Depuis Moses und Aron monté à l’Opéra de Paris (Bastille, 2015), Romeo Castellucci poursuit son chemin dans les livres bibliques et l’histoire de la musique pour mener une réflexion sur les origines du mal et la hantise de la mort qui traverse notre temps. Si l’œuvre dodécaphonique de Schoenberg représentait la division et l’éloignement de Dieu dans l’Exode, Il Primo Omicidio (Opéra Garnier, 20181) met en voix le premier meurtre de la Genèse, celui d’Abel par son frère Caïn. Le Requiem de Mozart mis en scène l’année suivante au Festival d’Aix-en-Provence sera plus explicitement sous le signe des extinctions – celles des grandes entités de la nature (espèces animales, mers, forêts, glaciers…), comme celles des réalités humaines (cultures, langues, cités, formes d’art…) –, suivant le rituel de la messe des morts, mais aussi selon un « atlas des grandes extinctions » défilant à l’écran, dont la litanie se rapprochant toujours du temps présent invite à s’abandonner au mouvement irrépressible des disparitions. Requiem peut se lire comme une généalogie des espèces à rebours, comme le récit sans cesse recomposé des effacements et des éclipses, des renaissances et des métamorphoses, comme une danse sacrée, réapprise par l’ensemble des interprètes, pour nous aider à cohabiter. Cohabiter avec la mort, à laquelle nous appartenons, cohabiter avec d’autres espèces, d’autres entremêlements de vie, d’autres embranchements possibles de nos relations avec le vivant. Peu de spectacles se sont mis, comme ce Requiem, au diapason de la pensée écologique contemporaine, donnant corps aux inquiétudes écologiques immédiates tout en portant la réflexion sur une autre échelle, qui nous dépasse complètement.
Par contraste, Il Primo Omicidio peut apparaître tributaire d’une approche plus archaïque. Loin de l’évidence spectaculaire de Moses und Aron, avec son Veau d’or, si facilement associable à l’appétit de consommation de notre société (et incarné sur scène par un taureau en chair et en os, dont la présence a défrayé la chronique), loin du puissant fleuve du temps dont Requiem a offert une vision tangible et métaphysique, ce joyau de l’oratorio baroque présente une entrée plus discrète dans la réflexion écologique – celle de la responsabilité humaine.
Reprenant la séparation en deux parties du livret de Pietro Ottoboni et de la partition d’Alessandro Scarlatti, Castellucci construit le spectacle en deux moments visuellement et poétiquement autonomes. Centrée sur le sacrifice offert à Dieu par les fils d’Adam et Ève, la première partie présente une « succession de panoramas2 », où lumières et couleurs s’étalent plus ou moins vives, tantôt chaudes, tantôt froides, sur la surface de grands cycloramas, formant un espace abstrait où les personnages progressent en enchaînant les poses stylisées. L’humanité d’après la Chute est présentée sous les traits d’une famille chrétienne traditionnelle, pionniers de l’Ouest, fermiers du Midwest ou colons d’Algérie cultivant des terres inhospitalières, y souffrant et apportant la souffrance, développant dans la domination et l’épreuve une foi et une morale intransigeantes. Pour apaiser le courroux du Créateur, le pâtre et le cultivateur souhaitent lui présenter un sacrifice et apportent sur scène deux machines à fumée en lieu et place du plus innocent de ses agneaux pour Abel et des premiers fruits de son labour pour Caïn. Attiré par l’odeur du sang, le Seigneur dépose sa veste sur le bûcher de l’agriculteur et, nimbé de lumière derrière un tulle, manifeste sa préférence pour le sacrifice animal. Lucifer vient alors exciter la jalousie de Caïn, accablé par l’injustice, la colère et un désir inconnu de vengeance.