Les oreilles du théâtre

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Les oreilles du théâtre

Le 30 Avr 2022
Figure acoustique d’Ernst Éditions de l’Éclat, 2012. Chladni (1756-1827), une des premières représentations graphiques du son réalisée à partir d’une plaque de cuivre, de sable fin et d’un archet.
Figure acoustique d’Ernst Éditions de l’Éclat, 2012. Chladni (1756-1827), une des premières représentations graphiques du son réalisée à partir d’une plaque de cuivre, de sable fin et d’un archet.
Figure acoustique d’Ernst Éditions de l’Éclat, 2012. Chladni (1756-1827), une des premières représentations graphiques du son réalisée à partir d’une plaque de cuivre, de sable fin et d’un archet.
Figure acoustique d’Ernst Éditions de l’Éclat, 2012. Chladni (1756-1827), une des premières représentations graphiques du son réalisée à partir d’une plaque de cuivre, de sable fin et d’un archet.
Article publié pour le numéro
146

Quar­ante ans déjà que le théâtre s’est décou­vert des oreilles. C’était dans les années 1980, Ray­mond Mur­ray Schafer venait de pub­li­er Le Paysage sonore et dans son sil­lage émergeait un mou­ve­ment inter­dis­ci­plinaire visant à restau­r­er l’importance du son – ce que l’on nom­mera le « tour­nant acous­tique ». Les études théâ­trales ne firent pas excep­tion et l’on se sou­vint soudain que si le théâtre est éty­mologique­ment le lieu d’où l’on voit, c’est aus­si celui où l’on écoute. Restait alors à repenser tout un champ d’étude à par­tir du sonore (ou du moins en en ten­ant compte), à redis­tribuer les coor­don­nées de l’histoire du théâtre, celles de ses dra­matur­gies, de son pub­lic, de ses esthé­tiques ; un tra­vail d’ampleur qui pren­dra plusieurs décen­nies et se pour­suit encore avec notam­ment les travaux pio­nniers de Jean-Marc Lar­rue et Marie-Madeleine Mer­vant-Roux1. Car écouter la réal­ité sonore des scènes, passées ou présentes, néces­site d’abord de se forg­er des out­ils qui soient véri­ta­ble­ment adap­tés aux spé­ci­ficités de cette réal­ité étudiée. Autrement dit : si tant est que l’on pos­sède des oreilles, encore faut-il appren­dre à écouter et à pos­er des mots sur cette écoute2

Certes, d’un point de vue physique, le son se laisse aisé­ment définir – il est une onde pro­duite par une vibra­tion mécanique et qui se propage dans un milieu – et l’acoustique en maîtrise depuis longtemps déjà les fluc­tu­a­tions. Mais par exten­sion phys­i­ologique le son désigne aus­si la sen­sa­tion audi­tive créée par cette vibra­tion et porte en lui des puis­sances nar­ra­tives infinies qui débor­dent toute déf­i­ni­tion stricte. Le théâtre com­mence ici et cha­cun peut aisé­ment en faire l’expérience : chercher à décrire un son, c’est retomber invari­able­ment sur des métaphores visuelles ou tac­tiles – un son dur ou mou, chaud ou froid, lumineux ou som­bre. Comme si le lan­gage per­dait ses mots face au sonore et rendait néces­saire l’apprentissage de cette « écri­t­ure du son » défendue avec ardeur et justesse par Daniel Deshays3. Révélant les espaces vides du lan­gage, le son comme sen­sa­tion audi­tive char­rie des imag­i­naires et est sus­cep­ti­ble, à l’instar des madeleines, de provo­quer le sur­gisse­ment de sou­venirs oubliés. Quels que soient les mots ou les sou­venirs, à cette puis­sance de nar­ra­tion du sonore s’ajoute une ten­ta­tion matéri­al­iste qui fait du son une matière, voire un objet. Depuis les lignes som­bres du pho­nau­to­graphe jusqu’aux pro­grammes de syn­thèse, le rêve d’un corps du son per­siste et rap­pelle la logique de la trace pro­pre au son4. Si grâce au développe­ment de ces tech­niques d’enregistrement, de repro­duc­tion et de syn­thèse du son le phénomène sonore peut désor­mais être (re)joué indéfin­i­ment, quelque chose, dans le son, résiste à toute ontolo­gie et, à pro­pre­ment par­ler, la sen­sa­tion audi­tive n’a d’existence que dans et par l’écoute. C’est dire autrement que quelque chose, dans l’expérience du sonore, est irré­ductible. Tout comme quelque chose, dans l’expérience théâ­trale, par­ticipe d’une irré­ductibil­ité. Et c’est peut-être en cela que le son et le théâtre sont des parte­naires priv­ilégiés : leur vérité ne peut s’entrapercevoir que dans l’expérience d’un présent.

Ce sont ces expéri­ences, du sonore autant que du théâtre, que ce numéro d’Alternatives Théâ­trales donne ici à lire : les expéri­ences sin­gulières de celles et ceux qui « créent » le son. On les nomme réal­isa­teurs, con­cep­teurs sonores, musi­ciens, com­pos­i­teurs, artistes sonores ou design­er et ils restent sou­vent cachés dans l’obscurité de la régie ou en fin de générique (quand ils y fig­urent). L’instabilité des ter­mes employés pour les désign­er révèle autant la mécon­nais­sance qui les entoure que la mul­ti­plic­ité des facettes de leur méti­er et si cer­tains y voient la pos­si­bil­ité d’une plus grande lib­erté, tous ont à cœur de faire enten­dre la dimen­sion artis­tique de leur pra­tique, qu’elle soit musi­cale, théâ­trale, per­for­ma­tive, radio­phonique ou dig­i­tale. Priv­ilé­giant la forme des entre­tiens, ce numéro peut se lire dans le désor­dre aus­si bien qu’en suiv­ant la con­ti­nu­ité du som­maire qui part du théâtre pour pro­gres­sive­ment s’en écarter avec la musique, les arts numériques et enfin les arts sonores sans oubli­er la créa­tion radio­phonique. L’essentiel est de prêter l’oreille aux échos que dessi­nent entre elles les paroles des artistes, auteurs et autri­ces et les visuels qui les accom­pa­g­nent et qui se détachent par­fois d’un sim­ple rap­port illus­tratif. Au fil des pages, le lecteur pour­ra ain­si se per­dre dans un tis­sage de mots et de rêver­ies sonores où s’entremêlent la lib­erté, l’absence de norme, l’invisible et l’insaisissable, l’intimité entre geste et son, la fragilité, l’abandon ; soit l’archipel en expan­sion d’une créa­tion sonore con­tem­po­raine à penser au pluriel. Présen­tés au lecteur dans leur hétérogénéité et sans chercher à éla­bor­er un sys­tème théorique ou cri­tique, les mots recueil­lis et repro­duits ici sont des points d’écoute5 qui invi­tent cha­cune et cha­cun à faire l’expérience des sons. Avec comme seule ambi­tion le désir d’explorer les scènes sonores en toute lib­erté et d’éveiller la curiosité de nou­velles oreilles.

Coro Informal de Félix Blume et Daniel Godínez Nivón
au festival Salmon, Barcelone (Espagne), 2020.
Coro Infor­mal de Félix Blume et Daniel Godínez Nivón au fes­ti­val Salmon, Barcelone (Espagne), 2020.

Nos remer­ciements les plus chaleureux vont à nos parte­naires sans lesquels ce numéro n’aurait pu paraître : le Théâtre Nation­al de Wal­lonie-Brux­elles, l’École Uni­ver­si­taire de Recherche ArTeC et le lab­o­ra­toire His­toire des Arts et des Représen­ta­tions de l’Université Paris Nan­terre. Sans oubli­er l’aide pré­cieuse apportée par Tris­tan Barani, Nico­las Riv­ière, Marie-Madeleine Mer­vant-Roux et par l’ensem­ble du comité de rédac­tion d’Alternatives Théâ­trales.

  1. Sur la genèse des études sonores en théâtre, se reporter à la syn­thèse de ses deux chefs de file prin­ci­paux, Jean-Marc Lar­rue et Marie-Madeleine Mer­vant-Roux : “Théâtre, le lieu où l’on entend”, in “Écouter la scène con­tem­po­raine”, L’an­nu­aire théâ­tral, N°56 – 57, Automne 2014, Print­emps 2015, p.17 – 45. Lire aus­si le récent ouvrage qu’ils ont dirigé, Le Son du théâtre. XIXe-XXIe siè­cle, Paris, CNRS Édi­tions, 2016. ↩︎
  2. Peter Szendy, Écoute. Une his­toire de nos oreilles, Paris, Minu­it, 2001 ↩︎
  3. Daniel Deshays, pour une écri­t­ure du son, Paris, Klinck­sieck, 2006 ↩︎
  4. Sur l’ar­tic­u­la­tion entre son et trace, lire François J. Bon­net, Les Mots et les sons : un archipel sonore, Paris, Édi­tions de l’É­clat, 2012. ↩︎
  5. Nous emprun­tons ici la notion de “point d’é­coute” à Michel Chion, qu’il développe en par­al­lèle de celle du point de vue dans Le Son au ciné­ma, Paris, Édi­tions de l’É­toile, 1985, p.51 et sq. ↩︎
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Écrit par Chloe Larmet
Doc­teure en Arts du spec­ta­cle, Chloé Larmet mène une recherche sur les esthé­tiques scéniques con­tem­po­raines à par­tir de...Plus d'info
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