Richard III est celui, des protagonistes shakespeariens, qui pousse les possibles de la dépravation au plus loin. Si la pièce se concentre sur son ambition démesurée1, c’est bien le meurtre de ses deux très jeunes neveux qui définit son personnage : pratiquement aucun geste, alors comme aujourd’hui, n’est aussi vil que celui de tuer des enfants, a fortiori de sa propre famille. Mais si l’enfance est au cœur de la pièce, si c’est elle qui donne la mesure du bien et du mal, comment s’articule-t-elle précisément ? Et comment est-elle représentée dans une de ses mises en scène récentes les plus brillantes, celle que Thomas Jolly a créé en février 2010 au Quai — Centre dramatique national d’Angers ?
La pièce littéralise la déchéance morale de Richard par le meurtre des deux princes : cet acte, si épouvantable qu’il demeure d’habitude métaphorique (comme par exemple dans le langage psychanalytique), s’incarne ici sans ambages. Cette littéralisation de l’horreur va de pair avec une autre : la difformité du personnage principal, qui, selon la triste logique médiévale, reflète directement, dans sa chair, la malignité de son caractère. Comme la première, elle relève des origines : la pièce insiste dès les premiers vers, prononcés par Richard lui-même, sur l’aspect hideux de l’enfant qu’il a été, et nous laisse ainsi supposer que sa laideur est le reflet de sa méchanceté innée.

Plusieurs autres monologues, étourdissants de génie et de fiel, nous montrent que l’ignominie de Richard était déjà marquée dans ses traits de bébé, ou lui prédisent une progéniture également infâme. Tous sont tenus par des femmes, (y compris sa mère), excédées par son obscène perfidie. Par exemple, la reine Marguerite, dont Richard a fait assassiner le fils et le mari, l’invective ainsi, dans la stupéfiante traduction de Jean-Michel Déprats sur laquelle Jolly s’est basé :
Toi qui fus marqué à ta naissance
Comme esclave de la nature et fils de l’enfer !
Toi, flétrissure des entrailles de ta mère affligée !
Toi, rejeton exécré des reins de ton père !
Toi, guenille de l’honneur, toi détesté… (acte I, scène II).
« Flétrissure des entrailles de ta mère affligée ! » La pièce dresse un lien intime entre l’enfance et la vilénie innée de Richard. Ce dernier, au comble de la perfidie, n’a d’ailleurs de cesse de se réclamer de la figure de l’enfant pour convaincre de son innocence, et le mal qui l’habite lui-même a un caractère infantile : Richard ne se remet jamais en question, ne se transforme pas, n’a aucun scrupule. Il est le pire, le plus dangereux des méchants de l’œuvre de Shakespeare, précisément parce qu’il est, face au mal, comme un enfant sans cœur : incapable de lui opposer la moindre résistance, totalement immature.

La pièce s’articule autour de l’opposition entre le hideux enfant que Richard a été et continue à être en quelque sorte, et la perfection de ceux qu’il va assassiner, car les deux princes sont l’innocence même. Ici aussi, Shakespeare littéralise : la pureté n’est pas évoquée métaphoriquement, mais incarnée directement sur scène. Jolly accentue cette personnification dans sa mise en scène. Les enfants y apparaissent comme des figures lumineuses, presque irréelles, tant leur fragilité et leur candeur tranchent avec le monde sombre, infernal, généré par une scénographie et des effets de lumière et de son, univers sombres, gothiques, métalliques, souvent oppressants. Ce contraste est souligné par le jeu des deux jeunes princes, car, loin d’être des archétypes figés, il s’agit de vrais enfants, spontanés et sensibles : ils s’étreignent quand ils se retrouvent ; ils se tiennent la main, se soutiennent ; ils savent aimer, croient dans les possibles du monde, et le plus jeune accourt dans les bras de Richard quand il retrouve son oncle adoré. Même leurs voix, claires et ingénues, tranchent avec l’univers cauchemardesque dans lequel ils sont plongés.






