L’enfant et le monstre : retour sur le Richard III de Thomas Jolly.
Théâtre
Critique

L’enfant et le monstre : retour sur le Richard III de Thomas Jolly.

Le 8 Déc 2025
Richard III de Shakespeare, mise en scène de Thomas Jolly, Cie La Piccola Familia, 2010, Quai – Centre dramatique national d’Angers ©Nicolas Joubard
Richard III de Shakespeare, mise en scène de Thomas Jolly, Cie La Piccola Familia, 2010, Quai – Centre dramatique national d’Angers ©Nicolas Joubard

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Richard III de Shakespeare, mise en scène de Thomas Jolly, Cie La Piccola Familia, 2010, Quai – Centre dramatique national d’Angers ©Nicolas Joubard
Richard III de Shakespeare, mise en scène de Thomas Jolly, Cie La Piccola Familia, 2010, Quai – Centre dramatique national d’Angers ©Nicolas Joubard

Richard III est celui, des pro­tag­o­nistes shake­speariens, qui pousse les pos­si­bles de la dépra­va­tion au plus loin. Si la pièce se con­cen­tre sur son ambi­tion démesurée1, c’est bien le meurtre de ses deux très jeunes neveux qui définit son per­son­nage : pra­tique­ment aucun geste, alors comme aujourd’hui, n’est aus­si vil que celui de tuer des enfants, a for­tiori de sa pro­pre famille. Mais si l’enfance est au cœur de la pièce, si c’est elle qui donne la mesure du bien et du mal, com­ment s’articule-t-elle pré­cisé­ment ? Et com­ment est-elle représen­tée dans une de ses mis­es en scène récentes les plus bril­lantes, celle que Thomas Jol­ly a créé en févri­er 2010 au Quai — Cen­tre dra­ma­tique nation­al d’Angers ? 

La pièce lit­téralise la déchéance morale de Richard par le meurtre des deux princes : cet acte, si épou­vantable qu’il demeure d’habitude métaphorique (comme par exem­ple dans le lan­gage psy­ch­an­a­ly­tique), s’incarne ici sans ambages. Cette lit­téral­i­sa­tion de l’horreur va de pair avec une autre : la dif­for­mité du per­son­nage prin­ci­pal, qui, selon la triste logique médié­vale, reflète directe­ment, dans sa chair, la malig­nité de son car­ac­tère. Comme la pre­mière, elle relève des orig­ines : la pièce insiste dès les pre­miers vers, pronon­cés par Richard lui-même, sur l’aspect hideux de l’enfant qu’il a été, et nous laisse ain­si sup­pos­er que sa laideur est le reflet de sa méchanceté innée. 

Richard III de Shakespeare, mise en scène de Thomas Jolly, Cie La Piccola Familia, 2010, Quai – Centre dramatique national d’Angers ©Nicolas Joubard
Richard III de Shake­speare, mise en scène de Thomas Jol­ly, Cie La Pic­co­la Famil­ia, 2010, Quai – Cen­tre dra­ma­tique nation­al d’Angers ©Nico­las Joubard

Plusieurs autres mono­logues, étour­dis­sants de génie et de fiel, nous mon­trent que l’ignominie de Richard était déjà mar­quée dans ses traits de bébé, ou lui prédis­ent une progéni­ture égale­ment infâme. Tous sont tenus par des femmes, (y com­pris sa mère), excédées par son obscène per­fi­die. Par exem­ple, la reine Mar­guerite, dont Richard a fait assas­sin­er le fils et le mari, l’invective ain­si, dans la stupé­fi­ante tra­duc­tion de Jean-Michel Déprats sur laque­lle Jol­ly s’est basé : 

Toi qui fus mar­qué à ta nais­sance
Comme esclave de la nature et fils de l’enfer !
Toi, flétris­sure des entrailles de ta mère affligée !
Toi, reje­ton exécré des reins de ton père !
Toi, gue­nille de l’honneur, toi détesté… (acte I, scène II). 

« Flétris­sure des entrailles de ta mère affligée ! » La pièce dresse un lien intime entre l’enfance et la vilénie innée de Richard. Ce dernier, au comble de la per­fi­die, n’a d’ailleurs de cesse de se réclamer de la fig­ure de l’enfant pour con­va­in­cre de son inno­cence, et le mal qui l’habite lui-même a un car­ac­tère infan­tile : Richard ne se remet jamais en ques­tion, ne se trans­forme pas, n’a aucun scrupule. Il est le pire, le plus dan­gereux des méchants de l’œuvre de Shake­speare, pré­cisé­ment parce qu’il est, face au mal, comme un enfant sans cœur : inca­pable de lui oppos­er la moin­dre résis­tance, totale­ment imma­ture. 

Richard III de Shakespeare, mise en scène de Thomas Jolly, Cie La Piccola Familia, 2010, Quai – Centre dramatique national d’Angers ©Nicolas Joubard
Richard III de Shake­speare, mise en scène de Thomas Jol­ly, Cie La Pic­co­la Famil­ia, 2010, Quai – Cen­tre dra­ma­tique nation­al d’Angers ©Nico­las Joubard

La pièce s’articule autour de l’opposition entre le hideux enfant que Richard a été et con­tin­ue à être en quelque sorte, et la per­fec­tion de ceux qu’il va assas­sin­er, car les deux princes sont l’innocence même. Ici aus­si, Shake­speare lit­téralise : la pureté n’est pas évo­quée métaphorique­ment, mais incar­née directe­ment sur scène. Jol­ly accentue cette per­son­ni­fi­ca­tion dans sa mise en scène. Les enfants y appa­rais­sent comme des fig­ures lumineuses, presque irréelles, tant leur fragilité et leur can­deur tranchent avec le monde som­bre, infer­nal, généré par une scéno­gra­phie et des effets de lumière et de son, univers som­bres, goth­iques, métalliques, sou­vent oppres­sants. Ce con­traste est souligné par le jeu des deux jeunes princes, car, loin d’être des arché­types figés, il s’agit de vrais enfants, spon­tanés et sen­si­bles : ils s’étreignent quand ils se retrou­vent ; ils se tien­nent la main, se sou­ti­en­nent ; ils savent aimer, croient dans les pos­si­bles du monde, et le plus jeune accourt dans les bras de Richard quand il retrou­ve son oncle adoré. Même leurs voix, claires et ingénues, tranchent avec l’univers cauchemardesque dans lequel ils sont plongés. 

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Écrit par Caroline Godart
Car­o­line Godart est dra­maturge, autrice et enseignante. Elle accom­pa­gne des artistes de la scène tout au long de...Plus d'info
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