La philosophie de Walter Benjamin est peuplée de personnages. Ils sont un peu comme ce que Gilles Deleuze appelait des personnages conceptuels. Au fil des textes, ils finissent par constituer un petit théâtre théorique. Il y a, par exemple, le petit bossu. Lié aux souvenirs de l’enfance, il vient également se glisser dans les textes théoriques. Le héros tragique réapparaît à plusieurs reprises dans les premiers textes consacrés au drame baroque. Inspiré par les analyses de la tragédie de Franz Rosenzweig dans L’Étoile de la rédemption1, il représente, pour Benjamin, un contrepoint aux personnages baroques : figure mutique, il annonce un nouvel ordre moral qui ne possède pas encore les mots pour être énoncé et met en suspens la catharsis dans la tragédie. Il y a également le caractère destructeur qui fait le vide autour de lui pour pouvoir agir. Lui succède le barbare, qui survit à la civilisation à un moment de l’histoire où toute transmission est rompue : transmission de la tradition, de l’expérience, de la culture. Il y a encore le flâneur, le chiffonnier, et quelques autres encore. Enfin, il y a la figure de l’enfant.

L’enfant hante un très grand nombre de textes du philosophe du langage et de l’histoire qu’est Walter Benjamin. À partir de la fin des années 1920, il s’attelle à une écriture de sa propre enfance sous diverses formes. L’enfant est donc, à cette époque, celui que fut Benjamin. Mais il devient, dans le même temps, un personnage proprement conceptuel : il perçoit et agit différemment, il développe une autre relation au monde. Il rassemble un peu en lui les attributs de tous les autres personnages qui animent la scène philosophique de Benjamin. Sa place se situe sinon au centre de tous, du moins entre tous. C’est lui, par exemple, qui, comme le caractère destructeur, démantèle ses jouets pour les rendre plus maniables. Ainsi, en 1928, dans un article consacré à une exposition, intitulé « Jouets anciens », Benjamin écrit : « Une fois brûlée, brisée, réparée, la poupée royale devient aussi une vaillante camarade prolétarienne dans la Commune du jeu enfantin. » L’enfant partage avec le héros tragique le défaut de langage et de langue, mais, contrairement au héros tragique, cet état apparenté à celui d’infans, si temporaire soit-il pour l’enfant, n’est pas un manque, il permet un autre rapport au monde des objets, de la technique et de la nature, il instaure un autre mode d’expérience, un rapport mimétique. Au sein de ce petit théâtre théorique, l’enfant, caractère destructeur, barbare, héros mutique, devient porteur d’une promesse politique révolutionnaire qu’il convient de protéger à tout prix : « En un instant où les politiciens en qui les adversaires du fascisme avaient placé leurs espoirs sont à terre, et creusent leur défaite en trahissant leur propre cause, il s’agit pour nous de délivrer l’enfant du monde politique des filets dont ils l’avaient entouré », prévient Benjamin en 1940, dans ses thèses Sur le concept d’histoire, son ultime texte écrit avant de se donner la mort.

Or c’est par le théâtre que Benjamin prend véritablement conscience de cette promesse révolutionnaire portée par la figure de l’enfant. La rencontre avec Asja Lācis au mitan des années 1920 et le récit des expériences de celle-ci au moment de la Révolution russe permirent de lui donner véritablement corps. En 1918, dans la petite ville d’Orel, dans une Russie encore en proie à la guerre civile, la metteuse en scène lettone se voit confrontée à des enfants livrés à eux-mêmes et happés par la violence de ce moment de bouleversement historique. « Des garçons au visage noir, non lavés depuis des mois, avec des vestes en loques d’où la ouate pendait en mèches, des pantalons de coton larges et longs tenus par un bout de ficelle, tous armés de bâtons et de barres de fer… », ainsi les décrit Asja Lācis (voir Hildegarde Brenner, Asja Lācis. Pofession : révolutionnaire, Presses universitaires de Grenoble, 1989). Elle tente de les approcher, de les inviter sur scène, mais ils refusent. Jusqu’à ce qu’eux-mêmes finissent par investir la scène et y improvisent les gestes de leur propre vie. Les laissant faire, Asja Lācis invente la pratique d’un théâtre purement expérimental, une sorte d’écriture de plateau avant la lettre. Dans son récit, elle apprend à Benjamin que l’on peut œuvrer sur une scène sans texte aucun, sans même aucune idée préalable de ce qui s’apprête à s’y produire, mais en partant de la seule présence des corps des enfants qui allaient devenir, dans tous les sens du terme, des acteurs. Sur le plateau s’engouffre le moment présent avec son historicité, sa contingence aussi, et, au sein de son espace délimité, chacun des enfants se voit accorder la liberté de jouer, de remettre en jeu son existence, dans la pure interaction entre les corps. Une autre forme de transmission, une autre forme de circulation advient alors, qui ne passe plus ni par les textes, ni par la parole, ni même par la mise en scène ou la direction d’acteurs, mais de corps en corps, offrant enfin à ces enfants la possibilité d’exister ensemble comme des sujets sociaux et libres. Une transmission s’est produite, qui a donné corps à un collectif, affranchi de toute domination, ne subissant ni n’exerçant aucun autre pouvoir sur le monde environnant ou au sein du groupe, sinon celui d’exister.
C’est dans le texte écrit avec Asja Lācis en 1929, le « Programme pour un théâtre d’enfants prolétarien » conçu pour transformer cette expérience en un théâtre à venir, que Benjamin utilise pour la première fois le concept d’« innervation » qui définit cette autre forme de communication, en deçà de la parole et du texte, une forme de langage non plus du symbole et du signe, mais du « signal » ou de l’onde nerveuse, qui met en mouvement les corps et les âmes, qui anime en son sens plein. Dans cette expérience extrême de la porosité des corps et du monde, où l’expérimentation et le jeu ont remplacé le spectacle, ce qui se trouve esquissé marque, pour Benjamin, l’avènement d’un corps collectif politique libre. Or ce corps collectif politique libre, qui plus est composé d’enfants, pourrait définir l’une des visées qui se dessinent au long de l’œuvre de Benjamin : l’affranchissement pour l’homme, la nature et la technique de toute forme de domination ou encore la possibilité, pour l’humanité, de faire corps avec elle-même, en harmonie avec la nature, le monde, la technique.





