L’enfant au théâtre, chez Walter Benjamin
Théâtre
Réflexion

L’enfant au théâtre, chez Walter Benjamin

Le 8 Déc 2025
Poupées de Wjatka, Collection Benjamin, Akademie der Künste, Archives Walter Benjamin
Poupées de Wjatka, Collection Benjamin, Akademie der Künste, Archives Walter Benjamin

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Poupées de Wjatka, Collection Benjamin, Akademie der Künste, Archives Walter Benjamin

La philoso­phie de Wal­ter Ben­jamin est peu­plée de per­son­nages. Ils sont un peu comme ce que Gilles Deleuze appelait des per­son­nages con­ceptuels. Au fil des textes, ils finis­sent par con­stituer un petit théâtre théorique. Il y a, par exem­ple, le petit bossu. Lié aux sou­venirs de l’enfance, il vient égale­ment se gliss­er dans les textes théoriques. Le héros trag­ique réap­pa­raît à plusieurs repris­es dans les pre­miers textes con­sacrés au drame baroque. Inspiré par les analy­ses de la tragédie de Franz Rosen­zweig dans L’Étoile de la rédemp­tion1, il représente, pour Ben­jamin, un con­tre­point aux per­son­nages baro­ques : fig­ure mutique, il annonce un nou­v­el ordre moral qui ne pos­sède pas encore les mots pour être énon­cé et met en sus­pens la cathar­sis dans la tragédie. Il y a égale­ment le car­ac­tère destruc­teur qui fait le vide autour de lui pour pou­voir agir. Lui suc­cède le bar­bare, qui survit à la civil­i­sa­tion à un moment de l’histoire où toute trans­mis­sion est rompue :  trans­mis­sion de la tra­di­tion, de l’expérience, de la cul­ture. Il y a encore le flâneur, le chif­fon­nier, et quelques autres encore. Enfin, il y a la fig­ure de l’enfant.

Walter Benjamin enfant
Wal­ter Ben­jamin enfant

L’enfant hante un très grand nom­bre de textes du philosophe du lan­gage et de l’histoire qu’est Wal­ter Ben­jamin. À par­tir de la fin des années 1920, il s’attelle à une écri­t­ure de sa pro­pre enfance sous divers­es formes. L’enfant est donc, à cette époque, celui que fut Ben­jamin. Mais il devient, dans le même temps, un per­son­nage pro­pre­ment con­ceptuel : il perçoit et agit dif­férem­ment, il développe une autre rela­tion au monde. Il rassem­ble un peu en lui les attrib­uts de tous les autres per­son­nages qui ani­ment la scène philosophique de Ben­jamin. Sa place se situe sinon au cen­tre de tous, du moins entre tous. C’est lui, par exem­ple, qui, comme le car­ac­tère destruc­teur,  déman­tèle ses jou­ets pour les ren­dre plus mani­ables. Ain­si, en 1928, dans un arti­cle con­sacré à une expo­si­tion, inti­t­ulé « Jou­ets anciens », Ben­jamin écrit : « Une fois brûlée, brisée, réparée, la poupée royale devient aus­si une vail­lante cama­rade pro­lé­tari­enne dans la Com­mune du jeu enfan­tin. » L’enfant partage avec le héros trag­ique le défaut de lan­gage et de langue, mais, con­traire­ment au héros trag­ique, cet état appar­en­té à celui d’infans, si tem­po­raire soit-il pour l’enfant, n’est pas un manque, il per­met un autre rap­port au monde des objets, de la tech­nique et de la nature, il instau­re un autre mode d’expérience, un rap­port mimé­tique. Au sein de ce petit théâtre théorique, l’enfant, car­ac­tère destruc­teur, bar­bare, héros mutique, devient por­teur d’une promesse poli­tique révo­lu­tion­naire qu’il con­vient de pro­téger à tout prix : « En un instant où les politi­ciens en qui les adver­saires du fas­cisme avaient placé leurs espoirs sont à terre, et creusent leur défaite en trahissant leur pro­pre cause, il s’agit pour nous de délivr­er l’enfant du monde poli­tique des filets dont ils l’avaient entouré », prévient Ben­jamin en 1940, dans ses thès­es Sur le con­cept d’histoire, son ultime texte écrit avant de se don­ner la mort. 

Portrait d’Asja Lācis, 1910-12, collection du musée de la Littérature et Musique de Riga
Por­trait d’Asja Lācis, 1910-12, col­lec­tion du musée de la Lit­téra­ture et Musique de Riga

Or c’est par le théâtre que Ben­jamin prend véri­ta­ble­ment con­science de cette promesse révo­lu­tion­naire portée par la fig­ure de l’enfant. La ren­con­tre avec Asja Lācis au mitan des années 1920 et le réc­it des expéri­ences de celle-ci au moment de la Révo­lu­tion russe per­mirent de lui don­ner véri­ta­ble­ment corps. En 1918, dans la petite ville d’Orel, dans une Russie encore en proie à la guerre civile, la met­teuse en scène let­tone se voit con­fron­tée à des enfants livrés à eux-mêmes et hap­pés par la vio­lence de ce moment de boule­verse­ment his­torique. « Des garçons au vis­age noir, non lavés depuis des mois, avec des vestes en loques d’où la ouate pendait en mèch­es, des pan­talons de coton larges et longs tenus par un bout de ficelle, tous armés de bâtons et de bar­res de fer… », ain­si les décrit Asja Lācis (voir Hilde­garde Bren­ner, Asja Lācis. Pofes­sion : révo­lu­tion­naire, Press­es uni­ver­si­taires de Greno­ble, 1989). Elle tente de les approcher, de les inviter sur scène, mais ils refusent. Jusqu’à ce qu’eux-mêmes finis­sent par inve­stir la scène et y impro­visent les gestes de leur pro­pre vie. Les lais­sant faire, Asja Lācis invente la pra­tique d’un théâtre pure­ment expéri­men­tal, une sorte d’écriture de plateau avant la let­tre. Dans son réc­it, elle apprend à Ben­jamin que l’on peut œuvr­er sur une scène sans texte aucun, sans même aucune idée préal­able de ce qui s’apprête à s’y pro­duire, mais en par­tant de la seule présence des corps des enfants qui allaient devenir, dans tous les sens du terme, des acteurs. Sur le plateau s’engouffre le moment présent avec son his­toric­ité, sa con­tin­gence aus­si, et, au sein de son espace délim­ité, cha­cun des enfants se voit accorder la lib­erté de jouer, de remet­tre en jeu son exis­tence, dans la pure inter­ac­tion entre les corps. Une autre forme de trans­mis­sion, une autre forme de cir­cu­la­tion advient alors, qui ne passe plus ni par les textes, ni par la parole, ni même par la mise en scène ou la direc­tion d’acteurs, mais de corps en corps, offrant enfin à ces enfants la pos­si­bil­ité d’exister ensem­ble comme des sujets soci­aux et libres. Une trans­mis­sion s’est pro­duite, qui a don­né corps à un col­lec­tif, affranchi de toute dom­i­na­tion, ne subis­sant ni n’exerçant aucun autre pou­voir sur le monde envi­ron­nant ou au sein du groupe, sinon celui d’exister.

C’est dans le texte écrit avec Asja Lācis en 1929, le « Pro­gramme pour un théâtre d’enfants pro­lé­tarien » conçu pour trans­former cette expéri­ence en un théâtre à venir, que Ben­jamin utilise pour la pre­mière fois le con­cept d’« inner­va­tion » qui définit cette autre forme de com­mu­ni­ca­tion, en deçà de la parole et du texte, une forme de lan­gage non plus du sym­bole et du signe, mais du « sig­nal » ou de l’onde nerveuse, qui met en mou­ve­ment les corps et les âmes, qui ani­me en son sens plein. Dans cette expéri­ence extrême de la porosité des corps et du monde, où l’expérimentation et le jeu ont rem­placé le spec­ta­cle, ce qui se trou­ve esquis­sé mar­que, pour Ben­jamin, l’avènement d’un corps col­lec­tif poli­tique libre. Or ce corps col­lec­tif poli­tique libre, qui plus est com­posé d’enfants, pour­rait définir l’une des visées qui se dessi­nent au long de l’œuvre de Ben­jamin : l’affranchissement pour l’homme, la nature et la tech­nique de toute forme de dom­i­na­tion ou encore la pos­si­bil­ité, pour l’humanité, de faire corps avec elle-même, en har­monie avec la nature, le monde, la tech­nique. 

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