La culture, c’est le corps

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La culture, c’est le corps

Entretien avec Suzuki Tadashi

Le 16 Avr 1985

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Le butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives ThéâtralesLe butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives Théâtrales
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Acte I : Tokyo, juin 1982

Petit apparte­ment-bureau dans un immeu­ble atyp­ique, tenue nég­ligée à l’oc­ci­den­tale, accueil par­faite­ment décon­trac­té, ni guindé ni trop affa­ble : le type physique et quelques détails d’ameuble­ment mis à part, Suzu­ki Tadashi pour­rait aus­si bien m’ac­cueil­lir chez lui à Rome, à San Fran­cis­co ou n’im­porte où ailleurs — sauf peut-être à Tokyo, juste­ment, où on ne reçoit guère chez soi ou alors avec la plus grande réserve et où, même quand l’été s’an­nonce étouf­fant, le décor et le cos­tume font l’ob­jet d’une mise en scène atten­tive…

C’est bien du même Suzu­ki pour­tant — du même trois-pièces-cui­sine peut-être ‑qu’est par­tie l’im­pul­sion qui a fait se retourn­er l’a­vant-garde théâ­trale japon­aise vers ses sources et ses racines et a réu­ni sur les planch­es du Wase­da shô-gek­i­jô d’im­menses acteurs issus des qua­tre coins du paysage théâ­tral nip­pon, ce bocage cul­turel pas moins morcelé et cloi­son­né que l’archipel de 170.000 « vil­lages naturels »1 qui lui sert de cadre !

Suzu­ki Tadashi : À une nuance près, cepen­dant :c’est que nos mul­ti­ples pra­tiques théâ­trales, cha­cune préservée dans son autonomie par le fait qu’elle s’adresse à un pub­lic dis­tinct, s’or­gan­isent en fait selon une struc­ture non pas hor­i­zon­tale mais ver­ti­cale, une hiérar­chie. Pour les gen­res tra­di­tion­nels, nô et kabu­ki essen­tielle­ment, cette hiérar­chie s’ap­puie tou­jours sur les class­es sociales net­te­ment séparées de l’ère Edo2, le nô et le Kyô­gen rel­e­vant avec d’autres passe-temps aris­to­cra­tiques de la cul­ture des bushi (ceux que l’Oc­ci­dent appelle les samu­rai) tan­dis que le kabu­ki appar­tient à la cul­ture spé­ci­fique­ment cita­dine des chônin, les mem­bres de la classe marchande. Pour les gen­res mod­ernes, la per­spec­tive devient his­torique, hiérar­chisant les avant-gardes suc­ces­sives des cent dernières années, du shinge­ki au théâtre de recherche d’au­jour­d’hui.

Cette dis­tinc­tion s’ap­plique non seule­ment aux acteurs et aux met­teurs en scène, mais égale­ment par exem­ple aux écrivains de théâtre, que nous dif­féren­cions de même selon les styles de jeu — et non sim­ple­ment selon la divi­sion européenne entre « clas­siques » et « mod­ernes » —, de sorte qu’au­cun dra­maturge ne pro­duit plus désor­mais à la fois pour les troupes d’a­vant-garde et pour les théâtres tra­di­tion­nels, comme seul Mishi­ma a pu le faire depuis la guerre3 :ceci, tout comme la sépa­ra­tion des publics, ren­force encore cette mosaique de cul­tures théâ­trales mutuelle­ment étanch­es, cloi­son­nées dans leur exis­tence indi­vidu­elle.

Daniel De Bruy­ck­er : Ce cloi­son­nement des esthé­tiques s’ap­plique-t-il égale­ment aux con­di­tions de pro­duc­tion des spec­ta­cles ?

S.T. : Très net­te­ment, oui, et encore plus pour les gen­res mod­ernes du fait que la per­spec­tive his­torique dont je par­lais se dou­ble d’une per­spec­tive poli­tique :être un artiste d’a­vant-garde, jusqu’à récem­ment sig­nifi­ait pour les Japon­ais être un artiste dans le cadre d’une idéolo­gie d’a­vant-garde, c’est-à-dire plus ou moins mar­quée à gauche4. Or, le pou­voir poli­tique japon­ais est entière­ment con­trôlé par le par­ti libéral, de sorte que les sub­ven­tions offi­cielles, extrême­ment réduites de toute façon, prof­i­tent exclu­sive­ment aux gen­res tra­di­tion­nels : ain­si le sys­tème des nin­gen-kokuho5 sert essen­tielle­ment à récom­penser pour leurs ser­vices des acteurs de nô ou de kabu­ki devenus trop vieux pour jouer. De même, les aides des rares fon­da­tions privées qui s’in­téressent au théâtre ou les co-pro­duc­tions de la N.H.K.6 ne con­cer­nent que très excep­tion­nelle­ment d’autres gen­res que les théâtres tra­di­tion­nels, tan­dis que le sys­tème des loca­tions col­lec­tives par les entre­pris­es7 ne s’ap­plique guère qu’au kabu­ki et au shinge­ki mais non à l’avant-garde:nous devons ven­dre nos bil­lets nous-mêmes ! L’aspect poli­tique se ren­force du fait que, con­traire­ment aux créa­teurs européens de gauche qui peu­vent facile­ment émarg­er auprès de divers­es fon­da­tions et autorités, les marx­istes japon­ais qui furent à l’o­rig­ine du shinge­ki entre autres s’op­po­saient de telle façon aux autorités qu’il leur aurait été impos­si­ble d’ac­cepter de telles aides, quand bien même on les leur aurait pro­posées ! Le résul­tat est une sit­u­a­tion extrême­ment dif­fi­cile pour tous les acteurs mod­ernes, dont la plu­part doivent exercer un méti­er annexe à titre ali­men­taire, seuls les acteurs qui ont l’oc­ca­sion de tra­vailler pour le ciné­ma, la télévi­sion ou la pub­lic­ité pou­vant devenir réelle­ment pro­fes­sion­nels — mais la plu­part des troupes où ce pou­vait être le cas ont dis­paru suite aux défec­tions suc­ces­sives de ces mêmes acteurs, vite absorbés par ces autres débouchés telle­ment plus lucrat­ifs !

Le même prob­lème se pose dans le domaine de la for­ma­tion des acteurs, lim­itée à deux étab­lisse­ments offi­ciels — mais qui enseignent unique­ment les styles de jeu tra­di­tion­nels, sous le con­trôle des théâtres pro­fes­sion­nels8 — et à l’é­cole du Théâtre nation­al, qui n’en­seigne que le kabu­ki et dont les diplômés, n’é­tant pas issus des quelques familles pro­tégées par le sys­tème féo­dal qui con­trôle encore le genre, ne sont pas même assurés de pou­voir accéder à la scène sinon dans des rôles de fig­u­ra­tion ! En dehors de ces trois ini­tia­tives, l’en­seigne­ment indi­vidu­el (dans le nô et le kabu­ki) ou au sein des troupes con­sti­tuées (pour le shim­pa, le shinge­ki et les théâtres mod­ernes en général) reste la règle.

D.D.B. : Ces cli­vages poli­tiques éton­nent, dans un pays où l’énorme majorité de la pop­u­la­tion estime appartenir à la classe moyenne.

S.T. : Il s’ag­it, juste­ment, de con­flits poli­tiques au sens strict, et non de con­flits soci­aux, du fait que juste­ment les class­es sociales se sont estom­pées au Japon, court-cir­cui­tant presque entière­ment toute lutte des class­es. Il existe bien, par con­tre, d’énormes prob­lèmes cul­turels, c’est-à-dire des crises d’i­den­tité causées par la mod­erni­sa­tion bru­tale du Japon depuis l’ère Mei­ji9 :ce sont ces prob­lèmes-là qui con­stituent le thème prin­ci­pal de mes pièces et même mes ouver­tures vers les scènes tra­di­tion­nelles, soit que j’in­vite des acteurs de nô, de kabu­ki ou de shinge­ki à par­ticiper à mes créa­tions, soit que j’adapte des pièces tra­di­tion­nelles dans un lan­gage actuel, relèvent de ce même souci, l’ab­sence de com­mu­ni­ca­tion entre les théâtres clas­siques et l’a­vant-garde étant à mon sens une de ces crises d’i­den­tité juste­ment. Mon but est pré­cisé­ment, tirant par­ti de la dis­pari­tion des cli­vages soci­aux, d’u­ni­fi­er l’art tra­di­tion­nel japon­ais et celui influ­encé par l’Oc­ci­dent en une forme qui serait accept­able pour tous les publics, qui plairait à tout le monde.

D.D.B. : Il n’y a donc aucune nos­tal­gie, aucune quête d’au­then­tic­ité dans ce mou­ve­ment de retour aux sources de l’art dra­ma­tique japon­ais dont le Wase­da shô-gek­i­jô est un des fers de lance ?

S.T. : Si, assuré­ment : nul n’échappe vrai­ment à ces crises d’i­den­tité. Il faut savoir que le Japon était hier encore un pays essen­tielle­ment agri­cole et tra­di­tion­nel ; aus­si occi­den­tal­isé et mod­erne qu’il puisse appa­raître aujour­d’hui pour tout ce qui relève de l’é­conomie indus­trielle, il va de soi que la sen­si­bil­ité de ses habi­tants n’a guère pu chang­er en si peu de temps : le Japon­ais d’au­jour­d’hui mène une dou­ble vie, partagé entre une exis­tence économique nou­velle et une manière de se sen­tir encore proche du passé.

Le Japon­ais, au fond, est un être extrême­ment curieux de tout, qui s’en­tiche volon­tiers de la moin­dre nou­veauté. Ain­si, il meurt d’en­vie d’habiter un apparte­ment mod­erne dans un grand immeu­ble à la mode occi­den­tale — mais en même temps, il ne peut pas y habiter vrai­ment et, sur le tard, com­mence à éprou­ver le besoin de renouer avec son espace de vie fam­i­li­er. Métaphorique­ment, c’est ce qui est arrivé à Yoko‑o10 ou au com­pos­i­teur Takemit­su — et c’est aus­si ce qui se passe lorsqu’on voit le théâtre con­tem­po­rain se désol­i­daris­er du shinge­ki, qui a con­stam­ment et sys­té­ma­tique­ment refoulé la puis­sante tra­di­tion cor­porelle qui est au cœur de tout notre théâtre ancien pour impos­er à sa place une influ­ence occi­den­tale mal digérée. C’est ain­si que j’en suis venu à créer une méth­ode d’en­traine­ment des acteurs qui, en extrayant les mou­ve­ments essen­tiels de cha­cune des dis­ci­plines tra­di­tion­nelles d’ex­pres­sion cor­porelle (y com­pris les arts mar­ti­aux : judo, kendo, karate, etc.), veut recon­stru­ire l’arché­type fon­da­men­tal dont toutes ces dis­ci­plines sont issues ; et c’est l’équiv­a­lent de cette syn­thèse que je veux main­tenant réalis­er dans le domaine du théâtre lui-même. Mais je dois ajouter immé­di­ate­ment que la ques­tion du retour aux sources dans le théâtre (je préfér­erais quant à moi par­ler plutôt d’une remise en usage, puisqu’il s’ag­it moins de repren­dre des formes anci­ennes que de retrou­ver les out­ils orig­in­aux) est une ques­tion extréme­ment déli­cate. Si presque tous les jeunes ani­ma­teurs de théâtre ont envis­agé comme moi la pos­si­bil­ité de créer un théâtre authen­tique­ment con­tem­po­rain à par­tir de tels élé­ments tra­di­tion­nels, rares sont ceux qui sont par­venus à met­tre cette notion généreuse en pra­tique — alors que dans la danse ankoku-butô de nom­breuses troupes ont indé­ni­able­ment réus­si ce pas­sage à l’acte.

Il y a à cela de mul­ti­ples raisons, dont la pre­mière est peut-être sim­ple­ment le fait que tout notre sys­tème d’é­d­u­ca­tion s’est effor­cé, depuis la guerre, de dépréci­er l’u­nivers japon­ais tra­di­tion­nel, et ce jusqu’à nous le ren­dre plus étranger même que l’his­toire occi­den­tale — une fic­tion, pour ain­si dire ! J’ai la chance d’être un des seuls à avoir été, dès ma jeunesse, suff­isam­ment fam­i­li­er du Kabu­ki pour pou­voir aujour­d’hui com­mu­ni­quer avec des acteurs tra­di­tion­nels dans le con­texte con­tem­po­rain qu’est celui de mon théâtre. C’é­tait déjà le cas, précédem­ment, pour Mishi­ma et pour Takechi, le grand spé­cial­iste du kabu­ki : je n’ai pas con­nu per­son­nelle­ment Mishi­ma mais, lorsqu’il est mort, je me sou­viens de la façon dont Takechi m’a dit qu’il ne restait per­son­ne, désor­mais, qui con­naisse et com­prenne vrai­ment le théâtre kabu­ki — est c’est à par­tir de là qu’il m’a enseigné tout ce que lui-même savait du Kabu­ki.…

Pro­pos recueil­lis par Daniel De Bruy­ck­er

Inter­lude fer­rovi­aire

« Le Japon­ais meurt d’en­vie d’habiter un apparte­ment mod­erne dans un grand immeu­ble à la mode occi­den­tale — mais en même temps, il ne peut pas y habiter vrai­ment et, sur le tard, com­mence à éprou­ver le besoin de renouer avec un espace de vie fam­i­li­er…» Assuré­ment, Suzu­ki savait de quoi il par­lait, lui qui s’ac­ti­vait à la même époque à finir de trans­fér­er les activ­ités du Wase­da shô-gek­i­jè de Tokyo, la méga­pole, à Toga­mu­ra, à peine un hameau frileuse­ment blot­ti au fond d’une val­lée encais­sée par­mi les mon­tagnes sauvages de l’u­ra-Nihon11.

Une légende dis­paraît : le Wase­da shô-gek­ij, le « petit théâtre de Wase­da » du nom du quarti­er de Tokyo où il est né (nom qui est aus­si celui de l’u­ni­ver­sité dont le cam­pus a fourni à Suzu­ki son pre­mier pub­lic), s’ap­pellera désor­mais le SCOT (pour « Suzu­ki Com­pa­ny of Toga ») et ani­mera le JPAC (pour « Japan Per­form­ing Arts Cen­ter »), puisque telle est l’ap­pel­la­tion très offi­cielle des deux fer­mes tra­di­tion­nelles que Suzu­ki a fait trans­former, grâce aux fonds d’un puis­sant indus­triel de la région et au génie de l’ar­chi­tecte Isoza­ki Ara­ta12, en un com­plexe théâ­tral selon son cœur : scène de nô à l’an­ci­enne — à un bril­lant calem­bour près13 — pour la salle prin­ci­pale, flan­quée d’une tour car­rée où l’on retrou­ve le yagu­ra14 des théâtres tra­di­tion­nels et sur­plom­bant un amphithéâtre en plein air, mini-Epi­dau­re futur­iste ouvert sur les eaux d’un étang.

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Suzuki Tadashi
Suzuki Tadashi est né à Shizuoka en 1939. Il fonde en 1966 le Waseda Shô-Gekijô...Plus d'info
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