Le Ma et ses fantômes

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Le Ma et ses fantômes

Le 25 Avr 1985
Ma- (espace, temps)
Ma- (espace, temps)
Ma- (espace, temps)
Ma- (espace, temps)
Article publié pour le numéro
Le butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives ThéâtralesLe butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives Théâtrales
22 – 23
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Gun­ji Masakat­su : Le ma1 sym­bol­ise l’u­nivers, la terre. Lorsque l’on tend la corde sacrée, le shi­me­nawa, autour d’une por­tion d’e­space, l’e­space ain­si délim­ité devient un sym­bole de tout l’e­space.

La scène de théâtre n’é­tant rien d’autre qu’un état ultérieur de cette por­tion d’e­space délim­itée par le shi­me­nawa, la scène est donc le monde.

Cet espace, comme la scène de no aujour­d’hui encore, s’or­gan­ise selon un sché­ma car­ré et quadru­ple, dont l’abrévi­a­tion est le sché­ma à trois temps que l’on appelle jo-ha-kyu, « lent-moyen-rapi­de », et qui con­stitue le rythme de base de tout le théâtre japon­ais, des antiques kagu­ra au kabu­ki.

Encore con­vient-il de ne pas con­fon­dre cette struc­ture en trois temps, qui règle à la fois la triple répéti­tion de chaque grande sec­tion et la tex­ture ter­naire du rythme, avec les struc­tures en trois temps que con­nait la cul­ture occi­den­tale, dont les trois élé­ments relèvent d’autres niveaux con­ceptuels et inter­vi­en­nent, de sur­croit, dans un ordre dif­férent : l’Oc­ci­dent aura exposition/apogée/dénouement, là où le théâtre japon­ais aligne trois mou­ve­ments pro­gres­sive­ment accélérés. La fin vient tou­jours à la fin — mais ce n’est absol­u­ment pas la même fin !

Ki- (énergie, souffle)
Ki- (énergie, souf­fle)

Cette coupe ter­naire — qui est en même temps un aspect pro­pre­ment religieux — s’ap­plique de sur­croit à chaque niveau de struc­ture2 et se retrou­ve jusque dans le mou­ve­ment le plus sim­ple, le plus apparem­ment rec­tiligne : pour regarder un objet à gauche, on tourn­era d’abord les yeux vers la droite avant de les ramen­er vers le cen­tre et à gauche enfin, tan­dis que chaque mou­ve­ment de pro­gres­sion se tera dans un ordre gauche/droite/centre.

Daniel De Bruy­ck­er : Com­ment artic­ule-t-on cet espace à qua­tre pôles, ce rythme ter­naire et l’op­po­si­tion binaire entre action et réac­tion qui règle, au Japon comme ailleurs, le jeu des forces dans la danse ?

G.M. : Il s’ag­it ici d’un autre ma que le pre­mier : non plus la por­tion d’e­space mais l’in­ter­valle, le hia­tus. L’ex­pres­sion ma o hikeru, en japon­ais, sig­ni­fie qu’«un ange passe » dans la con­ver­sa­tion. Le ma, en ce sens, n’est plus rien que par lui-même sinon l’ab­sence : il lui faut dès lors un com­plé­ment qui l’en­cadre et qui le vitalise — le ki.

D.D.B. : Et qu’est-ce alors que cette « clé » ?3

G.M. : Comme dans les arts mar­ti­aux japon­ais, le ki évoque essen­tielle­ment une inten­sité, de quelque ordre que ce soit — mais il désigne égale­ment le souf­fle, de sorte que le cou­ple ma/ki représente à la fois une grande var­iété de con­cepts abstraits et la notion très soma­tique de res­pi­ra­tion : le ki est l’in­spi­ra­tion, dans tous les sens du terme, le ma est le relâche­ment, l’ex­ha­lai­son, et les deux sont indis­so­cia­ble­ment liés, comme dans le souf­fle, s’il doit s’a­gir d’actes sains et vivants. Sans l’in­ten­sité du ki, le vide du ma ne peut rien être que de plat et mort…

D.D.B. : Ce sec­ond ma, tem­porel, donne-t-il lieu au même proces­sus de sacral­i­sa­tion au théâtre que le ma-espace — c’est-à-dire une sym­bol­i­sa­tion de la durée du spec­ta­cle ana­logue à celle de l’e­space scénique ?

G.M. : Dans le con­texte du temps occi­den­tal, cette trans­po­si­tion serait une impos­si­bil­ité man­i­feste — mais il se trou­ve que le temps se conçoit dif­férem­ment en Ori­ent : tel que les Japon­ais le vivent, le temps ne com­porte réelle­ment ni passé, ni futur, ni même un présent ponctuel4.

Pour autant même que ces notions soient pens­ables, on passera de toute façon de l’une à l’autre avec la plus grande facil­ité — entre autres, mais pas unique­ment, dans le cas des fan­tômes, qui sont omniprésents dans la pen­sée japon­aise : si ces êtres qui vivaient jadis peu­vent appa­raitre à tout moment dans le présent, c’est parce que jadis est main­tenant.

Dans un tel con­texte, en effet, une por­tion de temps délim­itée par la représen­ta­tion théâ­trale5 peut sym­bol­is­er l’é­ter­nité, le temps mythique. Dans le drame nô entre autres, il est man­i­feste que le passé, le présent et l’avenir se pro­duisent tous en même temps, du fait même que toute por­tion de temps ain­si isolée au sein de la durée glob­ale reste — pour autant du moins qu’elle respire — en rap­port biologique avec tout le temps : c’est un présent autonome et général­isé, sans nulle rela­tion avec la durée pen­dant laque­lle nous suiv­ons le spec­ta­cle, et ce présent lui-même com­porte à son tour son pro­pre passé et son pro­pre futur, qui de même peu­vent débor­der à volon­té dans le présent.

Des lors le temps de la pièce, conçu comme présent « résumant » l’é­ter­nité, n’ex­clut en rien l’en­trée en scène d’un revenant issu d’un autre espace de temps, qui envahit le présent de la pièce… et le nôtre !

Pro­pos recueil­lis par Daniel De Bruy­ck­er

  1. Sur le ma, ses orig­ines rit­uelles et son traite­ment au théâtre, voir aus­si les textes de Gun­ji Masakat­su et Isoza­ki Ara­ta ain­si que notre entre­tien avec Suzu­ki Tadashi (dernière sar­tie). ↩︎
  2. Les grandes divi­sions dra­ma­tiques pren­nent ain­si l’al­lure d’une trilo­gie menée crescen­do au sein de laque­lle, dans le nô (dont le spec­ta­cle com­porte tra­di­tion­nelle­ment cinq pièces), des col­orations alternées de sérénité ou de vio­lence mènent Zea­mi à dis­tinguer « cinq styles de jeu allant de la beauté extérieure et l’é­clat de l’in­ter­pré­ta­tion, à l’é­mo­tion pro­fonde, au ravisse­ment de l’ou­bli de soi’ (kam­pú) et au ‘style mer­veilleux’, inef­fa­ble et non intel­li­gi­ble, le myô­fu. » (Paul Arnold, Le théâtre japon­ais d’au­jour­d’hui) Chaque pièce à son tour, et chaque par­tie de la pièce, chaque danse et chaque inter­ven­tion chan­tée ou par­lée com­pren­nent à leur tour trois séquences agencées de même à leur pro­pre échelle. ↩︎
  3. Désig­nant toute forme d’én­ergie, le ki est un des con­cepts les plus usités et les plus cru­ci­aux dans la vie japon­aise — impor­tance que notre entre­tien, qui se déroule en anglais et en japon­ais, mar­que ici involon­taire­ment par un quipro­quo : « What then is the key ?» pour « Qu’est-ce que alors que le ki↩︎
  4. La langue japon­aise, entre autres indéter­mi­na­tions (de genre et de nom­bre entre autres) n’établit pas de dis­tinc­tion mar­quée entre le présent et le futur, que seul le con­texte per­met d’indi­quer, de même que la fron­tière est sou­vent capricieuse entre présent absolu et présent pro­gres­sif. ↩︎
  5. Le kabu­ki et le bun­raku mar­quent cette con­den­sa­tion du temps aux dimen­sions du spec­ta­cle en rem­plaçant les trois coups des théâtres occi­den­taux par une longue série de coups secs joués acceleran­do, très dis­tants d’abord (au point qu’ils sem­blent avoir com­mencé bien avant l’en­trée du pub­lic dans la salle, voire de toute éter­nité) pour se ter­min­er par un ultime roule­ment tan­dis que s’ou­vre le rideau. C’est le même temps flex­i­ble à volon­té que sug­gère l’orchestre du kabu­ki lorsque, pour sig­ni­fi­er un hia­tus dans l’ac­tion dra­ma­tique (« le lende­main matin…»), il imite pen­dant quelques sec­on­des le bruit démesuré­ment ampli­fié d’un mécan­isme d’hor­loge ! ↩︎
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Gunji Masakatsu
Critique, écrivain, professeur et homme de théâtre, est une autorité reconnue sur tous les secteurs...Plus d'info
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