Gunji Masakatsu : Le ma1 symbolise l’univers, la terre. Lorsque l’on tend la corde sacrée, le shimenawa, autour d’une portion d’espace, l’espace ainsi délimité devient un symbole de tout l’espace.
La scène de théâtre n’étant rien d’autre qu’un état ultérieur de cette portion d’espace délimitée par le shimenawa, la scène est donc le monde.
Cet espace, comme la scène de no aujourd’hui encore, s’organise selon un schéma carré et quadruple, dont l’abréviation est le schéma à trois temps que l’on appelle jo-ha-kyu, « lent-moyen-rapide », et qui constitue le rythme de base de tout le théâtre japonais, des antiques kagura au kabuki.
Encore convient-il de ne pas confondre cette structure en trois temps, qui règle à la fois la triple répétition de chaque grande section et la texture ternaire du rythme, avec les structures en trois temps que connait la culture occidentale, dont les trois éléments relèvent d’autres niveaux conceptuels et interviennent, de surcroit, dans un ordre différent : l’Occident aura exposition/apogée/dénouement, là où le théâtre japonais aligne trois mouvements progressivement accélérés. La fin vient toujours à la fin — mais ce n’est absolument pas la même fin !
Cette coupe ternaire — qui est en même temps un aspect proprement religieux — s’applique de surcroit à chaque niveau de structure2 et se retrouve jusque dans le mouvement le plus simple, le plus apparemment rectiligne : pour regarder un objet à gauche, on tournera d’abord les yeux vers la droite avant de les ramener vers le centre et à gauche enfin, tandis que chaque mouvement de progression se tera dans un ordre gauche/droite/centre.
Daniel De Bruycker : Comment articule-t-on cet espace à quatre pôles, ce rythme ternaire et l’opposition binaire entre action et réaction qui règle, au Japon comme ailleurs, le jeu des forces dans la danse ?
G.M. : Il s’agit ici d’un autre ma que le premier : non plus la portion d’espace mais l’intervalle, le hiatus. L’expression ma o hikeru, en japonais, signifie qu’«un ange passe » dans la conversation. Le ma, en ce sens, n’est plus rien que par lui-même sinon l’absence : il lui faut dès lors un complément qui l’encadre et qui le vitalise — le ki.
D.D.B. : Et qu’est-ce alors que cette « clé » ?3
G.M. : Comme dans les arts martiaux japonais, le ki évoque essentiellement une intensité, de quelque ordre que ce soit — mais il désigne également le souffle, de sorte que le couple ma/ki représente à la fois une grande variété de concepts abstraits et la notion très somatique de respiration : le ki est l’inspiration, dans tous les sens du terme, le ma est le relâchement, l’exhalaison, et les deux sont indissociablement liés, comme dans le souffle, s’il doit s’agir d’actes sains et vivants. Sans l’intensité du ki, le vide du ma ne peut rien être que de plat et mort…
D.D.B. : Ce second ma, temporel, donne-t-il lieu au même processus de sacralisation au théâtre que le ma-espace — c’est-à-dire une symbolisation de la durée du spectacle analogue à celle de l’espace scénique ?
G.M. : Dans le contexte du temps occidental, cette transposition serait une impossibilité manifeste — mais il se trouve que le temps se conçoit différemment en Orient : tel que les Japonais le vivent, le temps ne comporte réellement ni passé, ni futur, ni même un présent ponctuel4.
Pour autant même que ces notions soient pensables, on passera de toute façon de l’une à l’autre avec la plus grande facilité — entre autres, mais pas uniquement, dans le cas des fantômes, qui sont omniprésents dans la pensée japonaise : si ces êtres qui vivaient jadis peuvent apparaitre à tout moment dans le présent, c’est parce que jadis est maintenant.
Dans un tel contexte, en effet, une portion de temps délimitée par la représentation théâtrale5 peut symboliser l’éternité, le temps mythique. Dans le drame nô entre autres, il est manifeste que le passé, le présent et l’avenir se produisent tous en même temps, du fait même que toute portion de temps ainsi isolée au sein de la durée globale reste — pour autant du moins qu’elle respire — en rapport biologique avec tout le temps : c’est un présent autonome et généralisé, sans nulle relation avec la durée pendant laquelle nous suivons le spectacle, et ce présent lui-même comporte à son tour son propre passé et son propre futur, qui de même peuvent déborder à volonté dans le présent.
Des lors le temps de la pièce, conçu comme présent « résumant » l’éternité, n’exclut en rien l’entrée en scène d’un revenant issu d’un autre espace de temps, qui envahit le présent de la pièce… et le nôtre !
Propos recueillis par Daniel De Bruycker
- Sur le ma, ses origines rituelles et son traitement au théâtre, voir aussi les textes de Gunji Masakatsu et Isozaki Arata ainsi que notre entretien avec Suzuki Tadashi (dernière sartie). ↩︎
- Les grandes divisions dramatiques prennent ainsi l’allure d’une trilogie menée crescendo au sein de laquelle, dans le nô (dont le spectacle comporte traditionnellement cinq pièces), des colorations alternées de sérénité ou de violence mènent Zeami à distinguer « cinq styles de jeu allant de la beauté extérieure et l’éclat de l’interprétation, à l’émotion profonde, au ravissement de l’oubli de soi’ (kampú) et au ‘style merveilleux’, ineffable et non intelligible, le myôfu. » (Paul Arnold, Le théâtre japonais d’aujourd’hui) Chaque pièce à son tour, et chaque partie de la pièce, chaque danse et chaque intervention chantée ou parlée comprennent à leur tour trois séquences agencées de même à leur propre échelle. ↩︎
- Désignant toute forme d’énergie, le ki est un des concepts les plus usités et les plus cruciaux dans la vie japonaise — importance que notre entretien, qui se déroule en anglais et en japonais, marque ici involontairement par un quiproquo : « What then is the key ?» pour « Qu’est-ce que alors que le ki ?» ↩︎
- La langue japonaise, entre autres indéterminations (de genre et de nombre entre autres) n’établit pas de distinction marquée entre le présent et le futur, que seul le contexte permet d’indiquer, de même que la frontière est souvent capricieuse entre présent absolu et présent progressif. ↩︎
- Le kabuki et le bunraku marquent cette condensation du temps aux dimensions du spectacle en remplaçant les trois coups des théâtres occidentaux par une longue série de coups secs joués accelerando, très distants d’abord (au point qu’ils semblent avoir commencé bien avant l’entrée du public dans la salle, voire de toute éternité) pour se terminer par un ultime roulement tandis que s’ouvre le rideau. C’est le même temps flexible à volonté que suggère l’orchestre du kabuki lorsque, pour signifier un hiatus dans l’action dramatique (« le lendemain matin…»), il imite pendant quelques secondes le bruit démesurément amplifié d’un mécanisme d’horloge ! ↩︎