L’accouchée, une expérience de l’inouï
Entretien
Théâtre

L’accouchée, une expérience de l’inouï

Entretien avec Laure Catherin (Cie LaDude) et Christophe Grégoire

Le 8 Déc 2025
L’Accouché(e) – Tentative de part(ur)ition scénique, texte de Florence Pazzottu, mise en scène de Laure Catherin (Cie LaDude) et Christophe Grégoire, 2025, Théâtre Silvia Monfort © Pierre-Alphonse Hamann
L’Accouché(e) – Tentative de part(ur)ition scénique, texte de Florence Pazzottu, mise en scène de Laure Catherin (Cie LaDude) et Christophe Grégoire, 2025, Théâtre Silvia Monfort © Pierre-Alphonse Hamann
L’Accouché(e) – Tentative de part(ur)ition scénique, texte de Florence Pazzottu, mise en scène de Laure Catherin (Cie LaDude) et Christophe Grégoire, 2025, Théâtre Silvia Monfort © Pierre-Alphonse Hamann
L’Accouché(e) – Tentative de part(ur)ition scénique, texte de Florence Pazzottu, mise en scène de Laure Catherin (Cie LaDude) et Christophe Grégoire, 2025, Théâtre Silvia Monfort © Pierre-Alphonse Hamann

Rien n’est plus trou­blant à mes yeux que la volon­té d’un artiste, en l’occurrence Christophe Gré­goire, qui a mis dix ans à con­va­in­cre les directeurs de théâtre de son pro­jet théâ­tral. Quand j’ai dû chercher la pho­to d’une femme enceinte au théâtre sur le Net, je n’ai qua­si­ment rien trou­vé. Et ce que j’ai enfin trou­vé, une seule pho­to, m’a été refusé de pub­li­ca­tion. Quand j’ai cher­ché la pho­to d’une scène d’accouchement au théâtre, je n’ai rien trou­vé, sauf une très courte vidéo Youtube de la pièce Go Down Moses de Romeo Castel­luc­ci datée de 2014, et l’im­age pho­tographique d’une scène, celle d’un accouche­ment dans l’opéra wag­nérien Par­si­fal de K. War­likows­ki, à l’Opéra Nation­al de Paris, en 2008. Com­ment expli­quer une telle absence de la vie sur les scènes de théâtre ? Qu’est-ce donc le théâtre si ce n’est la présence puis­sante de corps décidé­ment vivants ? L’Accouché(e) – Ten­ta­tive de part(ur)ition scénique est une pièce qui, très claire­ment et explicite­ment, relie à sa façon, l’avènement de l’humanité à l’essence même du théâtre. 

L’Accouché(e) – Tentative de part(ur)ition scénique, texte de Florence Pazzottu, mise en scène de Laure Catherin (Cie LaDude) et Christophe Grégoire, 2025, Théâtre Silvia Monfort ©Pierre-Alphonse Hamann
L’Accouché(e) – Ten­ta­tive de part(ur)ition scénique, texte de Flo­rence Paz­zot­tu, mise en scène de Lau­re Catherin (Cie LaDude) et Christophe Gré­goire, 2025, Théâtre Sil­via Mon­fort ©Pierre-Alphonse Hamann

Com­ment racon­ter un accouche­ment ?

Lau­re Catherin : Le texte de Flo­rence Paz­zot­tu, L’Accouchée1, est par­ti­c­uli­er dans le sens où il con­siste en un flux de pen­sées, à savoir l’expérience intérieure d’une femme, Sara, au moment de son accouche­ment. Même si elle se racon­te par­fois de l’extérieur, de façon sub­lim­i­nale, en dis­ant Sara fait ceci ou Sara fait cela, il s’agit d’un mou­ve­ment de pen­sées intimes, au moment où le tra­vail de l’accouchement agit sur elle, physique­ment et psy­chique­ment. L’idée d’amener ce texte au plateau vient du fait que nous avons pris con­science qu’on par­le extrême­ment peu au théâtre d’un tel sujet. Et nous-mêmes, en en sachant si peu là-dessus, on s’est dit que nous allions effectuer un tra­vail d’immersion dans une mater­nité pour savoir com­ment tout cela se racon­tait, parce qu’il s’agit d’un moment qui, finale­ment, échappe à la représen­ta­tion, d’un événe­ment mar­qué par l’absence de mots, par l’indicible – d’ailleurs, les per­son­nes que nous avons inter­rogées avaient sou­vent du mal à trou­ver les mots pour évo­quer cette expéri­ence. Le spec­ta­cle est ain­si divisé en trois moments : le début du tra­vail, le tra­vail à pro­pre­ment par­ler, puis après la nais­sance. 

Face à l’accouchement, « chop­er des bribes de ressen­ti »

Lau­re Catherin : Il n’était pas dans notre objec­tif de met­tre les spec­ta­tri­ces et spec­ta­teurs en posi­tion extérieure vis-à-vis de Sara, il s’agissait plutôt de les faire entr­er dans son espace de pen­sée. Nous ne voulions pas dessin­er quelque chose de réal­iste, comme un espace médi­cal ou bien une salle d’accouchement. Ce qui nous intéres­sait, c’était d’amener le pub­lic à ressen­tir ce que le per­son­nage ressent, à faire en sorte qu’il sai­sisse des bribes de son ressen­ti. Quand Sara arrive à la mater­nité, elle est déjà en plein tra­vail. Elle y entre dans un état de per­cep­tion sen­sorielle exac­er­bée. C’est cet état-là que nous avons ten­té d’exprimer par le biais de micros aux tex­tures dif­férentes.

L’Accouché(e) – Tentative de part(ur)ition scénique, texte de Florence Pazzottu, mise en scène de Laure Catherin (Cie LaDude) et Christophe Grégoire, 2025, Théâtre Silvia Monfort ©Pierre-Alphonse Hamann
L’Accouché(e) – Ten­ta­tive de part(ur)ition scénique, texte de Flo­rence Paz­zot­tu, mise en scène de Lau­re Catherin (Cie LaDude) et Christophe Gré­goire, 2025, Théâtre Sil­via Mon­fort ©Pierre-Alphonse Hamann

Jeu théâ­tral sur les matières et les tex­tures sonores

Christophe Gré­goire : Puisque le réel échappe peu à peu à Sara, nous avons tra­vail­lé sur des matières et des défor­ma­tions sonores du réel. Pour nous, c’était une façon d’entrer dans une nar­ra­tion prin­ci­pale­ment basée sur le son, sa dis­tor­sion, et notam­ment son rap­port à la vibra­tion.  Avec un per­son­nage qui tra­verse un moment d’une telle inten­sité, nous nous sommes aperçus qu’il y avait un sujet très intéres­sant à tra­vailler. Finale­ment, on y retrou­vait le théâtre dans son essence : une his­toire de corps et de puis­sance, une his­toire qui mêle la vie et la mort, une his­toire de rap­ports avec le spec­ta­teur, avec l’espace et la dis­tor­sion du temps, et tout cela était présent ici, avec un réc­it très ryth­mique, physique et vibra­toire. L’abstraction que nous avons cher­chée nous per­met de touch­er à cela, juste­ment. Nous voulions user de la matière, mul­ti­pli­er par trois le corps du per­son­nage et exclure toute iden­ti­fi­ca­tion à ce que Sara racon­tait, pour met­tre en évi­dence les forces à l’œuvre, par le son et par l’espace. 

Une tra­ver­sée de la douleur

L’Accouché(e) – Tentative de part(ur)ition scénique, texte de Florence Pazzottu, mise en scène de Laure Catherin (Cie LaDude) et Christophe Grégoire, 2025, Théâtre Silvia Monfort ©Pierre-Alphonse Hamann
L’Accouché(e) – Ten­ta­tive de part(ur)ition scénique, texte de Flo­rence Paz­zot­tu, mise en scène de Lau­re Catherin (Cie LaDude) et Christophe Gré­goire, 2025, Théâtre Sil­via Mon­fort ©Pierre-Alphonse Hamann

Lau­re Catherin : Ce spec­ta­cle pro­pose une véri­ta­ble tra­ver­sée de la douleur, avec une mon­tée en puis­sance tant dans le rythme que dans le son de la voix. Dans cette tra­jec­toire, il y a un empuis­sance­ment de la voix : celle-ci devient rauque, jusqu’à ten­dre vers le cri, avec une bande-son qui frôle le heavy met­al. Il faut com­pren­dre que nos voix ne sont pas trafiquées élec­tron­ique­ment. Il s’agit de voix fil­trées par le biais de micros aux tex­tures dif­férentes, et le texte est resti­tué d’une façon qui se veut claire et audi­ble. 

Quand Sara arrive à la mater­nité, elle est tout de suite soumise à toutes sortes de con­traintes médi­cales : on lui dit ce qu’elle doit faire, où elle doit s’asseoir, et dans quelle posi­tion, etc., alors qu’elle éprou­ve au con­traire le besoin de bouger. Dans ce strict dis­posi­tif hos­pi­tal­ier, sa pen­sée cir­cule entre ses pro­pres ressen­tis et la place que le milieu médi­cal est prêt à leur laiss­er.

La dra­maturgie du son se définit comme celle d’une libéra­tion de la voix, avec un dis­posi­tif de micros qui devient de plus en plus libre. Plus le tra­vail d’accouchement s’intensifie, plus la bande-son agit comme une force souter­raine très ryth­mique qui va se libér­er à la fin. Dans cette mon­tée en puis­sance, il y a le tra­vail vocal autour du texte, mais aus­si la présence de la danseuse Fabi­enne Com­pet sur le plateau, qui traduit les états tra­ver­sés par la par­turi­ente dans son pro­pre médi­um. Elle l’exprime avec un imag­i­naire et une ryth­mique à chaque fois dif­férents. Ce moment-là, avec le déman­tèle­ment du plateau et cette explo­sion du son, a été ressen­ti presque comme une vio­lence par cer­tains spec­ta­teurs. 

À l’origine, ce pro­jet n’était pas entend­able

Christophe Gré­goire : J’ai décou­vert ce texte il y a une dizaine d’années et j’ai ressen­ti d’emblée le désir de le mon­ter. Au début, avant de ren­con­tr­er Lau­re, je voulais ren­dre compte de ce réc­it-là par moi-même, dans mon corps d’homme, seul sur un plateau. Mais cela n’a pas été reçu à l’époque. Peut-être que cela a même fait obsta­cle, à savoir le réc­it d’un accouche­ment porté par un homme. Certes, je n’ai pas accouché, mais je ne com­prends pas pourquoi tout le monde ne se sent pas con­cerné par un tel sujet. Finale­ment, avec Lau­re, nous avons envis­agé un trio, pour éviter le cou­ple hétéro­sex­uel et évo­quer d’autres formes de parental­ité. Nous voulions égale­ment dégen­r­er tout cela, parce que c’est quelque chose d’universel, et le faire réson­ner dans un corps d’homme pou­vait ren­voy­er à cette dimen­sion juste­ment. 

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Portrait de Leyli Daryoush
Écrit par Leyli Daryoush
Leyli Dary­oush (née en 1975 à Téhéran) est musi­co­logue, doc­teure en études théâ­trales (2009) et mem­bre du comité...Plus d'info
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