L’enfant dans le monde de Robert Wilson
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L’enfant dans le monde de Robert Wilson

Le 8 Déc 2025
Madame Butterfly, opéra de G. Puccini, mise en scène de Robert Wilson, Opéra National de Paris, 1993 © Chloé Bellemère.
Madame Butterfly, opéra de G. Puccini, mise en scène de Robert Wilson, Opéra National de Paris, 1993 © Chloé Bellemère.

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Madame Butterfly, opéra de G. Puccini, mise en scène de Robert Wilson, Opéra National de Paris, 1993 © Chloé Bellemère.
Madame Butterfly, opéra de G. Puccini, mise en scène de Robert Wilson, Opéra National de Paris, 1993 © Chloé Bellemère.

En hom­mage à mon men­tor, col­lab­o­ra­teur et ami….

Dans sa col­lab­o­ra­tion avec les enfants, ou des per­son­nes en sit­u­a­tion de hand­i­cap, Robert Wil­son n’a jamais mon­tré de signes de con­de­scen­dance ou de supéri­or­ité ; ni de pater­nal­isme ou de com­pas­sion indul­gente ; encore moins la volon­té d’imposer un imag­i­naire per­son­nel et autori­taire. Il a plutôt fait appel à une forme de respect appelant à  l’échange et à la réciproc­ité, non hiérar­chisée, hon­nête et instinc­tive. 

La Byrd Hoff­man School of Byrds

Grâce à l’expérience de thérapeute mûrie dans des cen­tres ou hôpi­taux de Harlem, lieux des­tinés aux enfants hand­i­capés ou ayant subi des lésions cérébrales, Robert Wil­son fonde la « Byrd Hoff­mann School of Byrds (BHSOB,1968 – 1975), en hom­mage à son danse-thérapeute, Byrd Hoff­mann, qui l’avait aidé dès l’adolescence à gér­er son bégaiement. La BHSOB désigne une com­mu­nauté qui vit et tra­vaille dans des espaces désaf­fec­tés de New York, à Down­town, Man­hat­tan. Sous la direc­tion de Wil­son, des artistes d’horizons dif­férents (Ste­fan Brecht, Lucin­da Childs, Sheryll Sut­ton, Andy Degroat…) et des per­son­nes mar­gin­al­isées ou affec­tées de trou­bles com­porte­men­taux ou soci­aux (sou­vent ren­con­trées dans les rues ou dans des ate­liers thérapeu­tiques) se réu­nis­saient pour vivre et s’exprimer autour d’activités per­for­ma­tives de groupe et d’ateliers d’éveil per­cep­tif. 

Les work­shops élaborés par Wil­son se basaient sur des intu­itions per­son­nelles ou sur la base d’exercices appris auprès de sa thérapeute, Byrd Hoff­mann, ceux expéri­men­tés pen­dant l’expérience hos­pi­tal­ière à Harlem, ou en côtoy­ant d’autres artistes new-yorkais. Ces exer­ci­ces étaient prin­ci­pale­ment ori­en­tés sur la danse-thérapie, l’expérience de la pleine con­science et la ges­tion de l’anxiété, à tra­vers l’exécution lente de gestes et la maîtrise de la locu­tion. L’écoute atten­tive et inten­sive des expéri­ences sen­sorielles et per­cep­tives, l’hyper-réceptivité, mûries au cours de sa pro­pre expéri­ence thérapeu­tique ain­si que dans les work­shops au sein de sa com­mu­nauté, ont rap­proché Wil­son du solip­sisme de per­son­nal­ités proches de l’autisme ou bor­der­line. Ce n’est pas un hasard si, dès ses pre­mières expéri­ences per­for­ma­tives, Wil­son se soit asso­cié volon­taire­ment à des enfants ayant subi un isole­ment social et psy­chologique en rai­son de leur hand­i­cap ou de leur spé­ci­ficité.

Ray­mond Andrews et Le Regard du sourd

Giuseppe Frigeni et Robert Wilson à Watermill Center en 2000 © anonyme
Giuseppe Frigeni et Robert Wil­son à Water­mill Cen­ter en 2000 © anonyme

Ray­mond Andrews était un jeune garçon afro-améri­cain, anal­phabète et sourd-muet, que Wil­son ren­con­tra par hasard en 1968, dans une rue du New Jer­sey où (selon l’anecdote qu’il aimait rap­porter) l’enfant était en train de se faire tabass­er par un polici­er. Wil­son prit sa défense et s’engagea devant un juge à l’adopter et assur­er son édu­ca­tion. 

En con­tact quo­ti­di­en avec l’univers atyp­ique de celui-ci, Wil­son s’adaptera à la sen­si­bil­ité si par­ti­c­ulière de l’enfant, doté d’une créa­tiv­ité unique et s’exprimant par images, bruitages et sons incom­préhen­si­bles. Lors d’interviews ou des séances publiques, Wil­son aimait racon­ter le sou­venir mar­quant d’une expéri­ence avec cet enfant dans son loft de New York. L’enfant ne réagis­sait pas aux ten­ta­tives de prise de con­tact avec des per­son­nes étrangères à son univers et à son isole­ment sen­soriel (sourd-muet), et cela con­tribuait à son ren­fer­me­ment dans ses pro­pres visions et obses­sions. Un jour, Wil­son appela l’enfant, assis en train de jouer, par son prénom. Étant sourd, l’enfant ne réag­it pas à l’appel. Wil­son insista à plusieurs repris­es jusqu’au moment où il s’approcha du sol, en le frap­pant à plusieurs repris­es, et en émet­tant des sons défor­més et gut­turaux, imi­tant les sons et les cris que l’enfant pro­dui­sait habituelle­ment dans ses ten­ta­tives impuis­santes d’expression de soi. Ray­mond réag­it immé­di­ate­ment à l’appel, sen­si­ble aux vibra­tions du sol et des ondes sonores émis­es par les sons gut­turaux : un lien com­mun s’établit dès lors entre les deux per­son­nes et il devint leur moyen priv­ilégié de com­mu­ni­ca­tion. 

Cette anec­dote éclaircit cer­taines obses­sions wilsoni­ennes avec l’usage fréquent de cris, de lan­gages étranges et incom­préhen­si­bles, qui ponctuent ses spec­ta­cles. Wil­son, fasciné et intrigué par la richesse créa­trice et expres­sive du jeune Ray­mond, inté­gr­era ses visions dans l’élaboration du spec­ta­cle Deaf­man Glance [Le Regard du Sourd] (1970). L’apport fon­da­men­tal de Ray­mond Andrews con­sista dans l’élaboration d’un univers iconique non ver­bal per­son­nel et puis­sant, proche d’un cer­tain shaman­isme ou de la transe, tra­ver­sé par des sou­venirs trau­ma­tiques, avec des asso­ci­a­tions sym­bol­iques para­doxales et incon­grues pour le spec­ta­teur. On soupçonne que le jeune Ray­mond a pu assis­ter à des vio­lences ou à une ten­ta­tive de meurtre d’un proche, et cet épisode appa­raît de façon hal­lu­cinée dans la célèbre scène du meurtre d’un petit enfant (inter­prété par Ray­mond lui-même), et exé­cuté par une élé­gante femme en robe vic­to­ri­enne (inter­prétée par Sheryll Sut­ton) avec une extrême et inquié­tante lenteur. L’intuition de Wil­son a été de réarranger ce matéri­au unique, non pas en l’adaptant à une struc­ture dra­maturgique tra­di­tion­nelle cohérente (qui en aurait inévitable­ment appau­vri l’impact), mais en créant de nou­velles équa­tions spa­tio-tem­porelles, poly­sémiques et trou­blantes.    

Ein­stein on the Beach : Christo­pher Knowles 

Christo­pher Knowles est un poète et artiste améri­cain né en 1959, qui avait été diag­nos­tiqué hand­i­capé men­tal ou autiste par les insti­tu­tions médi­cales. La ren­con­tre avec cet artiste sera une nou­velle étape dans l’esthétique wilsoni­enne. Voici comme il racon­te ses pre­mières impres­sions après la ren­con­tre :

« Au début de l’année 1973, quelqu’un me con­fia une bande enreg­istrée, c’était fasci­nant. La bande enreg­istrée por­tait le titre ‘‘Emi­ly aime la télévi­sion’’. Sur la bande, on entendait la voix d’un jeune homme qui par­lait inces­sam­ment en créant des répéti­tions et des vari­a­tions sur des phras­es con­cer­nant Emi­ly regar­dant la télévi­sion… J’ai com­mencé à me ren­dre compte que les mots se con­for­maient à un des­sein ryth­mique dont la logique était autoréféren­tielle. C’était une pièce cod­i­fiée comme de la musique. Comme une can­tate ou une fugue. Ça mar­chait par con­ju­gaisons et pen­sées répétées par vari­a­tions… »1

Madame Butterfly, opéra de G. Puccini, mise en scène de Robert Wilson, Opéra National de Paris, 1993 © Chloé Bellemère.
Madame But­ter­fly, opéra de G. Puc­ci­ni, mise en scène de Robert Wil­son, Opéra Nation­al de Paris, 1993 © Chloé Bellemère.

Depuis cette ren­con­tre, Wil­son col­lab­o­ra inten­sé­ment avec Knowles et leur col­lab­o­ra­tion trou­vera son aboutisse­ment dans l’élaboration de textes pour Ein­stein on the Beach, dont les struc­tures répéti­tives et hal­lu­cinées s’intégraient par­faite­ment aux struc­tures mod­u­laires de la musique de Glass, ain­si qu’aux séquences dra­maturgiques et choré­graphiques de Wil­son.2

Ma col­lab­o­ra­tion artis­tique avec Robert Wil­son

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