Nous sommes paysage

Art de rue
Théâtre
Parole d’artiste
Réflexion

Nous sommes paysage

Le 26 Juin 2023
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 149 - Théâtre / Paysage - Althernatives Théâtrales
149

Depuis le début de notre tra­vail, nous ques­tion­nons le paysage, le rap­port que l’humanité entre­tient avec lui, pour ain­si dévelop­per et créer une tri­an­gu­la­tion entre paysage, cirque et musique.

Landscape(s)#1, écriture
Marion Even et Quentin Claude, création 2021. Photo Hippolyte Jacquottin.
Landscape(s)#1, écri­t­ure Mar­i­on Even et Quentin Claude, créa­tion 2021. Pho­to Hip­poly­te Jacquot­tin.

Tra­vailler sur le con­cept de paysage soulève sou­vent des réflex­ions dichotomiques. Quand nous évo­quons la notion de paysage, la pre­mière pen­sée qui nous ani­me est un tableau d’une nature, belle, flam­boy­ante, lumineuse, prospère. Une nature « naturelle » et pro­lifique. Or, quand nous tra­vail­lons cette notion, nous sommes con­fron­tés à ce que la terre subit : dégra­da­tion, dom­i­na­tion, appau­vrisse­ment des sols, cul­tures inten­sives, béton­i­sa­tion… La terre est vue comme une source de pro­duc­tion qu’il faut soumet­tre aux lois des Hommes. Pro­duc­tions inten­sives de céréales et de vian­des, traite­ment de la terre par les pes­ti­cides, emploi de pro­duits phy­tosan­i­taires, acca­pare­ment des réserves d’eau, tout cela, nous le savons déjà, affaib­lit et rend stériles les sols. Pourquoi ce para­doxe si grand entre la pen­sée du paysage et le rap­port que nous entretenons avec lui ?

Rap­pelons que le paysage est un con­cept apparu en Europe au xvie siè­cle par l’art pic­tur­al. En peignant la nature, l’homme crée la notion de paysage dans un rap­port sujet-objet. En objec­ti­vant le paysage, il s’en extrait. Il est donc en dehors de lui, en dehors de la nature, en dehors de ce qui l’entoure. Cet état de supéri­or­ité provoque con­quêtes, coloni­sa­tions, pro­priétés, ter­ri­toires… La terre devient un dessin que l’on divise. Elle devient abstraite. 

Pou­vons-nous penser le paysage autrement ? Et si oui, com­ment ?

Pour chaque créa­tion de spec­ta­cle, nous avons un même proces­sus : nous mar­chons. C’est un ter­rain de recherche essen­tiel pour cha­cune de nos œuvres puisqu’il nous sem­ble être le meilleur moyen de nous con­necter au plus près du paysage. La marche nous ancre dans le monde. Elle per­met à la fois de nous recen­tr­er, de ressen­tir notre corps, ce qu’il s’y passe, d’activer notre pen­sée, et de nous englober dans l’environnement dans lequel nous sommes. En plus de cela, elle nous con­necte aux autres. C’est aus­si une façon de par­ler la même langue, de faire com­mun, avec les per­son­nes que nous choi­sis­sons pour nos créa­tions, qui vien­nent d’horizons ou de tech­niques dif­férents. Issues du tra­vail de la choré­graphe Chris­tine Quoiraud, et du Body Weath­er Lab­o­ra­to­ry de Min Tana­ka, danseur et choré­graphe japon­ais, nous dévelop­pons ce que nous nom­mons des march­es choré­graphiques. Comme nous aimons don­ner du sens à ces march­es, elles sont expéri­men­tées de manières dif­férentes sur chaque pro­jet, même si le cadre est, lui, iden­tique. Nous essayons de les éprou­ver dans des temps dif­férents : pour Landscape(s)#1, nous mar­chions à chaque rési­dence tous les matins d’une à deux heures, pour Lieux dits, nous avions pro­posé à notre équipe une semaine d’immersion où nous mar­chions toute la journée sur l’île d’Ouessant. Pour Solitude·s ce fut aus­si une immer­sion dans une forêt suisse pen­dant une semaine. Pour Women weave the land nous avons repris des march­es régulières lors des rési­dences, en ajoutant une marche par mois faite à dis­tance, dans le lieu où cha­cune se trou­vait alors. Nous avions ain­si un ren­dez-vous men­su­el où nous savions que nous mar­chions, séparé­ment, mais ensem­ble. L’idée était de garder une trace par écrit de nos ressen­tis, de nos sen­sa­tions, que nous nous envoyions pour créer ain­si une cor­re­spon­dance entre nous tou·te·s, un fil. Le cadre de ces march­es choré­graphiques reste inchangé : à chaque début de marche, une con­signe spa­tiale, tem­porelle et cor­porelle est don­née. Par exem­ple, si nous mar­chons de 9h à 11h, la con­signe pour­rait être la suiv­ante : à 10h15, allongez-vous sur le dos, là où vous êtes, la tête au Nord, les pieds au Sud, et retournez-vous en 15 min­utes. Les con­signes vari­ent en fonc­tion du pro­jet et de la final­ité voulue.

Ces march­es nous per­me­t­tent d’avoir un vocab­u­laire com­mun, entre inter­prètes, met­teuse en scène, musicien·nes, scéno­graphes, pour avancer dans l’écriture de nos spec­ta­cles. À la fin de chaque marche, nous échangeons, soit par écrit, soit par oral, sur la marche que nous venons de vivre, la con­signe col­lec­tive, sur nos ressen­tis, émo­tions qui nous ont traversé·e·s, sur ce que nous avons vu aus­si, qui nous avons croisé… L’expérience ain­si racon­tée per­met à Mar­i­on de fab­ri­quer une col­lecte de sen­sa­tions com­munes, qu’elle écrit dans un car­net. Elle va ensuite se servir de ces mots comme cadre d’improvisation ou d’écriture. Pour Landscape(s)#1, nous avons ain­si con­stru­it une séquence sur le sen­ti­ment de pléni­tude que nous tra­ver­sons régulière­ment en marchant, lorsque nous sommes face à un point de vue puis­sant qui nous sub­merge. Com­ment le retran­scrire sur l’agrès ? Dans le corps ? Cela a per­mis aux inter­prètes d’écrire effi­cace­ment à par­tir d’un sen­ti­ment vécu com­muné­ment et de cette façon le dia­logue entre mise en scène et inter­pré­ta­tion est ren­for­cé. Ain­si, nos march­es agis­sent con­crète­ment sur le plateau

Nous pou­vons dire aujourd’hui que notre expéri­ence autour du paysage est plurielle. Cha­cune de nos pièces est venue ques­tion­ner nos liens au paysage. Ce tra­vail au long court de réflex­ion nous amène à nous inclure dans la notion même de paysage. Chez cer­tains peu­ples racines, comme les Maya Lacan­don ou les Maasaï, le mot « paysage » n’existe pas, tout comme le mot « nature ». Dans leur façon de penser le monde, il est pour iels absurde de s’exclure, se dif­férenci­er volon­taire­ment du paysage. Iels dis­ent qu’iels sont tout à la fois la mon­tagne, la riv­ière, le chemin et l’oiseau. Au fil de nos expéri­ences nous faisons d’une cer­taine façon ce même con­stat, « nous sommes paysage ». Ce change­ment cos­mologique est pour nous une con­ti­nu­ité et ouvre d’autres hori­zons. Nous déroulons artis­tique­ment une pen­sée qui mute au fil de nos march­es et c’est pas­sion­nant.

Art de rue
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Réflexion
Quentin Claude
Marion Even
1
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auteur
Co-écrit par Quentin Claude
Quentin Claude s’est for­mé au CNAC de Chalon en Cham­pagne, il a par la suite co-fondé la Cie...Plus d'info
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et Marion Even
Mar­i­on Even est met­teuse en scène et choré­graphe, co-fon­da­trice la Cie la Migra­tion. Elle développe un lien par­ti­c­uli­er...Plus d'info
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