Sapho, magicienne des deux rives 

Musique
Portrait

Sapho, magicienne des deux rives 

Le 13 Juil 2022
Portrait de Sapho à Paris. Photo Oumeya El Ouadie.
Portrait de Sapho à Paris. Photo Oumeya El Ouadie.
Portrait de Sapho à Paris. Photo Oumeya El Ouadie.
Portrait de Sapho à Paris. Photo Oumeya El Ouadie.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 147 - Scènes contemporaines des mondes arabes
147

Si Sapho est Parisi­enne depuis longtemps, c’est à Mar­rakech que la charis­ma­tique et mys­tique chanteuse (égale­ment com­positrice, poète, écrivaine, plas­ti­ci­enne et comé­di­enne) est née. Pour celle qui affirme qu’on ne se « remet pas d’une enfance au Maroc », c’est une influ­ence con­stante que l’on retrou­ve en écoutant l’envoutant J.A.M. (Jalousie, Amour, Mort). Inspiré autant par Shake­speare que par l’Orient…

Elle se définit volon­tiers comme « juive arabe et fran­co-maro­caine ». Sapho est atyp­ique. Comme artiste d’abord, parce que, de la scène punk à ses repris­es de Bar­bara et Georges Brassens, elle s’est immergée dans des courants musi­caux éclec­tiques sans jamais y per­dre son âme. Comme citoyenne aus­si, parce qu’elle incar­ne un cos­mopolitisme heureux et la soif intariss­able de décou­vrir d’autres cul­tures, sans jamais per­dre de voix l’Orient orig­inel. « Mes grands-par­ents par­laient l’arabe, explique-t-elle, mon père a étudié l’arabe clas­sique et la chanteuse libanaise Fairouz était son artiste favorite. Pen­dant mon enfance, l’arabe et la cul­ture arabe ont tou­jours été présents. » C’est juste­ment avec les dis­ques Pas­sages d’Enfer et Bar­barie, pétris d’influences nord-africaines, que Sapho ren­con­tre le suc­cès au milieu des années 1980. Puis avec Pas­sions, pas­sons en 1985, pétri d’influences judéo-arabes. 

Dans ses com­po­si­tions suiv­antes, c’est la musique arabo-andalouse qui sur­git et des hom­mages aux chants tra­di­tion­nels des sheikhates, les chanteuses pop­u­laires maro­caines. Puis, Oum Kalthoum qu’elle reprend en se pas­sion­nant pour l’art du tarab1, cette émo­tion exta­tique entre l’artiste et le spec­ta­teur, dif­fi­cile à attein­dre, vénérée et recher­chée par les grands musi­ciens ori­en­taux. Mais Sapho c’est aus­si Avec le temps de Léo Fer­ré dans une ver­sion en arabe déchi­rante. Ou encore Ori­ents, joué par un orchestre de Nazareth sur lequel elle con­voque des musi­ciens pales­tiniens et israéliens. Ce tis­sage entre l’Orient et l’Occident se niche égale­ment dans son écri­t­ure. L’artiste écrit en français, mais chante aus­si en hébreu ou en arabe : « J’étais trop Maro­caine pour être Française et trop Française pour être Maro­caine. Entre ces deux cul­tures, j’ai eu la pos­si­bil­ité de bouger d’un monde à l’autre », analyse-t-elle. 

Cette iden­tité mou­vante est au cœur de J.A.M., dont le point de départ n’est autre qu’une com­mande pour une adap­ta­tion d’Oth­el­lo, il y a huit ans, par Raz­er­ka Ben Sadia-Lavant. « Elle voulait restituer son atmo­sphère mau­re à Oth­el­lo. C’est pourquoi elle avait fait appel à Meh­di Hadd­ab et moi pour en com­pos­er la musique », se sou­vient Sapho. La chanteuse se pas­sionne notam­ment pour une trou­blante réplique de Iago (inter­prété par Denis Lavant), « I am not what I am », qui lui per­met de con­sacr­er une chan­son ver­tig­ineuse à cette fig­ure du traître par excel­lence, tout en jouant sur les iden­tités mul­ti­ples. Elle s’empare aus­si de la fameuse Wil­low Song. Cette bal­lade de la Renais­sance, que Des­dé­mone chante peu avant de mourir, est con­sid­érée par d’aucuns comme la chan­son la plus triste du monde. Sapho la pare d’une atmo­sphère un brin cel­tique, dont l’ambiance et les claviers évo­quent cav­al­cades et par­adis per­dus.  

Portrait de Sapho à Paris. Photo Olivier Steiner.
Por­trait de Sapho à Paris. Pho­to Olivi­er Stein­er.

Plus sur­prenante, elle s’inspire aus­si d’Emilia, la suiv­ante de Des­dé­mone, pour une chan­son pleine d’humour, Lal­la Imil­ia. Elle y chante, en dar­i­ja (l’arabe dialec­tal maro­cain) et en français : « Fous-moi la paix le bar­bu, les hommes tombent sous mes charmes (…) Je suis belle et je suis en vie. » Des paroles dont le dou­ble sens n’a bien sûr pas échap­pé à celle qui les a écrites. « La chan­son évoque la jouis­sance fémi­nine. Je ne suis pas inno­cente, je sais très bien que cela peut être à dou­ble tran­chant, mais ce n’est pas agres­sif », nous explique-t-elle.  L’inspiration n’est pas ici directe­ment shake­speari­enne mais famil­iale. Sapho s’est sou­v­enue avec mal­ice d’une belle tante, un brin nar­cis­sique, à laque­lle son grand-père dis­ait de cess­er de s’admirer dans la glace… C’est en fu  ā (arabe clas­sique) qu’elle inter­prète comme une incan­ta­tion L’art d’aimer, de Dar­wich, qui clôt J.A.M. L’ode à l’amour pleine d’érotisme du poète pales­tinien sied bien à Sapho, dont la démarche est selon elle « éminem­ment poli­tique ». « C’est mon his­toire, nous racon­te-t-elle. J’ai toutes ces influ­ences. C’est égale­ment poli­tique. Je per­siste à con­vo­quer tous les ter­ri­toires de ma mémoire et à dire que l’art n’a pas de fron­tières. Il n’a pas de passe­port, il ne demande pas les papiers, il tra­verse. » Sapho, magi­ci­enne des deux rives, con­stru­it inlass­able­ment des ponts, quel que soit son mode d’expression artis­tique. Un exem­ple par­mi tant d’autres : son expo­si­tion, aux Beaux-Arts de Tour­co­ing en 2015, s’intitulait Répa­ra­tion Islah – Sli­ha. Islah veut dire « répa­ra­tion » en arabe et Sli­ha sig­ni­fie « par­don » en hébreu.

  1. Abû Hâmid, Al Ghazâli, Kitâb âdâb as-samâ3 wal wajd (Audi­tions spir­ituelles et extase), traduit et annoté
    par Has­san Boutaleb, édi­tions Albouraq, Bey­routh, 2012, p.116. ↩︎
Musique
Portrait
Sapho
1
Partager
Photo de Marjorie Bertin, Crédit Anthony Ravera RFI
Écrit par Marjorie Bertin
Doc­teur en Études théâ­trales, enseignante et chercheuse à la Sor­bonne-Nou­velle, Mar­jorie Bertin est égale­ment jour­nal­iste à RFI et au...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous aimez nous lire ?

Aidez-nous à continuer l’aventure.

Votre soutien nous permet de poursuivre notre mission : financer nos auteur·ices, numériser nos archives, développer notre plateforme et maintenir notre indépendance éditoriale.
Chaque don compte pour faire vivre cette passion commune du théâtre.
Nous soutenir
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Couverture du numéro 147 - Scènes contemporaines des mondes arabes
#147
mai 2025

Scènes contemporaines des mondes arabes

14 Juil 2022 — Du temps où ma mère racontait, la dernière création du chorégraphe libanais de trente-trois ans, Ali Chahrour, aurait dû être…

Du temps où ma mère racon­tait, la dernière créa­tion du choré­graphe libanais de trente-trois ans, Ali Chahrour, aurait…

Par Muriel Maalouf
Précédent
16 Mai 2022 — Créé à Milan en 2018, l’opéra de György Kurtág d’après Fin de partie de Samuel Beckett se tient au plus…

Créé à Milan en 2018, l’opéra de Györ­gy Kurtág d’après Fin de par­tie de Samuel Beck­ett se tient au plus près du texte et nous le révèle comme une par­ti­tion pre­mière. Pour la pre­mière fois…

Par Jean Tain
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements