Le paysage – notre monde invisible

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Entretien
Théâtre

Le paysage – notre monde invisible

Le 18 Jan 2024
Les Emigrants - Monica Budde et Manuel Vallade © Simon Gosselin
Les Emigrants - Monica Budde et Manuel Vallade © Simon Gosselin
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 149 - Théâtre / Paysage - Althernatives Théâtrales
149

CHLOE LARMET et CHRISTOPHE TRIAU  La notion de paysage est au cœur du jeu d’acteur dans votre tra­vail : le « paysage intérieur » de l’acteur, vous le définis­sez comme une imag­i­na­tion sous forme cor­porelle, une vision liée au corps en rêve pou­vant accueil­lir la réal­ité du per­son­nage. Pourquoi ce terme de « paysage » plutôt qu’un autre ? Qu’est-ce qui tra­vaille dans ce mot ? De quels rêves est-il chargé pour vous ?

KRYSTIAN LUPA — Le terme de paysage a émergé dans notre lan­gage d’une façon spon­tanée, au moment de la créa­tion de l’utopie avec l’acteur. Cela aurait pu être un autre mot, mais « paysage » nous a sem­blé le plus éten­du. Il y a, dans sa sig­ni­fi­ca­tion orig­inelle, une dimen­sion sub­jec­tive. Il n’est pas de paysage sans le regard humain sur le monde envi­ron­nant, sans le lieu d’où part ce regard. Le monde extérieur devient paysage, pour celui qui vit l’instant réel de sa vie. L’acteur crée cet instant-là et le rend incom­pa­ra­ble­ment plus intérieur, car il ne dis­pose pas sou­vent du paysage extérieur du moment qu’il est en train de vivre. Il doit donc le créer en imag­i­na­tion, faire sur­gir des images, en se dis­ant : « Je vis un instant du monde dans lequel je suis, ici et main­tenant ». 

On peut s’apercevoir que le regard intérieur sur ce mys­térieux ici et main­tenant du per­son­nage, en train de se créer, com­porte l’image d’une réal­ité extérieure que l’acteur explore avec tout le proces­sus intime du je cor­porel et psy­chique. C’est un phénomène sin­guli­er pro­pre à l’imagination, soit la représen­ta­tion pro­fonde, intense, de l’état intérieur qui pro­duit la vision du paysage devant les yeux. Cela révèle tout un univers et ramène la réflex­ion au sens pre­mier du mot, au con­stat que le paysage est bien plus sub­jec­tif et intrin­sèque qu’il ne parais­sait jusqu’alors. Ce que nous voyons à l’ex­térieur dépend tant de l’en­droit où nous nous trou­vons à ce moment-là dans notre moi intérieur… C’est pourquoi, plus j’u­tilise ce mot dans le lan­gage her­mé­tique de l’u­topie, plus il me par­le. Il devient un mot doté d’un pou­voir mag­ique, presque une incan­ta­tion. Une clé…

C. L. et C. T.  Une des par­tic­u­lar­ités du paysage dans votre pra­tique est qu’il est un espace imag­i­naire qui ne dépend plus de la déci­sion, du vouloir de l’acteur, mais auquel il s’abandonne, en quelque sorte, et qui est mou­vant. C’est le je du per­son­nage, mais un je en devenir qui n’a pas encore pris corps. Alors que les pra­tiques les plus con­ven­tion­nelles et les principes tra­di­tion­nels du mod­èle « dra­ma­tique » reposent sur la notion de volon­té et sur des psy­cholo­gies sup­posées fix­es et déter­minées, est-ce que la con­cep­tion de l’être humain et de ses actions qui s’inscrit, entre autres, dans cette notion de paysage entraîne dans votre théâtre un déplace­ment de l’appréhension de la scène théâ­trale ? Est-ce que cela a des con­séquences, dra­maturgiques et esthé­tiques, plus larges sur la manière dont vous con­cevez la scène par rap­port au mod­èle du « drame », et que la notion de « paysage » pour­rait incar­n­er cer­taines car­ac­téris­tiques de cette nature par­ti­c­ulière de votre théâtre ?

K. L. — Oui, le paysage, et non les détails élaborés dans l’exécution, offre le chemin au MAINTENANT mag­ique au théâtre, ce MAINTENANT qui doit être con­stam­ment recréé. Le paysage est donc un espace imag­iné de la sit­u­a­tion, en tant que quelque chose qui m’attend, qui n’a jamais été vécu, jamais accom­pli. La représen­ta­tion d’hier, en tant qu’événement que j’ai tra­ver­sé en emprun­tant tel ou tel itinéraire, retombe par le biais du paysage – à con­di­tion qu’il demeure vrai et intense – dans le néant, dans L’INEXISTANT. Il est aspiré, absorbé de nou­veau dans LA NON-EXISTENCE, dans un NON-VÉCU. Le paysage est un espace d’attente imag­iné, jamais assou­vi. Il donne accès aux émo­tions et à l’imagination de l’acteur, de l’être. Il est sem­blable à un événe­ment futur incon­nu, mys­térieux (l’objet d’une quête, d’un rêve, d’une inquié­tude ou d’une angoisse) au sein de la vraie vie.

Je tente en effet de creuser et de dévelop­per la con­di­tion d’une « aven­ture théâ­trale » d’acteur à tra­vers le paysage, dans une con­fronta­tion avec l’inconnu, chaque fois nou­veau, dif­férent, par con­séquent avec la pos­si­bil­ité de créer, dans la réal­ité du spec­ta­cle, un vrai futur et non seule­ment un futur repro­duit au cours du spec­ta­cle. Je reste per­suadé que cela déplace le cen­tre de grav­ité et le but de la représen­ta­tion théâ­trale, à par­tir d’une his­toire nar­rée depuis un texte lit­téraire, en vue d’une expéri­ence rit­uelle, tou­jours risquée, de l’humanité vivante.

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Krystian Lupa
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auteur
Co-écrit par Chloe Larmet
Doc­teure en Arts du spec­ta­cle, Chloé Larmet mène une recherche sur les esthé­tiques scéniques con­tem­po­raines à par­tir de...Plus d'info
et Christophe Triau
Essay­iste, dra­maturge et est pro­fesseur en études théâ­trales à l’Université Paris Nan­terre, où il dirige l’équipe Théâtre de...Plus d'info
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