Chansons-Partout

Compte rendu
Musique
Performance

Chansons-Partout

Le 3 Fév 2023
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 148 - Arts vivants. Cirque marionnette espace public - Alternatives Théâtrales
148

Au print­emps et à l’automne 2022, un petit groupe d’artistes lié à la médiathèque NGHE1 déploie Chan­sons-Partout à Molen­beek : un pro­jet nomade qui invite les habitant·e·s, commerçant·e·s et travailleur·s·es du quarti­er autour de la place Brun­faut à partager des chants et des his­toires pour mieux se ren­con­tr­er. Ces échanges don­nent lieu à une série de « ren­con­tres radio­phoniques » qui s’écrivent col­lec­tive­ment. 

Tout est par­ti d’un café noisette au Snack Noisette. Juste der­rière la porte de Flan­dre, de « l’autre côté » du canal, à Molen­beek. 

Le petit groupe d’artistes s’y retrou­vait cer­tains matins, ahuris par la sit­u­a­tion Covid. Le café noisette leur offrait la pos­si­bil­ité de con­tem­pler des vidéos ani­mal­ières en boucle, vautrés dans de moelleux canapés de cuir maro­cains, dans une ambiance néon et crois­sant chaud. Le petit groupe se mit bien­tôt à planch­er sur l’écriture d’un dossier pour « le futur de la cul­ture », un appel à pro­jets « spé­cial Covid » de la éfwébé en forme de man­i­feste. Un appel aux artistes à ce qu’ils ne « visent pas unique­ment à favoris­er le geste créatif pour lui-même », mais dont « l’ambition est d’innover, par exem­ple : que les musi­ciens créent en bib­lio­thèque, que les graf­feurs taguent les cours de récréa­tion, que les danseurs investis­sent les locaux de scouts, que les plas­ti­ciens inter­ro­gent la ques­tion du genre ou encore que les auteurs écrivent au musée ». Ain­si, le petit groupe réfléchis­sait à tout ce que cela pou­vait bien sig­ni­fi­er, elleux qui n’étaient ni graf­feurs ni locaux de scouts et qui n’avaient plus vrai­ment de tra­vail ni de revenus. Les vidéos de petits ours bruns en train de se rouler les uns sur les autres dans la mousse étaient donc bien­v­enues pour les aider à écrire leur pro­jet. 

Tout est par­ti de la médiathèque NGHE, une médiathèque dite « bricolée », un petit espace auto­géré dédié à la créa­tion et à la dif­fu­sion musi­cale dite alter­na­tive ou indépen­dante qui accueille et abrite une col­lec­tion de mil­liers de K7, CD et vinyles de tous pays. La médiathèque ouvre ses portes à un pub­lic en petit nom­bre chaque same­di après-midi depuis une dizaine d’années, pour des con­certs ou lance­ments de K7, com­pi­la­tions faites sur le vif. Le petit groupe imag­ine alors com­ment com­pléter cette col­lec­tion inter­na­tionale par une col­lec­tion « locale », qui serait générée par l’enregistrement de chants et de musique du quarti­er et viendrait trou­ver sa place dans les casiers de la NGHE comme une excrois­sance qui fait sens. Chan­sons-Partout est lancé, la ques­tion de « com­ment col­lecter des chants dans le quarti­er ? » aus­si. Assez vite, le mot « col­lecte » embête le petit groupe, évidem­ment. Dans un proces­sus col­lec­tif, com­ment col­lecter sans pren­dre ? Com­ment partager sans utilis­er ? Com­ment échang­er plutôt que créer ? Com­ment con­stituer « une com­mu­nauté éman­cipée, c’est-à-dire une com­mu­nauté de con­teurs et de tra­duc­teurs »2 où artistes et spec­ta­teurices ne font qu’un ? Le petit groupe a beau avoir sur sa table de chevet Le Spec­ta­teur-ice émancipé‑e (je suis sûre que Jacques Ran­cière l’aurait inclu­sivé à l’heure d’aujourd’hui) et tri­t­ur­er des pro­jets à cheval entre art et médi­a­tion depuis des années, les ques­tions ne sont jamais résolues. Assez vite, le groupe se donne un mot d’ordre : « rien à pren­dre, rien à don­ner », qu’il accroche avec une punaise dans son cerveau excité. Le groupe se dit aus­si, assez naïve­ment, que chanter ensem­ble est et sera rassem­bleur. Et que l’envie, avec ce pro­jet, sera finale­ment assez sim­ple : « Mieux con­naître ses voisi·ne·s. En chan­tant. »

Tout est par­ti d’un tajine au pois­son au Snack Chur­ros avec Thibault, coor­di­na­teur de Radio Mar­itime et por­teur du pro­jet avec le Gsara3, qui annonce tel un sage gourou des ondes, la fourchette vers le ciel : « Il faut faire con­fi­ance à la radio comme médi­um vecteur de ren­con­tres. Et plutôt que d’aller vers des indi­vidus au hasard, allez vers des groupes déjà con­sti­tués, trou­vez les groupes qui exis­tent déjà dans le quarti­er. » C’est ain­si que le petit groupe décou­vre d’autres petit groupes. Des groupes souter­rains, anonymes, qui exis­tent à chaque coin de rue, lit­térale­ment. Et qui se réu­nis­sent, sou­vent pour le plaisir (ou le besoin) de se réu­nir, tout sim­ple­ment. Ça les ras­sure de savoir que ces groupes exis­tent en dehors d’elleux, en dehors de tous les cir­cuits offi­ciels, en dehors du futur de la cul­ture, en dehors des théâtres. 

Tout est alors par­ti d’un café avec le groupe Papote. Le groupe Papote papote. Depuis presque vingt ans pour cer­tain-e‑s, tous les mer­cre­dis matin dans les locaux de l’asbl La Rue et sans aucun out­il d’intelligence col­lec­tive ni bâton de parole pour la plu­part, ça papote grave ! Le petit groupe débar­que avec son petit ques­tion­naire sur la place du chant dans l’enfance. Il ne faut pas trente sec­on­des pour que ça entonne à tue-tête tout ce qui vient à la tête : Michel Sar­dou, évidem­ment, qui a l’avantage de per­me­t­tre d’échanger sur ce qui prête au racisme dans une chan­son, mais aus­si Enri­co Macias qui met tout le groupe Papote d’accord sur le besoin de chanter l’exil et la saudade qui va avec. L’on décou­vre aus­si que Lola, coor­di­na­trice du groupe Papote d’origine albanaise, est chanteuse lyrique et a un groupe accordéon-clavier avec son mari Ymer. À ce moment-là, le petit groupe pense : « On se mélange ! » Ida dit au petit groupe : « En fait, vous êtes un cen­tre cul­turel. » Le petit groupe : « Oui, mais sans argent et sans moyens ! » Ida dit : « Comme nous, en fait ! »

Tout con­tin­ue à par­tir d’un autre groupe par­al­lèle, le groupe Popote (!), où Fati­ma réu­nit chaque mer­cre­di matin autour d’une mon­tagne d’œufs au plat des femmes prin­ci­pale­ment d’origine maro­caine. Elles chantent en arabe. Ensem­ble, on se demande pourquoi nous chan­tons moins aujourd’hui ? Elles se dis­ent que leurs mères chan­taient en cuisi­nant, en tra­vail­lant, mais pas elles. On essaie d’apprendre leur chan­son, mais on la prononce mal. Par­fois c’est mal­adroit, on ques­tionne notre place, on n’ose pas tou­jours enreg­istr­er. Pour ne pas unique­ment s’inviter chez elles, nous les invi­tons au petit déj’ à la NGHE la semaine suiv­ante, où nous cuisi­nons aus­si une mon­tagne d’œufs au milieu des K7 maro­caines qu’elles peu­vent pass­er à leur guise.

Les pro­jets dits d’« action cul­turelle » sont chronophages. Il s’agit d’entretenir du lien, inviter régulière­ment, pren­dre des nou­velles, inviter, ré-inviter. La fron­tière entre « se faire de nou­veaux ami·e·s » et « faire des pro­jets artis­tiques » est mince. Par­fois, des gens ren­con­trés nous appor­tent des K7. Ymer nous ramène des K7 de musique albanaise effacées puis ré-réen­reg­istrées depuis des années, il ne sait plus ce qu’il y a dessus et il n’a plus de lecteur K7. On l’écoute ensem­ble, en con­tem­plant la pluie qui tombe sur place jaune triste qui manque de vert. 

Rien n’est par­ti de la gen­tri­fi­ca­tion, pour­tant on dit que dès lors qu’on prononce ce mot, c’est qu’on est acteurice du proces­sus. À Molen­beek, juste de l’« autre côté » du canal, les proces­sus de vio­lences sociales sont sous notre nez et nous nous sen­tons sou­vent impuissant·e·s. La vio­lence qui nous tra­casse le plus est peut-être finale­ment celle de la « gen­tri­fi­ca­tion des esprits », comme la nomme Sarah Schul­man, celle qui entraîne « la perte de l’imagination ». Avec Chan­sons-Partout, il nous sem­ble que nous avons pu activ­er des ZAC, des zones à chanter, des sortes de petites ZAD per­mis­sives à la joie.

Nous avons beau­coup chan­té, mais aus­si beau­coup mangé. Partout, c’est le même con­stat : la nour­ri­t­ure se cache dans la chan­son. Partout où nous allons, nous man­geons. Au Snack Chur­ros, où les patrons nous appel­lent désor­mais « voisins, voisines » et ça fait une petite boule de chaleur au ven­tre, au restau­rant social Les unes les autres où nous nous sommes fait engager pour une journée à cuisin­er un potage du Bar­ry en écoutant de la musique syri­enne avec Hous­sam, à Cas­son­ade où l’on mange des déli­cieuses choses par­fumées col­lec­tive­ment et l’on chante aisé­ment en cuisi­nant, sou­vent en arabe. Car « la dernière chose qui reste dans la migra­tion c’est la langue, la langue qui goûte et qui par­le »4

La dernière émis­sion radio de Chan­sons-Partout avait juste­ment la nour­ri­t­ure pour thé­ma­tique. Petit à petit, on s’est effor­cé d’intégrer la cui­sine dans le pro­jet lui-même. Nous nous sommes beau­coup tracassé·e·s pour que chanter soit autant val­orisé que manger. Un bud­get a été alloué à la con­vivi­al­ité culi­naire pour rémunér­er Fati­ma ou le Snack Chur­ros afin qu’ils cuisi­nent pen­dant les émis­sions, sans tou­jours savoir s’il était logique de mieux pay­er la cui­sine que la tech­nique ou l’inverse. D’ailleurs, la prochaine « sit­u­a­tion radio­phonique »5 par­lera de labeur et d’argent (du beurre). Peut-être tartinerons-nous des bil­lets de banque en nous lamen­tant poly-phonique­ment sur l’augmentation du prix des chauffe-eaux.

Tout était par­ti du Snack Noisette. Au début, nous avions imag­iné provo­quer un sys­tème d’échan-ges pécu­ni­aires fondés sur la chan­son dans le quarti­er. Nous avions envie de pou­voir par­ler d’argent tout en provo­quant des dis­cus­sions sur la valeur des choses, et peut-être de nous deman­der : que val­ons-nous, comme artistes, dans un quarti­er com­merçant ? Est-ce qu’une chan­son vaut une chaus­sure ? Un café noisette ? On imag­i­nait même une nou­velle mon­naie fondée sur des noisettes qu’on recevrait à chaque chant pro­posé et dont le Snack Noisette serait le gérant. On avait en tête notre ami Samuel, qui avait négo­cié un an de piz­zas con­tre une pein­ture à la pizze­ria de son quarti­er. Puis nous avons décidé de nous laiss­er aller à des échanges libres, plutôt qu’à du libre-échange. De ren­forcer des liens exis­tants et d’en tiss­er de nou­veaux. Pour partager des moments sim­ples et joyeux, et par­fois spec­tac­u­laires, mais peut-être pas au sens où on l’entend. Au sens où la vie s’écoule, comme dirait René Binamé.

Chanter est poli­tique. Manger est poli­tique. Con­naître ses voisin·e‑s est poli­tique. Papot­er et popot­er est poli­tique. Chan­sons partout !6

  1. La médiathèque NGHE aime penser à la musique comme à une force poli­tique capa­ble d’hybridation cul­turelle et de dépasse­ment des fron­tières. Petit lieu indépen­dant en auto­ges­tion tout en bois, elle est instal­lée sur la place Brun­faut à Molen­beek et ouvre ses portes (qua­si­ment) chaque same­di après-midi. Elle est auto­gérée par une dizaine d’artistes, chanteur·s·es, musicien·nes, habitant·e·s. ↩︎
  2. Jacques Ran­cière, Le Spec­ta­teur éman­cipé, La Fab­rique édi­tions, 2008. ↩︎
  3. Créé en 1991 et recon­nu par la Fédéra­tion Wal­lonie-Brux­elles, l’atelier de pro­duc­tion du GSARA a pour voca­tion de soutenir la pro­duc­tion et la pro­mo­tion d’un ciné­ma doc­u­men­taire de créa­tion. ↩︎
  4. 27 Faté­ma Hal, « La nour­ri­t­ure, des his­toires de famille, de trans­mis­sion et d’amour », Women who do Stuff, n° 2. ↩︎
  5. Wal­ter Ben­jamin, Écrits radio­phoniques, éd. Allia, 2014. ↩︎
  6. Les six émis­sions (chants de l’enfance, chants de lutte, chants des cuisines, chants des ani­maux, chants de l’argent et du tra­vail, chants du deuil) ont été dif­fusées sur la webra­dio NGHE, en FM à 200 mètres aux alen­tours dans le quarti­er, et seront bien­tôt retrans­mis­es sur Radio Panik. Une K7 com­pi­la­tion des chants « récoltés » sor­ti­ra en 2023. ↩︎
Compte rendu
Musique
Performance
Partager
Mathilde Lebas Maillard
Mathilde Lebas Maillard est opératrice thérapeutique et travailleuse culturelle, autrice, cheffe de ménage, metteuse en...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements