Théâtralités dissidentes

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Théâtralités dissidentes

Le 25 Juil 2021
O Agora que demora, Christiane Jatahy, São Paulo : SESC Pinheiros, 2019. Photo : Patricia Cividanes.
O Agora que demora, Christiane Jatahy, São Paulo : SESC Pinheiros, 2019. Photo : Patricia Cividanes.

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O Agora que demora, Christiane Jatahy, São Paulo : SESC Pinheiros, 2019. Photo : Patricia Cividanes.
O Agora que demora, Christiane Jatahy, São Paulo : SESC Pinheiros, 2019. Photo : Patricia Cividanes.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 143 - Scènes du Brésil
143

À par­tir du début du XXIe siè­cle, les créa­tions scéniques brésili­ennes ont opéré un glisse­ment vers un engage­ment résolu dans le con­texte social et poli­tique du pays. À mesure qu’avance la pre­mière décen­nie, on observe le retour à un activisme qui a pour ambi­tion de se lier étroite­ment aux prob­lèmes soci­aux, au moyen d’expériences menées en plein essor des com­bats pour la représen­ta­tiv­ité et les droits des femmes, des Noirs, des indigènes et de la com­mu­nauté LGBTQIA+. L’élection d’un prési­dent d’extrême droite en 2018 a eu pour effet d’accentuer la mobil­i­sa­tion col­lec­tive con­tre les iné­gal­ités sociales crois­santes, le chô­mage à des niveaux alar­mants, la remise en cause d’acquis des salariés, la cor­rup­tion endémique, la mil­i­tari­sa­tion des insti­tu­tions et l’assassinat sys­té­ma­tique de groupes mar­gin­al­isés ou liés à des minorités. La destruc­tion de la forêt ama­zoni­enne par déforesta­tion et les incendies crim­inels représen­tent une triste syn­thèse de la mise en crise de divers­es instances de la vie sociale au Brésil.

Il est indé­ni­able que cette sit­u­a­tion est l’un des prin­ci­paux moteurs de l’engagement des col­lec­tifs de théâtre dans un activisme poli­tique et éthique tou­jours plus intense, que démon­trent leurs inter­ven­tions dans les quartiers défa­vorisés et le besoin urgent de penser les con­di­tions sociales de la man­i­fes­ta­tion de la théâ­tral­ité. Les groupes représen­tat­ifs de cette démarche sont Pandêmi­ca Cole­ti­vo Tem­porário de Cri­ação, Cia Mar­gin­al, As Capu­lanas Cia de Arte Negra, Grupo Clar­iô de Teatro, Cole­ti­vo Negro et ZAP 18 (Zona de Arte da Per­ife­ria 18), pour n’en citer que quelques-uns par­mi ceux, nom­breux, qui inter­vi­en­nent dans les ban­lieues de métrop­o­les comme Rio de Janeiro, For­t­aleza, São Paulo et Belo Hor­i­zonte.

Cette ten­dance n’est sans doute pas exclu­sive au con­texte brésilien, même si elle affiche ici un volt­age sus­cep­ti­ble d’attiser les ten­sions entre théâ­tral­ité et activisme.1 Analysant une série de man­i­fes­ta­tions de la péri­ode immé­di­ate­ment antérieure, Claire Bish­op détecte un « tour­nant social » de l’art de la fin du XXe siè­cle, qui trou­ve son reflet dans la démarche mil­i­tante des artistes et dans le rejet de l’esthétique et de la for­mal­i­sa­tion, rem­placées par des inter­ven­tions auprès des pop­u­la­tions défa­vorisées et sur des modes proches du tra­vail social.2

Même si une telle pos­ture est fréquente sur la scène brésili­enne, il y a des expéri­ences forte­ment inscrites dans le tis­su social qui ne rem­pla­cent pas pour autant la forme artis­tique par des pra­tiques com­mu­nau­taires d’action cul­turelle. On se rend compte qu’elles préser­vent la dis­tance entre l’art et la prax­is sociale et main­ti­en­nent une ten­sion entre autonomie et hétéronomie que l’on peut peut-être appel­er une autonomie dis­si­dente.
Ce sont des œuvres à la for­mal­i­sa­tion insta­ble, car­ac­téris­tiques d’une scène élargie qui effacent les fron­tières entre per­for­mance, arts visuels, danse et ciné­ma, tout en inclu­ant des modes renou­velés de théâtre doc­u­men­taire pour mieux s’engager dans le con­texte social.

Les spec­ta­cles de Lia Rodrigues et de Chris­tiane Jatahy sont de bons exem­ples de cette scène élargie. Créées avec leurs col­lec­tifs – Lia Rodrigues Com­pan­hia de Dança et Com­pan­hia Vér­tice de Teatro – ils représen­tent une généra­tion d’artistes con­nue pour des pro­duc­tions qui sont à la lim­ite des cul­tures, des langues et des arts. C’est une scène qui joue sur les fron­tières artis­tiques, esthé­tiques, géo­graphiques et cul­turelles. Entre la danse et la per­for­mance, le théâtre et le ciné­ma, le local et le mon­di­al, les œuvres sont étroite­ment liées à des sit­u­a­tions de con­flit, mais n’en por­tent pas moins un cer­tain type de spé­ci­ficité artis­tique dans le rap­proche­ment entre théâ­tral­ité et réal­ité.

Soutenir le ciel

La Com­pag­nie de danse Lia Rodrigues, fondée en 1990, a inten­si­fié la puis­sance poli­tique de ses spec­ta­cles à par­tir du moment où elle est allée s’installer à la Maré, un des plus grands com­plex­es de fave­las de Rio de Janeiro, qui réu­nit seize ter­ri­toires, pour 140 000 habi­tants. L’artiste rap­pelle que son souhait de trans­fér­er le siège du groupe cor­re­spondait au désir d’expérimenter de quelle façon un « pro­jet d’art con­tem­po­rain dia­logue avec un pro­jet social ». Là où il a lieu, l’acte de créer ne peut pas se restrein­dre à la pro­duc­tion d’une œuvre et il faut trou­ver des façons d’intervenir, de sub­sis­ter et d’ouvrir des espaces où l’on puisse le partager. C’est de ce besoin que sont nées les inter­ven­tions de la com­pag­nie, avec la con­struc­tion d’un cen­tre artis­tique, la for­ma­tion con­tin­ue à l’École libre de danse de la Maré et la recherche artis­tique pour le mon­tage des spec­ta­cles.3

Les divers­es formes d’intervention stim­u­lent la cir­cu­la­tion entre la danse con­tem­po­raine et le con­texte de la favela, remise à jour à chaque nou­velle créa­tion. Les résul­tats sont vis­i­bles dans les spec­ta­cles créés après ce change­ment de lieu de créa­tion, comme Poro­ro­ca (2009), Pirace­ma (2011) et Pin­do­ra­ma (2013) et pren­nent un tour sin­guli­er dans Para que o céu não caia (Pour que le ciel ne tombe pas, 2016), inspiré du livre du chaman yanoma­mi Davi Kope­nawa, qui racon­te le mythe de la fin du monde. Écrit à par­tir d’une con­ver­sa­tion avec l’anthropologue Bruce Albert, La chute du ciel est le pre­mier réc­it présen­tant la voix de la com­mu­nauté qui peu­ple le plus vaste ter­ri­toire indigène du monde cou­vert par la forêt, entre le nord du Brésil et le sud du Venezuela. Véri­ta­ble man­i­feste chamanique con­tre la destruc­tion de l’Amazonie, il abor­de les ques­tions cli­ma­tiques et la dévas­ta­tion de la nature selon la cos­mogo­nie amérin­di­enne. Ayant recours aux fonde­ments de la cul­ture yanoma­mi, Kope­nawa nous aver­tit que l’extermination crois­sante de la forêt et des ani­maux entraîn­era une rup­ture totale de l’harmonie sur Terre. Quand ce temps arrivera, l’esprit des « xapiri », relais du « mes­sage codé de la forêt », ne parvien­dra plus à empêch­er que le ciel s’abatte sur tous les êtres vivants de la planète, y com­pris le « peu­ple de la marchan­dise », les indigènes, les arbres et les ani­maux. Dans la pré­face de l’ouvrage, l’anthropologue Eduar­do Viveiros de Cas­tro note que la lucid­ité poli­tique et poé­tique du chaman porte un « dis­cours sur le lieu auquel on appar­tient, parce que son énon­ci­a­teur sait ce qu’il est et où il se trou­ve »4

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