l’interpeller avec des ques­tions comme : « Vous savez quel est le plus dur com­bat de tout homme noir brésilien ? » Les yeux rivés sur les audi­teurs, tout en sachant qu’ils n’obtiendraient aucune réponse, ils répondaient eux-mêmes après un bref silence :
« C’est de se faire appel­er par son nom. »
Un extrait du morceau de rap Capit­u­lo 4, Ver­sicu­lo 3 (Chapitre 4, Ver­set 3) du groupe Racionais MCs, qui dis­ait « sur qua­tre per­son­nes tuées par la police, trois sont noires » était scan­dé en boucle, dénonçant le géno­cide du peu­ple noir dans le pays. Ten­dant l’oreille, en silence et l’air intéressé, l’actrice Tatiana Rodrigues Ribeiro se tour­nait vers les spec­ta­teurs et leur dis­ait : « Écoutez ! Vous enten­dez ? », Son geste expri­mait une indis­cutable provo­ca­tion con­tre une espèce d’aveuglement col­lec­tif face à la crois­sance expo­nen­tielle de la vio­lence raciale pra­tiquée par l’État.

Un des moments les plus mar­quants de la per­for­mance fut celui où ils ont décidé de compter le nom­bre de spec­ta­teurs noirs assis sur les fau­teuils, et le résul­tat s’est révélé choquant : dans une salle d’environ 1200 places, seules qua­torze per­son­nes se sont déclarées noires.
Si on s’attendait à un nom­bre réduit, la réal­ité s’est mon­trée encore plus bru­tale et a per­mis de matéri­alis­er « le racisme insti­tu­tion­nal­isé dans la société brésili­enne, présent jusque dans les domaines réputés pro­gres­sistes de la cul­ture »3. Devant cela, l’acteur Gilber­to Cos­ta a décrété : « Ce sont les publics de théâtre qui sont vio­lents ! »
Ain­si, il est remar­quable que la présence noire soit réaf­fir­mée par la com­po­si­tion de la troupe et par une pléthore de références de la pen­sée et des arts noirs peu con­nus de l’audience blanche. Sur la scène de La Mis­sion en Frag­ments, les corps tra­ver­sés par les images, textes et voix noires sont accom­pa­g­nés par la présence de ceux que Lima appelle « les alliés », des com­pagnons que chaque artiste est encour­agé à faire venir, afin de démul­ti­pli­er la présence noire, affrontant son exclu­sion général­isée des théâtres. À la fin du spec­ta­cle, ces alliés sont appelés sur scène, depuis la salle mais aus­si de l’extérieur, par l’ouverture en fond de scène, ce qui a pour effet de mon­tr­er l’arrivée d’une foule noire. Cet épi­logue évoque la for­ma­tion d’un quilom­bo4, en référence aux mou­ve­ments et aux espaces his­toriques de résis­tance à l’esclavage et au colo­nial­isme, au passé et au présent.

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