Le Théâtre populaire romand est-il une preuve ?

Le Théâtre populaire romand est-il une preuve ?

Le 25 Fév 1986
En attendant Godot de Samuel Beckett
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« Sur les crêtes du Jura, la crise économique n’en­trave pas la vie cul­turelle. Le Théâtre pop­u­laire romand le prou­ve chaque jour.»
La Presse 

L’oblig­a­tion de faire ses preuves est une forme con­sacrée de la demande éta­tique en matière d’art. La preuve ne réside pas force­ment dans le résul­tat artis­tique — d’ailleurs très dif­fi­cile à éval­uer, surtout dans un pays qui n’a aucune poli­tique cul­turelle claire­ment définie — mais dans un cer­tain acharne­ment, dans une ténac­ité qui doit indéfin­i­ment se prou­ver elle-même pour être péri­odique­ment récom­pen­sée On aura recon­nu le vieux régime de la sébile, con­tre lequel Ari­ane Mnouchkine a naguère protesté avec éclat, et avec rai­son, car s’il main­tient les artistes en état de sur­vivance, ce régime aléa­toire ne leur per­met pas de porter leur art au niveau où le théâtre peut devenir dans la société un fac­teur d’ébran­le­ment créa­teur, de mise en ques­tion salu­taire des préjugés et des con­vic­tions d’un peu­ple. Main­tenue au-delà de toutes les accu­mu­la­tions per­ti­nentes — chiffres et actes — cette oblig­a­tion de faire ses preuves — forme per­verse de la con­cur­rence économique — peut infléchir déci­sive­ment la nature d’un des­sein artis­tique.

La nouvelle Mandragore de Jean Vauthier
La nou­velle Man­dragore de Jean Vau­thi­er

Depuis sa fon­da­tion le 1er aout 1961, le Théâtre pop­u­laire romand n’a cessé de détourn­er une part impor­tante de ses forces pour prou­ver que l’art du théâtre implique un tra­vail sem­blable à d’autres travaux (pas exacte­ment un tra­vail comme les autres), qui mérite salaire et recon­nais­sance. con­sid­éra­tion et respect. Vingt-qua­tre ans après, ce mou­ve­ment éprou­vant vers la pro­fes­sion­nal­i­sa­tion com­plète de la com­pag­nie demeure scan­daleuse­ment inachevé. Tout se passe comme si l’artiste, con­traint de s’im­pos­er sur le marché des valeurs morales avant toute con­fronta­tion spé­ci­fique­ment artis­tique, devait dilapi­der son énergie créa­trice dans des démon­stra­tions prélim­i­naires dont la récur­rence vis­erait a la main­tenir dans une sorte de semi-ama­teurisme aus­si sym­pa­thique qu’i­nof­fen­sif et infé­cond. Un con­trat implicite — étaye de men­aces spo­radiques dan­dan­tisse­ment — sem­ble avoir été passé entre la société et la troupe. On ne peut énon­cer les ter­mes de ce con­trat, mais on peut décrire ses effets per­ni­cieux : per­sis­tance dans la com­pag­nie d’une atti­tude auto-cas­tra­trice face a cer­taines ques­tions (celle des moyens par exem­ple), développe­ment jusqu’à leurs extrêmes con­séquences de voies pro­duc­tives qui se sont par­fois révélées des impass­es artis­tiques.

Quel est donc ce pays où, pour obtenir les moyens de son art, l’homme de théâtre doit com­mencer par admin­istr­er à haute dose des preuves qu’il ne pour­rait fournir qu’après avoir obtenu ces moyens ? Curieux ren­verse­ment, qui épuise infail­li­ble­ment le can­di­dat, le con­fine dans un art pro­lé­gomé­nal, le main­tient sous per­fu­sion — moyens dis­til­lés au compte-gouttes — dans une sorte d’an­ticham­bre de l’art, dans une sit­u­a­tion d’at­tente fébrile qui fait de lui un spé­cial­iste des hors-d’œu­vres artis­tiques. L’im­pres­sion per­ma­nente d’in­aboutisse­ment qu’il ressent alors lui appa­rait comme appar­tenant à l’essence de son art, certes  indéfin­i­ment per­fectible. Mais ce pen­sant, il tend à oubli­er le poids du rap­port social ; la fer­me­ture sub­tile — parce qu’elle prend la forme d’une ouver­ture — qu’une société pro­duc­tiviste impose à toute activ­ité non directe­ment pro­duc­tive. A la bourse des idéolo­gies, la gra­tu­ité de l’art se négo­cie au rabais. Une société est provin­ciale en ce qu’elle essaie tou­jours d’obtenir l’art au moin­dre prix, et par son mépris con­de­scen­dant pour les pro­jets artis­tiques qui excè­dent les lim­ites de son hori­zon. Effet ter­ri­ble de cen­sure préal­able par sim­ple mesquiner­ie, qui cor­rompt jusqu’en son tré­fonds l’artiste inven­tif, for­cé de s’align­er ou de s’é­vad­er vers les cap­i­tales. Pour con­va­in­cre les édiles de sa région, l’homme de théâtre devrait procéder par encer­clement, faire ses preuves non seule­ment ici mais surtout ailleurs — dans des lieux que leur pres­tige et leur éloigne­ment ren­dent irréfuta­bles — afin d’obtenir chez lui une recon­nais­sance qui ne sera même pas syn­onyme de moyens accrus. Para­doxe du mou­ve­ment de la décen­tral­i­sa­tion, qui ne s’é­panouit que par un retour dans le cen­tre, con­sid­ère comme tri­bunal ou jury suprême de la qual­ité artis­tique. Cru­elle sanc­tion pour le Théâtre pop­u­laire romand, lorsqu’il présente en 1978 à Paris son spec­ta­cle-phare. Le Roi Lear de Shake­speare, et ren­con­tre l’in­suc­cès le plus total auprès de la cri­tique et du pub­lic parisiens, alors que la tournée romande et suisse avait été un tri­om­phe : Mais l’ex­péri­ence est bonne, révéla­trice, féconde en ques­tions. La hiérar­chie de l’art du théâtre sem­ble épouser la hiérar­chie des moyens avec un déter­min­isme sur­prenant, cette hiérar­chie étant bien sur net­te­ment inscrite dans la divi­sion géo­graphique. Com­ment faire du bon théâtre à l’in­térieur du tri­an­gle Paris-Milan-Berlin ? Cer­taine­ment pas en cédant à ce mythe de con­so­la­tion pour les faible­ment nan­tis, mythe selon lequel l’ex­cès de moyens tuerait l’imag­i­na­tion, avec son cor­rélât dou­teux qui fait de la pau­vreté une ver­tu artis­tique. Pour un Théâtre pop­u­laire romand enfer­mé dans le cer­cle vicieux de la preuve, ce mythe à dou­ble face a pu jouer le rôle d’une idéolo­gie de fonc­tion­nement. Mais la coupe est pleine, et ce n’est pas parce qu’on pro­duit de l’il­lu­sion qu’on peut s’en abreuver indéfin­i­ment.

Les fourberies de Scapin de Molière

A force d’ha­bileté dans l’art de faire ses preuves, le Théâtre pop­u­laire romand s’est lui-même trans­for­mé en preuve, voire en ali­bi. A trop devoir prou­ver, on finit par suc­comber à un fétichisme de la démon­stra­tion. D’où les excès du didac­tisme, qui s’ap­pliquent aus­si bien au réper­toire, à l’esthé­tique, au ser­vice pub­lic, qu’a la vie interne de la com­pag­nie. mar­quée par un pro­gramme exigeant et ambitieux de for­ma­tion per­ma­nente, dont l’ap­pli­ca­tion trop cohérente tend à trans­former la com­pag­nie de théâtre en école de théâtre. Dans un pays où la cul­ture se prou­ve par l’ob­sti­na­tion, il fal­lait à la com­pag­nie un fais­ceau de qual­ités très extra­or­di­naires et très con­tra­dic­toires pour résis­ter aux pres­sions qu’elle n’a pas man­qué  de ressen­tir (par exem­ple la pres­sion du didac­tisme). Com­ment le pro­jet artis­tique peut-il être insti­tu­tion­nelle­ment accept­able et avoir une portée cri­tique ? Com­ment les finances peu­vent-elles être « sages » et l’art « fou » ? Com­ment se con­cilient dans l’acte artis­tique la rigueur rationnelle de la ges­tion et le débride­ment de l’in­ven­tion ? Celui qui paye de sa per­son­ne par toutes sortes de tâch­es annex­es dans une économie de mis­ère con­serve-t-il des ressources — une réserve d’én­ergie libre, un excé­dent — à met­tre au ser­vice de son inter­ven­tion pro­pre dans l’art. Un comé­di­en peut-il dans la même journée pren­dre des cours de musique et d’ac­ro­batie, répéter son texte, don­ner une ani­ma­tion dans une école, répon­dre à un jour­nal­iste, décharg­er un camion et mon­ter un décor, tout cela sans dom­mage pour sa presta­tion dans la représen­ta­tion du soir ? J’ou­blie de dire qu’il aurait pu encore ven­dre le livre-pro­gramme à l’en­trée du spec­ta­cle, mais on va s’imag­in­er que l’en rajoute. Il y a plus grave, ce comé­di­en ne court-il pas le risque de se don­ner telle­ment à son art qu’il en perd le recul qui sert de fonde­ment à son art, c’est-à-dire l’ex­péri­ence sociale dans l’échange humain ? La réduc­tion de son être his­torique peut-elle servir son tal­ent artis­tique ? Plus grave encore, ne va-t-il pas pren­dre sa pro­pre con­di­tion matérielle pour étalon artis­tique intérieur ? La pau­vreté appau­vrit. En sélec­tion­nant une cer­taine caté­gorie d’artistes (qui acceptent ce « choix »), elle réduit l’éven­tail des êtres et le champ du pos­si­ble. La com­pag­nie existe depuis vingt-qua­tre ans, sa pau­vreté n’est donc que rel­a­tive puisqu’elle n’a pas encore été mortelle. Mais c’est un bien curieux statut que ce régime de survie sous le dik­tat de la preuve, régime qui voit par­fois se con­juguer les tares de la mar­gin­al­i­sait avec les défauts de l’in­sti­tu­tion, Le pire des­tin pour l’art théâ­tral, c’est le juste milieu, le com­pro­mis, le gris, l’in­dif­féren­cié. Tout pous­sait et pousse encore le Théâtre pop­u­laire romand dans cette voie ; il résiste par le tal­ent, s’in­surge con­tre ce qui le définit, recom­mence chaque jour le même débat pra­tique à la fois dés­espérant et exal­tant. Ce pays qui a tant besoin de preuves est celui où tous les par­tis poli­tiques gou­ver­nent ensem­ble. Pays riche jusqu’à l’indé­cence et dont la grandeur est occulte parce qu’elle procède du secret ban­caire. Pays qui a les moyens de s’of­frir le meilleur art du monde sans pren­dre le risque de le pro­duire lui-même. Pays de trans­ac­tions plus que de créa­tions, de trans­for­ma­tions (les indus­tries de) plus que d’in­ven­tions. Quelle peut être dans ce con­texte la place d’une pro­duc­tion théâ­trale indépen­dante ?

Le roi Lear de Shakespeare. Photo M. Berbera
Le roi Lear de Shake­speare. Pho­to M. Berbera
Princesse Brambilla d'ETA Hoffmann. Photo Pierluigi Zaretti.
Princesse Bram­bil­la d’E­TA Hoff­mann. Pho­to Pier­lui­gi Zaret­ti.

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Écrit par Jean-Claude Blanc
Dra­maturge du Théâtre pop­u­laire romandPlus d'info
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