A l’origine : le théâtre comme lieu de re-vie
Théâtre
Parole d’artiste

A l’origine : le théâtre comme lieu de re-vie

Le 8 Déc 2025
L’Enfant que j’ai connu d’Alice Zeniter, mise en scène Julien Fišera, Cie Espace Commun, 2021, Lavoir Moderne Parisien, Paris
L’Enfant que j’ai connu d’Alice Zeniter, mise en scène Julien Fišera, Cie Espace Commun, 2021, Lavoir Moderne Parisien, Paris

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L’Enfant que j’ai connu d’Alice Zeniter, mise en scène Julien Fišera, Cie Espace Commun, 2021, Lavoir Moderne Parisien, Paris
L’Enfant que j’ai connu d’Alice Zeniter, mise en scène Julien Fišera, Cie Espace Commun, 2021, Lavoir Moderne Parisien, Paris

Bas­tia, décem­bre 2020. 
Après une pre­mière étape de tra­vail et une présen­ta­tion de maque­tte, il faut tout revoir, tout remet­tre à plat. Anne Rot­ger, comé­di­enne, Nico­las Bar­ry, fidèle col­lab­o­ra­teur, et moi-même, abor­dons cette ses­sion de répéti­tions avec une cer­taine appréhen­sion. Or les journées de tra­vail s’enchaînent et aucune des pistes abor­dées ne prend, alors que j’ai la con­vic­tion que quelque chose de neuf doit advenir. 

Appa­raître

Et puis, soudain, nous y sommes. 
Instal­lé dans les gradins, les yeux rivés sur le plateau, j’empoigne mon télé­phone. Fébrile, je m’emploie à garder une trace vidéo de ce moment que j’entrevois comme décisif : assise sur un tabouret à une extrémité de la scène, Anne Rot­ger pro­jette ses bras en avant, tombe sur les mains et la voilà à qua­tre pattes. S’étonnant elle-même de ce mou­ve­ment brusque, elle mar­que un léger temps. Elle soulève un doigt, puis un autre, décolle déli­cate­ment les mains du sol et ramène à elle ses avant-bras. Fix­ant le sol du regard, elle trou­ve la force de se redress­er. Debout, elle bal­ance d’un côté puis de l’autre, vac­ille, puis son pied gauche avance de quelques cen­timètres. Elle tâtonne alors du pied droit et le repose un peu plus loin.

For­ti­fiée par l’expérience, Anne enchaîne et fait quelques pas en avant, puis à recu­lons. Elle tend alors le bras vers l’arrière, s’empare d’une cas­quette et d’un blou­son et les enfile. Le corps trem­blant et voûté, elle cherche à retrou­ver l’équilibre. Une fois habil­lée, elle prend en compte la musique qui l’environne et gagne encore davan­tage en con­fi­ance. Son pas se fait plus assuré, elle se tourne vers la droite et nous offre son vis­age. Le regard franc, elle nous toise, nous défie. 

Anne fait un tour sur elle-même, con­sid­ère l’espace qui s’ouvre der­rière elle. Elle pour­suit son mou­ve­ment et se poste devant nous. Elle esquisse quelques pas de danse et jubile. Et dans la salle, nous aus­si. Nous nous rejoignons dans la cer­ti­tude que quelque chose d’unique parce qu’inédit et juste pour le tra­vail que nous menons est apparu. 

« On se red­it des choses, là ? », me lance Anne. 
Anne a besoin de savoir par quoi elle est passée, ce qu’elle a vécu. Alors, immé­di­ate­ment, nous nous efforçons de met­tre des mots afin de saisir au mieux ce à quoi nous avons assisté, le sens de ce moment et la place qu’il pour­ra pren­dre dans le spec­ta­cle. Parce qu’il faut titr­er au plus vite les séquences qui pren­nent forme devant nos yeux (par crainte qu’elles ne se fassent ensevelir par d’autres), nous appelons cette séquence « Pinoc­chio », en écho à cette his­toire d’un père qui libère un enfant enfer­mé dans un bout de bois. Plus tard, on pré­cis­era les gestes, on sim­pli­fiera les mou­ve­ments. On choisira la cas­quette, la coupe du blou­son, la mar­que des bas­kets et la longueur des lacets. La semaine a finale­ment été fructueuse et, par la suite, je trou­verai les mots pour accom­pa­g­n­er Anne. Main dans la main, représen­ta­tion après représen­ta­tion, il nous fau­dra con­vo­quer à nou­veau le fais­ceau de sen­sa­tions qui l’a amenée à l’image en mou­ve­ment qui est née ce jour-là devant nos yeux. 

L’Enfant que j’ai connu d’Alice Zeniter, mise en scène Julien Fišera, Cie Espace Commun, 2021, Lavoir Moderne Parisien, Paris
L’Enfant que j’ai con­nu d’Alice Zen­iter, mise en scène Julien Fišera, Cie Espace Com­mun, 2021, Lavoir Mod­erne Parisien, Paris

Ce qui l’a habitée ce jour-là ? Un enfant.
Quit­tant son tabouret et titubant dans l’espace, ce n’était plus Anne Rot­ger qui s’offrait à nos regards, mais un enfant. Le per­son­nage incar­né par la comé­di­enne en avait fait appa­raître un autre : de son corps avait sur­gi un autre corps, frag­ile d’abord, puis gag­nant pro­gres­sive­ment en assur­ance. 

Je n’ai pas de traces filmées des pre­miers pas de mes enfants, mais tous les soirs au théâtre j’assisterai aux pre­miers pas de Cédric Coud­erc.

L’Enfant que j’ai connu d’Alice Zeniter, mise en scène Julien Fišera, Cie Espace Commun, 2021, Lavoir Moderne Parisien, Paris
L’Enfant que j’ai con­nu d’Alice Zen­iter, mise en scène Julien Fišera, Cie Espace Com­mun, 2021, Lavoir Mod­erne Parisien, Paris

Dans L’Enfant que j’ai con­nu1, pièce que j’ai com­mandée à Alice Zen­iter et qui sera créée un an plus tard, le per­son­nage de Nathalie Coud­erc, qu’incarne donc Anne Rot­ger, porte le deuil de son fils. La séquence « Pinoc­chio » que nous avons trou­vée ensem­ble est trans­gres­sive. Le théâtre – c’est un fait établi – fait par­ler les morts. Nous assis­tons ici à une mise en abyme : la comé­di­enne inter­prète un per­son­nage de mère qui redonne vie à son fils décédé. Lassée de le pleur­er, elle le con­voque et le laisse s’emparer de son corps. Quelques élé­ments de cos­tumes auront suf­fi pour que Cédric, le fils de Nathalie, vienne hanter le plateau. Cette opéra­tion mag­ique à laque­lle s’adonne la mère, et à laque­lle assis­tent en direct les spec­ta­tri­ces et les spec­ta­teurs, la main­tient en vie. 

Vivre ou sur­vivre

Voilà que me revient à l’esprit la phrase de Jean Genet : « Vivre, c’est sur­vivre à un enfant mort. » Me pen­chant sur mon par­cours de met­teur en scène, je prends con­science que mes spec­ta­cles sont han­tés par des enfants morts : Cédric dans L’Enfant que j’ai con­nu, une poignée d’enfants vic­times d’une tuerie et réduits à des ini­tiales dans Face au mur de Mar­tin Crimp, d’autres de l’assaut meur­tri­er de leur cama­rade dans Le 20 novem­bre de Lars Norén, ou encore le jeune héros qui met fin à sa vie dans une oliv­eraie corse dans Un dieu un ani­mal de Jérôme Fer­rari. Abor­dant Shake­speare, je n’en gar­dais évidem­ment que le sac­ri­fice de Juli­ette, de Roméo et de leurs amis : trois ado­les­cents inno­cents dont la mort inévitable précède le dou­ble sui­cide final. Sans compter ces enfants qui cherchent tant bien que mal à sur­vivre, con­fron­tés à des pères mon­strueux, vari­a­tions autour de la fig­ure de Sat­urne, dans les spec­ta­cles Eau sauvage2 de Valérie Mré­jen ou encore Bel­grade3 d’Angélica Lid­dell.  
Une fois le con­stat posé, je m’interroge : pourquoi réduire des enfants au silence ? D’où vient cette vio­lence que je con­voque au plateau ? Quelle néces­sité a pu m’y con­duire ?
Peut-être qu’une des clés pour y répon­dre réside dans mon impa­tience d’alors à appa­raître. Je pose cette hypothèse : en sac­ri­fi­ant des enfants au théâtre, peut-être que je provo­quais ma pro­pre appari­tion en tant que jeune adulte et en tant que jeune met­teur en scène. 

Mais si mes pre­miers spec­ta­cles fai­saient dis­paraître les enfants, voilà qu’avec ma mise en scène de L’Enfant que j’ai con­nu je les fais revivre. 
Je règle au plateau une céré­monie qui n’a d’autre visée que de redonner la vie. Si le titre de tra­vail de la pièce d’Alice Zen­iter était À nos enfants morts, je ne m’attelle pas ici à un tombeau, mais à une célébra­tion de l’enfance comme source de re-vie

De la même manière que le funam­bule sous la direc­tion de Jean Genet doit « faire vivre et par­ler » un fil de fer qui était muet et inerte, je m’aventure aujourd’hui dans des con­trées plus lumineuses, où les enfants morts se redressent devant nous.

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