Impossible d’esquisser un panorama du théâtre romand contemporain sans retracer rapidement l’historique de ce théâtre.
Histoire du théâtre romand jusqu’à nos jours
Avant 1945
Les premières traces de notre vie théâtrale, remontent au XVe siècle. Cet embryon de tradition est vite effacé par la Réforme qui s’attaquera au théâtre comme à toute autre forme de luxe, de luxure et de frivolité. Au XVIIIe siècle, Voltaire, s’installant à Genève et voulant y introduire le théâtre, met le feu aux poudres en soufflant| à d’Alembert, directeur de l’Encyciopédie, l’idée de jeter sur le tapis, dans son article sur Genève, la question épineuse du théâtre. Comment une ville comme Genève, écrit d’Alembert, peut-elle renoncer à un agent civilisateur tel que le théâtre ? On connaît la célèbre et substantielle réponse de Rousseau : la Lettre à d’Alembert sur les spectacles. || est vrai que Jean-Jacques rejette le théâtre, de crainte que celui-ci n’entraîne une dissolution des mœurs. Mais ce qu’il réprouve encore dans le théâtre de son temps, c’est qu’il est ie reflet des préoccupations étroitement mondaines du beau monde parisien. Le théâtre à l’image de celui que défend Voltaire est un divertissement de classe, qui ne concerne pas l’ensemble des citoyens d’une république. Il ne faut pas bannir le théâtre de la cité, conclut Rousseau. Il faut inventer un autre théâtre : des fêtes que le peuple se donne à lui-même, dans lesquelles il interviendrait à la fois comme acteur et comme spectateur. Sï je rappelle ce chapitre qui est enseigné dans tous les lycées, c’est qu’il résume finalement les grandes directions dans lesquelles va se développer notre théâtre dès le XIXe siècle. Dans l’optique de Voltaire, les divertissements parisiens ne vont cesser de plaire aux notables de la province |romande jusque vers les années 1960. Dans l’optique de Rousseau, la Fête des vignerons, les « Festspiele », voire les rassemblements champêtres du Théâtre du Jorat vont illustrer ce « théâtre du peuple » qui finira aussi par se frelater et s’embourgeoiser après la deuxième guerre mondiale.
Mais ne brûlons pas les étapes et revenons au XIXe siècle et d’abord à son théâtre de célébration. L’exemple le plus connu en est la Fête des vignerons de Vevey, résurgence d’une ancienne fête corporative. || y a d’autre part les « Festspiele », grands spectacles patriotiques, qui commémorent un événement historique : l’anniversaire de l’entrée de tel ou tel canton dans la Confédération par exemple fanfares, chorales, tableaux historiques joués par des figurants amateurs composent des ensembles hauts en couleurs, où dominent la musique, les chants et les scènes de foules. Ainsi, en 1903, le Festival vaudois, qui fête l’entrée du Pays de Vaud dans la Confédération (1803). La musique et les textes sont d’Emile Jacques-Dalcroze, fondateur de la rythmique, méthode corporell d’éducation musicale qui influencera, dans le monde entier, aussi bien la formation des danseurs que des acteurs. La mise en scène est de Firmin Gémier, ce grand pionnier français du théâtre populaire] des milliers de figurants jouent en pein air pour des milliers de spectateurs. Autre exemple : La fête de juin, de 1914, à Genève, où Dalcroze et Gémier se retrouvent pour commémorer l’entrée de Genève dans la Confédération. Un théâtre en bois de plus de 5000 places est construit provisoirement au bord du lag ; la scène est bâtie sur pilotis ; pas de rideau ni de fosse séparant lé plateau de l’immense et unique gradin réservé aux spectateurs ; à la fin de | représentation, le rideau de fond s’ouvre sur le lac, par où arrive la barque des Confédérés qui délivrèrent Genève de la tutelle française ; la barque accoste à même la scène. A part ce théâtre de commémoration et de célébration, dont la fonction politique est de resserrer le lien fédéral, à la fin du XIXe et au début du XXe siècie, il n’y a pas encore de théâtre suisse romand proprement dit, mises à part différentes formes de théâtre rustique, ou telles représentations organisées par des sociétés littéraires, comme les Amis de l’instruction, à Genève ; mais il s’agit là d’un théâtre d’amateurs. En ce même début de siècle, le grand Genevois Adolphe Appia travaille à réformer la scène et le décor européens. Sa réinvention du décor Wagnérien, ses « espaces rythmiques » -— qui sont le fruit de sa collaboration avec Jacques-Dalcroze — ses écrits, tout cela préparé une révolution scénique dont la Suisse romande mettra du temps à prendre connaissance. En 1928, quand Appia meurt, aucun éloge ne souligne la portée de sa recherche. Seul, dans le Journal de Genève, un articulet au ton familial mentionne sa mort, comme celle d’un inconnu. (Les divers courants d’un théâtre d’art auront toujours beaucoup de peine à s’introduire en Suisse romande.)
« Il n’est bon bec que de Paris »
Parallèlement aux Festspiele, qui flattent son sens patriotique et son émotivité de cantine, le beau public, comme au temps de Voltaire, adore les divertissements venus de Paris. A Lausanne, le Théâtre de Georgette, devenu plus tard Théâtre municipal, s’ouvre en 1871. Une troupe s’y installe à demeure, composée en grande majorité de comédiens français (ceux-là même que l’on nomme les « acteurs de casinos de province, puisqu’ils arrondissent leurs revenus en jouant, durant l’été, dans les|villes d’eau). Ils jouent indifféremment la comédie, l’opérette et, plus rarement, la tragédie. Répertoire presque exclusivement français et « léger », c’est-à-dire composé de vaudevilles ou de mélodrames, comme en témoigne une étude del leur répertoire (cf. Marianne Mercier-Campiche, Le théâtre de Lausanne, 1871 – 1914, thèse de lettres, Lausanne). Les modes parisiennes règnent sur le répertoire lausannais, qui ne fait que reprendre, l’année suivante, les grands succès de la capitale française. Dans ce répertoire, peu de pièces littéraires, encore moins d’ouvrages d’auteurs romands.
A Genève, en 1909, Ernest Fournier, fils d’un Savoyard établi à Genève en qualité de cafetier et négociant en vins, crée une compagnie qui deviendra, en 1913, la Comédie de Genève ; la salle, que Benno Besson dirige aujourd’hui sous ce même nom, est construite grâce à l’héritage de la famille Fournier. C’est là que, vingt-cinq ans durant, Fournier va monter un répertoire influencé par Jacques Copeau. C’est à regret qu’il monte aussi des pièces légères, pour équilibrer son budget : on ne connaît pas encore l’ère des subventions. Au Théâtre de Lausanne, comme à la Comédie de Genève, les conditions de production des spectacles sont terribles, tributaires d’un tout petit réservoir de public, dont il faut renouveler très vite les plaisirs.
On monte une pièce par semaine, plus un classique par mois. Les acteurs, enfermés dans des « emplois » très typés, qu’ils n tiennent pas pour la première fois, savent leur texte par cœur à la première répétition, ou travaillent en étroite collaboration avec le souffleur. Le fonds des décors est limité : le même « salon » sert à toutes les comédies. Des commerçants de la ville prêtent des meubles ou des parures en échange d’une publicité dans Île programme. La cohérence de l’image scénique telle que nous la connaissons aujourd’hui, et telle qu’Appia l’appelait de ses vœux, est encore lettre morte. C’est dans ces conditions très précaires que Fournier essaie de défendre un théâtre de qualité. Jacques Copeau, invité par le directeur de la Comédie à monter Guillaume le fou de Fernand Chavannes, auteur romand, se dit frappé par la médiocrité provinciale de la scène genevoise, la même d’ailleurs que celle de la plupart des théâtres français de l’époque] le Vieux-Colombier et quelques autres exceptés.
Dans le répertoire de Fournier, beaucoup d’auteurs oubliés, comme les Curel ou les Brieux. Mais des classiques nombreux, et plusieurs auteurs romands, de ceux qui sont francophiles et férus de culture parisienne, comme Georges Oltramare (Don Juan ou la solitude), ami de Mussolini, et René-Louis Piachaud, poète et journaliste, auteur de plusieurs adaptations de Shakespeare ; son Coriolan, joué en 1933 à la Comédie française, y provoqua un scandale retentissant, pour la raison que certaines de ses tournures donnaient à Shakespeare une coloration fascisante. Bref, dans les grandes lignes] les deux scènes municipales de Suisse romande (auxquelles on peut] ajouter le Petit-Casino de Genève, spécialisé dans la revue et le répertoire de « boulevard ») sont principalement marquées par le théâtre parisien.
Le Théâtre du Jorat
Troisième voie : le Théâtre du Jorat, fondé en 1908 par le poète René Morax, de Morges, et son frère Jean, peintre et décorateur. Morax était connu dans tout le pays pour avoir écrit le livret de la Fête des vignerons de 1905. A l’instigation d’un pasteur et de quelques notables de village, il crée à Mézières, en pleine campagne vaudoise, un grand théâtre de bois ressemblant à une grange plantée au milieu d’un verger. Ce théâtre, comme celui de Bussang (Vosges) imaginé par Pottecher et Romain Rolland, incarne ce rêve, né avec le siècle, d’un grand théâtre populaire ouvert sur la nature. A Bussang comme à Mézières, la scène s’ouvre sur les paysages naturels, selon ce grand mythe de l’époque qui voulait unifier l’artifice théâtral et le naturel de la vie. De par ses statuts, le Théâtre du Jorat est destiné à jouer les ouvrages de Morax ou ceux que celui-ci aura choisis. Ainsi naît un répertoire populaire, puisant ses thèmes dans l’histoire] de notre pays (Charles le Téméraire, Davel, Tell, etc) selon un réalisme très stylisé : langue rythmée, simple, au vocabulaire incisif et imagé. Le texte est amplifié par la musique let les chœurs, qui lui confèrent une rusticité grandiose. Morax, qui est timide et ne sait point parler, s’adjoint un régisseur professionnel. En réalité, c’est lui qui dicte la mise en scène, avec un sens admirable de l’antithèse dramatique, qu’il sait traduire dans l’espace avec une grande intuition de la composition plastique et musicale. Dommage que son frère Jean et les autres décorateurs de Mézières n’aient pas su inventer des images scéniques suffisamment dépouillées ! À regarder des photos de l’époque, il semble que la désuétude de l’image scénique discrédite trop l’ensemble qui, en dehors de ses thèmes appartenant à un monde bucolique révolu, présentait des qualités parfois très modernes. La salle elle-même, conçue par un architecte acquis aux idées d’Appia (gradin unique, pas de séparation entre la scène et la salle, ouvertures de la scène sur la campagne avoisinante, pour laisser passer des troupeaux de vaches, qui soulignent encore la veine rustique de ce théâtre), demeure admirable dans ses proportions. C’est ainsi qu’entre 1908 et 1939, une dizaine d’ouvrages de René Morax seront créés ou repris devant un public venu de toute la Suisse, et à la grande curiosité d’une certaine intelligentsia étrangère. La deuxième guerre sanctionnera le déclin de Mézières (qui aura créé, par exemple, Le Roi David, d’Honegger et Morax, avec des artistes amateurs locaux). Dès 1945, l’expérience, suivant la mode se parisianisera, et la tradition perdra sa raison d’être. Aujourd’hui, elle ne fait que survivre, sans avoir retrouvé un sens.
Pour compléter cet historique jusqu’en 1945, rappelons le séjour genevois des Pitoëff (1915 – 1922), qui créeront 70 pièces à Genève, ville qu’ils devront quitter pour Paris, faute d’une compréhension et d’un réservoir de public suffisants Les Pitoëff — autre page d’histoire glorieuse -— participeront à la création de L’histoire du Soldat, de Ramuz et Stravinsky, en 1918, à Lausanne. A noter enfin que le grand Giorgio Strehler, interné d’abord dans un camp de réfugiés, à Mürren, pendant la dernière guerre, présentera à Genève ses premières mises|en scène : Caligula de Camus, Meurtre dans la Cathédrale, d’Eliot et Notre petite ville, de Thornton Wilder.
1945 – 1968
En même temps que l’on assiste à une recrudescence du théâtre parisien, représenté par des tournées de prestige (Galas Karsenty, Productions Georges Herbert , dont le répertoire généralement divertissant, et mettant en vedette un ou deux monstres sacrés, flatte le go public essentiellement bourg t d’un ois et petit-bourgeois, on assiste, dans l’immédiat après-guerre, à la véritable naissance d’un théâtre autochtone, professionnel et subventionné. C’est ainsi qu’en 1948, un groupe de jeunes gens issus d’une société d’étudiants, « Belles-Lettres », à Lausanne, monte un spectacle à partir d’un scénario de Sartre, Les faux-nez ; ils le jouent d’abord la campagne vaudoise, puis le dans présentent à Paris, au Concours de Jeunes compagnies, lequel récompense les expériences les plus novatrices. Ce spectacle (qui donnera son nom à la troupe) reçoit le Prix de la meilleure mise en Scène , en catégorie professionnelle, alors qu’il s’agit d’amateurs ! L’animateur r du groupe, Charles Apothéloz, est en train de créer le premier théâtre véritablement romand, amplifiant les efforts déjà tentés par Jean-Bard, Jean Kiehl, Paul Pasquier, Pierre Valde et Germaine Tournier, William Jacques, Roland Jay, Daniel Eillion, et j’en passe. De fil en aiguille, les acteurs des Faux-nez se professionnalisent, s’installent dans une cave lausannoise, sorte de succursale des théâtres « rive-gauche » de Paris. La démarche des Faux-nez se poursuit dans deux directions : défense et illustration d’un répertoire populaire, avec spectacles de tréteaux joués dans la rue, et répertoire d’avant-garde : Ionesco, Tardieu, Audiberti.
Après le Théâtre du Jorat (qui est en train de se frelater , le Théâtre des faux-nez représente la première expérience d’un théâtre cherchant une identité romande, au moyen d’un répertoire parlant d’une réalité qui nous est propre, à travers la bouche d’acteurs d’ici. Apathéloz et les Faux-nez suscitent des auteurs du cru : Jacques Guhl, Fernand Berset, Eric Schaer, Henri Debluë, Franck Jotterand, etc.
Après bien des aventures, des hauts et des bas, le succès des Faux-nez va conduire Apothéloz à prendre la direction du Théâtre municipal de Lausanne, en 1959 scène Qui, pOur la première fois, appartient en priorité aux auteurs et aux comédiens indigènes. Apothéloz donnera un grand essor à ce théâtre, devenu depuis 1975, sous la nouvelle direction de Franck Jotterand, Centre dramatique de Lausanne.1 Le répertoire défendu par Apothéloz, au début des années soixante, est, en gros, celui d’un Centre dramatique français : Brecht, O’Casey, des classiques, sans oublier des auteurs suisses allemands comme Frisch et Dürrenmatt, ou romands comme Gaulis, Debluë ou Jotterand. En même temps qu’il définit ce répertoire, nouveau pour l’époque, Apothéloz recrute un public socialement élargi et jette les bases en Suisse romande du théâtre professionnel et subventionné, sur le modèle de la décentralisation française. A la fin des années cinquante, la création du Théâtre de Carouge, à Genève, à l’instigation de François Simon (fils de Michel) et de Philippe Mentha, devient le pendant des Faux-nez lausannois. On y joue un peu le même répertoire, auquel il faut ajouter une part du répertoire des Pitoëff, héritage pieusement entretenu par François Simon, dont le père célèbre a commencé sa carrière chez Georges et Ludmilla. François Simon lui-même, alors très jeune, a joué, à Paris, chez les Pitoëff, peu avant la mort de Georges, en 1939. C’est par cette filiation que l’esprit des Pitoëff soufflera de nouveau sur Genève, pendant quelques années, aujourd’hui perpétué qu’il est par Philippe
Mentha, qui a fondé il y a cinq ans un nouveau théâtre dans une usine à gaz désaffectée, près de Lausanne : le Théâtre Kleber-Meleau.
L’apparition des Faux-nez et celle du Carouge marquent le véritable départ d’une tradition théâtrale romande, qui est donc toute récente.
Suivent, de peu, le Théâtre poétique (Shéhadé, Audiberti, etc.), de Richard Vachoux (Genève), devenu Nouveau théâtre de poche, et surtout la création d’un Théâtre populaire romand, fondé en 1959 par Bernard Liegme et repris en mains en 1961 par Charles Joris : troupe itinérante, mais établie à La Chaux-de-Fonds, petite ville jurassienne de 35.000 habitants, située à 1000 mètres d’altitude.2
Le TPR incarne encore, avec les corrections imposées par l’Histoire, les grands rêves d’une culture décentralisée, défendue par une troupe permanente, dont les lointains points de mire étaient alors le Piccolo Teatro de Milan et le Berliner Ensemble, c’est-à-dire des ensembles bien entraines et cohérents, rompus à un répertoire destiné, notamment sous l’influence de Brecht, à éclairer le monde et ses contradictions. Peu après, en 1964, sous l’impulsion de François Rochaix, le Théâtre de l’atelier, à Genève, deviendra le principal relais, en Suisse romande, des grandes idées traversant le théâtre allemand.
Sous le même toit de la Maison des Jeunes de St-Gervais coexisteront les premières projections des films de Tanner et de soutter, cinéastes. encore inconnus et mal distribués, des concerts de jeunes chanteurs incisifs, ainsi que les spectacles d’avant-garde les plus interessants.
Toujours à Genève, à la fin des années soixante, surgiront les premiers cafés-théâtres, à l’instigation de Marcel Robert, Bernard Heymann, Michel Viala et Jacques Probst.
Marcel Robert fondera le Théâtre mobile bande de copains inventifs, qui se lancent dans l’improvisation collective satirique ou dans le traitement dérisoire d’un répertoire « rétro » ou « kitch » : Blanche-neige, Les Mystères de Paris, La Tour de Nesle, etc. — démarche qui se poursuit aujourd’hui encore. En revanche, les Tréteaux libres de Bernard Heymann, marqués par la vie communautaire du Living et l’exploration d’un théâtre du corps et du cri, ont disparu en même temps qu’ont cessé les derniers soubresauts de mai 68.

Depuis 1968
Dans les années 1970 à 1980, on assiste d’une part au renforcement de l’institution subventionnée et simultanément à sa mise en question par de petits groupes marginaux qui lui reprochent de monopoliser les moyens et les outils de production.
A Lausanne, ce combat oppose le Centre dramatique à de petits foyers très pauvres, comme le
Théâtre-création, d’Alain Knapp, qui explorait (jusqu’en 1975, où il s’est éteint) la formation de l’acteur à partir d’une synthèse de Brecht et de Grotowski ; ou le Théâtre onze, de Jacques Gardel et Jacqueline Morlet, aujourd’hui scindé en deux groupes ; sans oublier le Théâtre boulimie, de Lova Golovtchiner, théâtre à vocation satirique.
C’est également dans le cadre de ce débat ouvert sur l’institution que naitra le T’Act, groupe réuni autour du metteur en scène André Steiger ; il essaiera alternativement de « pirater » l’institution pour se renflouer, et de produire en toute indépendance.
L’échec économique du T’Act montre bien l’extrême difficulté d’exister en marge du système subventionné.
Michel Barras, Marcel Robert, Bernard Heymann et bien d’autres animateurs de petits théâtres vivotant ou disparus peuvent encore en témoigner.
Aujourd’hui encore, ce débat n’est pas épuisé et ne le sera pas tant qu’une infrastructure permanente ne sera pas mise à la disposition de ceux qui se lancent dans de nouvelles recherches. Il ne s’agit pas de créer une institution supplémentaire, qui bloque les moyens de production au profit d’une seule équipe, mais de constituer solidairement une rampe de lancement au profit de ceux qui ne travaillent pas au sein des théâtres subventionnés. C’est l’objectif que poursuit la FIAT (Fédération indépendante des artistes, artisans et animateurs de spectacles) récemment créée à Genève. La FIAT souhaite obtenir des locaux de production et de représentation, ainsi que la possibilité de promouvoir une politique d’échanges de spectacles, à l’échelon international et, de cas en cas, à l’échelon international. C’est évidemment Benno Besson, nouveau directeur de la Comédie de Genève, qui nous a apporté ce goût du large et nous montre tous les bénéfices d’un effort de décloisonnement, cherchant à rendre influentes les tentatives les plus abouties de Suisse romande dans le concert des grands courants du théâtre européen.
La stimulation que Besson a imprimée à la vie théâtrale romande, ainsi que l’incroyable raz-de-marée du public qui se manifeste depuis deux ans dans nos principaux théâtres, sont les phénomènes les plus frappants de ces derniers temps.
En bref, on voit donc que le théâtre romand, depuis 1945, est le reflet de L’évolution des grands courants du théâtre européen : d’abord création et développement d’un théâtre professionnel et subventionne, selon le modèle de la décentralisation française ; puis création de troupes essayant de s’inspirer des grands modèles que sont le Piccolo et le Berliner (TPF, Atelier, par exemple): enfin, apparition d’influences diverses, de Grotowski à Bob Wilson, sans oublier la floraison du café-théâtre.
Les caractéristiques du théâtre romand — ses auteurs les plu importants
La première caractéristique du théâtre romand est la difficulté qu’il éprouve à trouver son identité par rapport à la culture française et, dans une moindre mesure, par rapport à la culture germanique, qui le traverse également.
Il faut ajouter qu’être acteur, en Suisse romande, représente une difficulté encore plus grande qu’ailleurs. Quitter sa place pour aller au centre du cercle et y prendre publiquement la parole, dans un pays où l’on souffre d’inhibitions qui apparaissent jusque dans le maniement de la langue, cela demande encore plus de courage et d’efforts qu’ailleurs. La seule préoccupation d’alléger son accent ou d’accélérer les mouvements de son corps est un lourd inconvénient, à en croire l’un de nos meilleurs comédiens, Roger Jendly.
Ajoutons à cet inconvénient l’absence de toute tradition théâtrale ; l’absence, aussi, d’une grande école d’art dramatique. Nous avons deux écoles : l’ESAD, Ecole supérieure d’art dramatique, incluse dans le Conservatoire de musique de Geneve. qui offre trois ans d’études à plein temps : et l’ERAD, Ecole romande d’art dramatique (Lausanne), plus modeste et moins subventionnée.3 Il y a peu, une fusion des deux fut envisagée, mais il fallait remplir trop de conditions pour aboutir à un accord international ; le projet a échoué.
Autre inconvénient : l’exiguïté de notre territoire (réservoir de public de moins d’un million et demi): ce qui veut dire que, dans une ville comme Genève, un spectacle qui rassemble 15.000 spectateurs fait le plein. Il en résulte que les spectacles ne sont pas joués assez longtemps, que cette courte durée ne permet pas aux acteurs d’approfondir suffisamment leur travail, enfin que cette exploitation trop réduite des spectacles impose un mode de production contraignant et dispendieux, si l’on évalue la dépense en fonction du prix du fauteuil. C’est l’un des obstacles majeurs que Benno Besson entend lever.
Autre difficulté caractéristique : le repli sur soi-même, le manque d’occasions, pour le théâtre romand, d’être confronté — lors de tournées étrangères ou de festivals, voire lors d’échanges avec la Suisse allemande, ou la tradition est plus vivace et plus prestigieuse — avec l’extérieur, ce qui aurait pour effet salutaire de conjurer l’esprit de clocher, de minimiser un sentiment d’échec et de médiocrité, dans certains cas, ou, au contraire, d’ébranler la paresse et l’autosatisfaction, dans d’autres cas.
Dans ce sens, il faut se réjouir, une fois encore, de la présence parmi nous de Benno Besson et des chemins possibles qu’il indique déjà.



