Le compositeur romantique italien, Giuseppe Verdi (1813 – 1901) réalise l’opéra Aïda en 1871, à la suite du percement du canal de Suez, un événement aux enjeux économiques, politiques et environnementaux importants. Il a notamment permis de faciliter les transits de marchandises entre l’Europe et l’Asie, sans contourner l’Afrique1. Cette œuvre caractéristique d’une période impérialiste raconte l’histoire d’amour entre Radamès, capitaine égyptien et Aïda, esclave éthiopienne. Celui-ci devra commander les troupes égyptiennes dans la guerre contre l’Éthiopie dont certains habitants sont faits esclaves. L’histoire est marquée par des conflits et des relations de pouvoir entre les peuples africains, qui rappellent l’assujettissement des colonies de l’Europe du XIXe siècle.
Produite à l’Opéra Bastille, la transmission des histoires multiples liées à Aïda – l’histoire de Aïda, l’histoire contextuelle de l’opéra et le récit contemporain – est rendue possible notamment grâce à cette rencontre entre l’art de l’opéra et l’art de la marionnette, qui constituent tous deux des espaces de représentations culturelles et sociales. Lotte de Beer précise de ce fait sa position politique où la cantatrice blanche entre en relation avec la protagoniste éthiopienne symbolisée. Imaginées par l’artiste zimbabwéenne Virginia Chihota et conçues par Mervyn Millar, les marionnettes relèvent d’un dispositif non réaliste réfléchi en dialogue avec la voix des chanteur.euses pour l’interprétation des personnages d’Aïda, de son père Amonasro et des esclaves éthiopiens. L’artiste Virginia Chihota, qui a également réalisé certaines des peintures expressionnistes projetées sur scène, propose une figure d’Aïda en résonance avec son travail artistique mettant en valeur « les façons dont le corps féminin brise les frontières et suscite des interrogations sur les différentes formes d’appartenance2 ».
Le choix de la marionnette fut particulièrement controversé. Les critiques se centrent sur la marionnette en tant qu’objet plutôt que sur le personnage3, illustrant la difficulté des auteurs à se projeter et la façon négative dont les problématiques raciales sont considérées. Se révèle un exercice de style mettant à l’épreuve les préjugés, les dominations, les oppressions et un racisme latent : les commentaires disent beaucoup sur notre temps à vouloir dissimuler les revendications et les études décoloniales. Beaucoup affichent un désintérêt, voire un mépris total pour ces représentations (certain.es ont littéralement fermé les yeux devant le spectacle) – phénomène symptomatique de notre société. Lotte de Beer a donc la volonté d’inscrire ces questions dans notre temps et de nous interroger. Au sein de notre étude, il ne s’agit pas de faire le procès de cet opéra mais plutôt de voir ce qui est produit aujourd’hui pour penser l’altérité et sortir des schémas d’une altérité « naturelle ». Si la production a suscité autant de réactions, c’est aussi parce qu’elle pose le doigt sur la part sombre de notre histoire européenne : le colonialisme et l’esclavagisme.