Acte I : Tokyo, juin 1982
Petit appartement-bureau dans un immeuble atypique, tenue négligée à l’occidentale, accueil parfaitement décontracté, ni guindé ni trop affable : le type physique et quelques détails d’ameublement mis à part, Suzuki Tadashi pourrait aussi bien m’accueillir chez lui à Rome, à San Francisco ou n’importe où ailleurs — sauf peut-être à Tokyo, justement, où on ne reçoit guère chez soi ou alors avec la plus grande réserve et où, même quand l’été s’annonce étouffant, le décor et le costume font l’objet d’une mise en scène attentive…
C’est bien du même Suzuki pourtant — du même trois-pièces-cuisine peut-être ‑qu’est partie l’impulsion qui a fait se retourner l’avant-garde théâtrale japonaise vers ses sources et ses racines et a réuni sur les planches du Waseda shô-gekijô d’immenses acteurs issus des quatre coins du paysage théâtral nippon, ce bocage culturel pas moins morcelé et cloisonné que l’archipel de 170.000 « villages naturels »1 qui lui sert de cadre !
Suzuki Tadashi : À une nuance près, cependant :c’est que nos multiples pratiques théâtrales, chacune préservée dans son autonomie par le fait qu’elle s’adresse à un public distinct, s’organisent en fait selon une structure non pas horizontale mais verticale, une hiérarchie. Pour les genres traditionnels, nô et kabuki essentiellement, cette hiérarchie s’appuie toujours sur les classes sociales nettement séparées de l’ère Edo2, le nô et le Kyôgen relevant avec d’autres passe-temps aristocratiques de la culture des bushi (ceux que l’Occident appelle les samurai) tandis que le kabuki appartient à la culture spécifiquement citadine des chônin, les membres de la classe marchande. Pour les genres modernes, la perspective devient historique, hiérarchisant les avant-gardes successives des cent dernières années, du shingeki au théâtre de recherche d’aujourd’hui.
Cette distinction s’applique non seulement aux acteurs et aux metteurs en scène, mais également par exemple aux écrivains de théâtre, que nous différencions de même selon les styles de jeu — et non simplement selon la division européenne entre « classiques » et « modernes » —, de sorte qu’aucun dramaturge ne produit plus désormais à la fois pour les troupes d’avant-garde et pour les théâtres traditionnels, comme seul Mishima a pu le faire depuis la guerre3 :ceci, tout comme la séparation des publics, renforce encore cette mosaique de cultures théâtrales mutuellement étanches, cloisonnées dans leur existence individuelle.
Daniel De Bruycker : Ce cloisonnement des esthétiques s’applique-t-il également aux conditions de production des spectacles ?
S.T. : Très nettement, oui, et encore plus pour les genres modernes du fait que la perspective historique dont je parlais se double d’une perspective politique :être un artiste d’avant-garde, jusqu’à récemment signifiait pour les Japonais être un artiste dans le cadre d’une idéologie d’avant-garde, c’est-à-dire plus ou moins marquée à gauche4. Or, le pouvoir politique japonais est entièrement contrôlé par le parti libéral, de sorte que les subventions officielles, extrêmement réduites de toute façon, profitent exclusivement aux genres traditionnels : ainsi le système des ningen-kokuho5 sert essentiellement à récompenser pour leurs services des acteurs de nô ou de kabuki devenus trop vieux pour jouer. De même, les aides des rares fondations privées qui s’intéressent au théâtre ou les co-productions de la N.H.K.6 ne concernent que très exceptionnellement d’autres genres que les théâtres traditionnels, tandis que le système des locations collectives par les entreprises7 ne s’applique guère qu’au kabuki et au shingeki mais non à l’avant-garde:nous devons vendre nos billets nous-mêmes ! L’aspect politique se renforce du fait que, contrairement aux créateurs européens de gauche qui peuvent facilement émarger auprès de diverses fondations et autorités, les marxistes japonais qui furent à l’origine du shingeki entre autres s’opposaient de telle façon aux autorités qu’il leur aurait été impossible d’accepter de telles aides, quand bien même on les leur aurait proposées ! Le résultat est une situation extrêmement difficile pour tous les acteurs modernes, dont la plupart doivent exercer un métier annexe à titre alimentaire, seuls les acteurs qui ont l’occasion de travailler pour le cinéma, la télévision ou la publicité pouvant devenir réellement professionnels — mais la plupart des troupes où ce pouvait être le cas ont disparu suite aux défections successives de ces mêmes acteurs, vite absorbés par ces autres débouchés tellement plus lucratifs !
Le même problème se pose dans le domaine de la formation des acteurs, limitée à deux établissements officiels — mais qui enseignent uniquement les styles de jeu traditionnels, sous le contrôle des théâtres professionnels8 — et à l’école du Théâtre national, qui n’enseigne que le kabuki et dont les diplômés, n’étant pas issus des quelques familles protégées par le système féodal qui contrôle encore le genre, ne sont pas même assurés de pouvoir accéder à la scène sinon dans des rôles de figuration ! En dehors de ces trois initiatives, l’enseignement individuel (dans le nô et le kabuki) ou au sein des troupes constituées (pour le shimpa, le shingeki et les théâtres modernes en général) reste la règle.
D.D.B. : Ces clivages politiques étonnent, dans un pays où l’énorme majorité de la population estime appartenir à la classe moyenne.
S.T. : Il s’agit, justement, de conflits politiques au sens strict, et non de conflits sociaux, du fait que justement les classes sociales se sont estompées au Japon, court-circuitant presque entièrement toute lutte des classes. Il existe bien, par contre, d’énormes problèmes culturels, c’est-à-dire des crises d’identité causées par la modernisation brutale du Japon depuis l’ère Meiji9 :ce sont ces problèmes-là qui constituent le thème principal de mes pièces et même mes ouvertures vers les scènes traditionnelles, soit que j’invite des acteurs de nô, de kabuki ou de shingeki à participer à mes créations, soit que j’adapte des pièces traditionnelles dans un langage actuel, relèvent de ce même souci, l’absence de communication entre les théâtres classiques et l’avant-garde étant à mon sens une de ces crises d’identité justement. Mon but est précisément, tirant parti de la disparition des clivages sociaux, d’unifier l’art traditionnel japonais et celui influencé par l’Occident en une forme qui serait acceptable pour tous les publics, qui plairait à tout le monde.
D.D.B. : Il n’y a donc aucune nostalgie, aucune quête d’authenticité dans ce mouvement de retour aux sources de l’art dramatique japonais dont le Waseda shô-gekijô est un des fers de lance ?
S.T. : Si, assurément : nul n’échappe vraiment à ces crises d’identité. Il faut savoir que le Japon était hier encore un pays essentiellement agricole et traditionnel ; aussi occidentalisé et moderne qu’il puisse apparaître aujourd’hui pour tout ce qui relève de l’économie industrielle, il va de soi que la sensibilité de ses habitants n’a guère pu changer en si peu de temps : le Japonais d’aujourd’hui mène une double vie, partagé entre une existence économique nouvelle et une manière de se sentir encore proche du passé.
Le Japonais, au fond, est un être extrêmement curieux de tout, qui s’entiche volontiers de la moindre nouveauté. Ainsi, il meurt d’envie d’habiter un appartement moderne dans un grand immeuble à la mode occidentale — mais en même temps, il ne peut pas y habiter vraiment et, sur le tard, commence à éprouver le besoin de renouer avec son espace de vie familier. Métaphoriquement, c’est ce qui est arrivé à Yoko‑o10 ou au compositeur Takemitsu — et c’est aussi ce qui se passe lorsqu’on voit le théâtre contemporain se désolidariser du shingeki, qui a constamment et systématiquement refoulé la puissante tradition corporelle qui est au cœur de tout notre théâtre ancien pour imposer à sa place une influence occidentale mal digérée. C’est ainsi que j’en suis venu à créer une méthode d’entrainement des acteurs qui, en extrayant les mouvements essentiels de chacune des disciplines traditionnelles d’expression corporelle (y compris les arts martiaux : judo, kendo, karate, etc.), veut reconstruire l’archétype fondamental dont toutes ces disciplines sont issues ; et c’est l’équivalent de cette synthèse que je veux maintenant réaliser dans le domaine du théâtre lui-même. Mais je dois ajouter immédiatement que la question du retour aux sources dans le théâtre (je préférerais quant à moi parler plutôt d’une remise en usage, puisqu’il s’agit moins de reprendre des formes anciennes que de retrouver les outils originaux) est une question extrémement délicate. Si presque tous les jeunes animateurs de théâtre ont envisagé comme moi la possibilité de créer un théâtre authentiquement contemporain à partir de tels éléments traditionnels, rares sont ceux qui sont parvenus à mettre cette notion généreuse en pratique — alors que dans la danse ankoku-butô de nombreuses troupes ont indéniablement réussi ce passage à l’acte.
Il y a à cela de multiples raisons, dont la première est peut-être simplement le fait que tout notre système d’éducation s’est efforcé, depuis la guerre, de déprécier l’univers japonais traditionnel, et ce jusqu’à nous le rendre plus étranger même que l’histoire occidentale — une fiction, pour ainsi dire ! J’ai la chance d’être un des seuls à avoir été, dès ma jeunesse, suffisamment familier du Kabuki pour pouvoir aujourd’hui communiquer avec des acteurs traditionnels dans le contexte contemporain qu’est celui de mon théâtre. C’était déjà le cas, précédemment, pour Mishima et pour Takechi, le grand spécialiste du kabuki : je n’ai pas connu personnellement Mishima mais, lorsqu’il est mort, je me souviens de la façon dont Takechi m’a dit qu’il ne restait personne, désormais, qui connaisse et comprenne vraiment le théâtre kabuki — est c’est à partir de là qu’il m’a enseigné tout ce que lui-même savait du Kabuki.…
Propos recueillis par Daniel De Bruycker
Interlude ferroviaire
« Le Japonais meurt d’envie d’habiter un appartement moderne dans un grand immeuble à la mode occidentale — mais en même temps, il ne peut pas y habiter vraiment et, sur le tard, commence à éprouver le besoin de renouer avec un espace de vie familier…» Assurément, Suzuki savait de quoi il parlait, lui qui s’activait à la même époque à finir de transférer les activités du Waseda shô-gekijè de Tokyo, la mégapole, à Togamura, à peine un hameau frileusement blotti au fond d’une vallée encaissée parmi les montagnes sauvages de l’ura-Nihon11.
Une légende disparaît : le Waseda shô-gekij, le « petit théâtre de Waseda » du nom du quartier de Tokyo où il est né (nom qui est aussi celui de l’université dont le campus a fourni à Suzuki son premier public), s’appellera désormais le SCOT (pour « Suzuki Company of Toga ») et animera le JPAC (pour « Japan Performing Arts Center »), puisque telle est l’appellation très officielle des deux fermes traditionnelles que Suzuki a fait transformer, grâce aux fonds d’un puissant industriel de la région et au génie de l’architecte Isozaki Arata12, en un complexe théâtral selon son cœur : scène de nô à l’ancienne — à un brillant calembour près13 — pour la salle principale, flanquée d’une tour carrée où l’on retrouve le yagura14 des théâtres traditionnels et surplombant un amphithéâtre en plein air, mini-Epidaure futuriste ouvert sur les eaux d’un étang.