Panorama du théâtre en Suisse romande

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Le 27 Fév 1986
Photos John Vink
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Le théâtre en Suisse Romande-Couverture du Numéro 25 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre en Suisse Romande-Couverture du Numéro 25 d'Alternatives Théâtrales
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Impos­si­ble d’esquiss­er un panora­ma du théâtre romand con­tem­po­rain sans retrac­er rapi­de­ment l’his­torique de ce théâtre.

His­toire du théâtre romand jusqu’à nos jours
Avant 1945

Les pre­mières traces de notre vie théâ­trale, remon­tent au XVe siè­cle. Cet embry­on de tra­di­tion est vite effacé par la Réforme qui s’at­ta­que­ra au théâtre comme à toute autre forme de luxe, de lux­u­re et de friv­o­lité. Au XVIIIe siè­cle, Voltaire, s’installant à Genève et voulant y intro­duire le théâtre, met le feu aux poudres en souf­flant| à d’Alem­bert, directeur de l’En­cy­ciopédie, l’idée de jeter sur le tapis, dans son arti­cle sur Genève, la ques­tion épineuse du théâtre. Com­ment une ville comme Genève, écrit d’Alembert, peut-elle renon­cer à un agent civil­isa­teur tel que le théâtre ? On con­naît la célèbre et sub­stantielle réponse de Rousseau : la Let­tre à d’Alembert sur les spec­ta­cles. || est vrai que Jean-Jacques rejette le théâtre, de crainte que celui-ci n’entraîne une dis­so­lu­tion des mœurs. Mais ce qu’il réprou­ve encore dans le théâtre de son temps, c’est qu’il est ie reflet des préoc­cu­pa­tions étroite­ment mondaines du beau monde parisien. Le théâtre à l’image de celui que défend Voltaire est un diver­tisse­ment de classe, qui ne con­cerne pas l’ensem­ble des citoyens d’une république. Il ne faut pas ban­nir le théâtre de la cité, con­clut Rousseau. Il faut inven­ter un autre théâtre : des fêtes que le peu­ple se donne à lui-même, dans lesquelles il inter­viendrait à la fois comme acteur et comme spec­ta­teur. Sï je rap­pelle ce chapitre qui est enseigné dans tous les lycées, c’est qu’il résume finale­ment les grandes direc­tions dans lesquelles va se dévelop­per notre théâtre dès le XIXe siè­cle. Dans l’optique de Voltaire, les diver­tisse­ments parisiens ne vont cess­er de plaire aux nota­bles de la province |romande jusque vers les années 1960. Dans l’op­tique de Rousseau, la Fête des vignerons, les « Fest­spiele », voire les rassem­ble­ments cham­pêtres du Théâtre du Jorat vont illus­tr­er ce « théâtre du peu­ple » qui fini­ra aus­si par se fre­later et s’embourgeoiser après la deux­ième guerre mon­di­ale.

Mais ne brûlons pas les étapes et revenons au XIXe siè­cle et d’abord à son théâtre de célébra­tion. L’ex­em­ple le plus con­nu en est la Fête des vignerons de Vevey, résur­gence d’une anci­enne fête cor­po­ra­tive. || y a d’autre part les « Fest­spiele », grands spec­ta­cles patri­o­tiques, qui com­mé­morent un événe­ment his­torique : l’an­niver­saire de l’en­trée de tel ou tel can­ton dans la Con­fédéra­tion par exem­ple fan­fares, chorales, tableaux his­toriques joués par des fig­u­rants ama­teurs com­posent des ensem­bles hauts en couleurs, où domi­nent la musique, les chants et les scènes de foules. Ain­si, en 1903, le Fes­ti­val vau­dois, qui fête l’en­trée du Pays de Vaud dans la Con­fédéra­tion (1803). La musique et les textes sont d’Emile Jacques-Dal­croze, fon­da­teur de la ryth­mique, méth­ode cor­porell d’é­d­u­ca­tion musi­cale qui influ­encera, dans le monde entier, aus­si bien la for­ma­tion des danseurs que des acteurs. La mise en scène est de Firmin Gémi­er, ce grand pio­nnier français du théâtre pop­u­laire] des mil­liers de fig­u­rants jouent en pein air pour des mil­liers de spec­ta­teurs. Autre exem­ple : La fête de juin, de 1914, à Genève, où Dal­croze et Gémi­er se retrou­vent pour com­mé­mor­er l’entrée de Genève dans la Con­fédéra­tion. Un théâtre en bois de plus de 5000 places est con­stru­it pro­vi­soire­ment au bord du lag ; la scène est bâtie sur pilo­tis ; pas de rideau ni de fos­se séparant lé plateau de l’immense et unique gradin réservé aux spec­ta­teurs ; à la fin de | représen­ta­tion, le rideau de fond s’ou­vre sur le lac, par où arrive la bar­que des Con­fédérés qui délivrèrent Genève de la tutelle française ; la bar­que accoste à même la scène. A part ce théâtre de com­mé­mora­tion et de célébra­tion, dont la fonc­tion poli­tique est de resser­rer le lien fédéral, à la fin du XIXe et au début du XXe siè­cie, il n’y a pas encore de théâtre suisse romand pro­pre­ment dit, mis­es à part dif­férentes formes de théâtre rus­tique, ou telles représen­ta­tions organ­isées par des sociétés lit­téraires, comme les Amis de l’in­struc­tion, à Genève ; mais il s’agit là d’un théâtre d’a­ma­teurs. En ce même début de siè­cle, le grand Genevois Adolphe Appia tra­vaille à réformer la scène et le décor européens. Sa réin­ven­tion du décor Wag­nérien, ses « espaces ryth­miques » -— qui sont le fruit de sa col­lab­o­ra­tion avec Jacques-Dal­croze — ses écrits, tout cela pré­paré une révo­lu­tion scénique dont la Suisse romande met­tra du temps à pren­dre con­nais­sance. En 1928, quand Appia meurt, aucun éloge ne souligne la portée de sa recherche. Seul, dans le Jour­nal de Genève, un artic­ulet au ton famil­ial men­tionne sa mort, comme celle d’un incon­nu. (Les divers courants d’un théâtre d’art auront tou­jours beau­coup de peine à s’introduire en Suisse romande.) 

« Il n’est bon bec que de Paris » 

Par­al­lèle­ment aux Fest­spiele, qui flat­tent son sens patri­o­tique et son émo­tiv­ité de can­tine, le beau pub­lic, comme au temps de Voltaire, adore les diver­tisse­ments venus de Paris. A Lau­sanne, le Théâtre de Geor­gette, devenu plus tard Théâtre munic­i­pal, s’ou­vre en 1871. Une troupe s’y installe à demeure, com­posée en grande majorité de comé­di­ens français (ceux-là même que l’on nomme les « acteurs de casi­nos de province, puisqu’ils arrondis­sent leurs revenus en jouant, durant l’été, dans les|villes d’eau). Ils jouent indif­férem­ment la comédie, l’opérette et, plus rarement, la tragédie. Réper­toire presque exclu­sive­ment français et « léger », c’est-à-dire com­posé de vaude­villes ou de mélo­drames, comme en témoigne une étude del leur réper­toire (cf. Mar­i­anne Merci­er-Campiche, Le théâtre de Lau­sanne, 1871 – 1914, thèse de let­tres, Lau­sanne). Les modes parisi­ennes règ­nent sur le réper­toire lau­san­nais, qui ne fait que repren­dre, l’an­née suiv­ante, les grands suc­cès de la cap­i­tale française. Dans ce réper­toire, peu de pièces lit­téraires, encore moins d’ou­vrages d’au­teurs romands.
A Genève, en 1909, Ernest Fournier, fils d’un Savo­yard établi à Genève en qual­ité de cafeti­er et négo­ciant en vins, crée une com­pag­nie qui devien­dra, en 1913, la Comédie de Genève ; la salle, que Ben­no Besson dirige aujourd’hui sous ce même nom, est con­stru­ite grâce à l’héritage de la famille Fournier. C’est là que, vingt-cinq ans durant, Fournier va mon­ter un réper­toire influ­encé par Jacques Copeau. C’est à regret qu’il monte aus­si des pièces légères, pour équili­br­er son bud­get : on ne con­naît pas encore l’ère des sub­ven­tions. Au Théâtre de Lau­sanne, comme à la Comédie de Genève, les con­di­tions de pro­duc­tion des spec­ta­cles sont ter­ri­bles, trib­u­taires d’un tout petit réser­voir de pub­lic, dont il faut renou­vel­er très vite les plaisirs. 

On monte une pièce par semaine, plus un clas­sique par mois. Les acteurs, enfer­més dans des « emplois » très typés, qu’ils n tien­nent pas pour la pre­mière fois, savent leur texte par cœur à la pre­mière répéti­tion, ou tra­vail­lent en étroite col­lab­o­ra­tion avec le souf­fleur. Le fonds des décors est lim­ité : le même « salon » sert à toutes les comédies. Des com­merçants de la ville prê­tent des meubles ou des parures en échange d’une pub­lic­ité dans Île pro­gramme. La cohérence de l’im­age scénique telle que nous la con­nais­sons aujourd’hui, et telle qu’Ap­pia l’appelait de ses vœux, est encore let­tre morte. C’est dans ces con­di­tions très pré­caires que Fournier essaie de défendre un théâtre de qual­ité. Jacques Copeau, invité par le directeur de la Comédie à mon­ter Guil­laume le fou de Fer­nand Cha­vannes, auteur romand, se dit frap­pé par la médi­ocrité provin­ciale de la scène genevoise, la même d’ailleurs que celle de la plu­part des théâtres français de l’époque] le Vieux-Colom­bier et quelques autres excep­tés. 

Dans le réper­toire de Fournier, beau­coup d’au­teurs oubliés, comme les Curel ou les Brieux. Mais des clas­siques nom­breux, et plusieurs auteurs romands, de ceux qui sont fran­cophiles et férus de cul­ture parisi­enne, comme Georges Oltra­mare (Don Juan ou la soli­tude), ami de Mus­soli­ni, et René-Louis Piachaud, poète et jour­nal­iste, auteur de plusieurs adap­ta­tions de Shake­speare ; son Cori­olan, joué en 1933 à la Comédie française, y provo­qua un scan­dale reten­tis­sant, pour la rai­son que cer­taines de ses tour­nures don­naient à Shake­speare une col­oration fas­cisante. Bref, dans les grandes lignes] les deux scènes munic­i­pales de Suisse romande (aux­quelles on peut] ajouter le Petit-Casi­no de Genève, spé­cial­isé dans la revue et le réper­toire de « boule­vard ») sont prin­ci­pale­ment mar­quées par le théâtre parisien. 

Le Théâtre du Jorat 

Troisième voie : le Théâtre du Jorat, fondé en 1908 par le poète René Morax, de Morges, et son frère Jean, pein­tre et déco­ra­teur. Morax était con­nu dans tout le pays pour avoir écrit le livret de la Fête des vignerons de 1905. A l’instigation d’un pas­teur et de quelques nota­bles de vil­lage, il crée à Méz­ières, en pleine cam­pagne vau­doise, un grand théâtre de bois ressem­blant à une grange plan­tée au milieu d’un verg­er. Ce théâtre, comme celui de Bus­sang (Vos­ges) imag­iné par Pot­tech­er et Romain Rol­land, incar­ne ce rêve, né avec le siè­cle, d’un grand théâtre pop­u­laire ouvert sur la nature. A Bus­sang comme à Méz­ières, la scène s’ou­vre sur les paysages naturels, selon ce grand mythe de l’époque qui voulait uni­fi­er l’artifice théâ­tral et le naturel de la vie. De par ses statuts, le Théâtre du Jorat est des­tiné à jouer les ouvrages de Morax ou ceux que celui-ci aura choi­sis. Ain­si naît un réper­toire pop­u­laire, puisant ses thèmes dans l’histoire] de notre pays (Charles le Téméraire, Dav­el, Tell, etc) selon un réal­isme très styl­isé : langue ryth­mée, sim­ple, au vocab­u­laire incisif et imagé. Le texte est ampli­fié par la musique let les chœurs, qui lui con­fèrent une rus­tic­ité grandiose. Morax, qui est timide et ne sait point par­ler, s’adjoint un régis­seur pro­fes­sion­nel. En réal­ité, c’est lui qui dicte la mise en scène, avec un sens admirable de l’antithèse dra­ma­tique, qu’il sait traduire dans l’espace avec une grande intu­ition de la com­po­si­tion plas­tique et musi­cale. Dom­mage que son frère Jean et les autres déco­ra­teurs de Méz­ières n’aient pas su inven­ter des images scéniques suff­isam­ment dépouil­lées ! À regarder des pho­tos de l’époque, il sem­ble que la désué­tude de l’image scénique dis­crédite trop l’ensemble qui, en dehors de ses thèmes appar­tenant à un monde bucol­ique révolu, présen­tait des qual­ités par­fois très mod­ernes. La salle elle-même, conçue par un archi­tecte acquis aux idées d’Ap­pia (gradin unique, pas de sépa­ra­tion entre la scène et la salle, ouver­tures de la scène sur la cam­pagne avoisi­nante, pour laiss­er pass­er des trou­peaux de vach­es, qui soulig­nent encore la veine rus­tique de ce théâtre), demeure admirable dans ses pro­por­tions. C’est ain­si qu’en­tre 1908 et 1939, une dizaine d’ou­vrages de René Morax seront créés ou repris devant un pub­lic venu de toute la Suisse, et à la grande curiosité d’une cer­taine intel­li­gentsia étrangère. La deux­ième guerre sanc­tion­nera le déclin de Méz­ières (qui aura créé, par exem­ple, Le Roi David, d’Honeg­ger et Morax, avec des artistes ama­teurs locaux). Dès 1945, l’ex­péri­ence, suiv­ant la mode se parisianis­era, et la tra­di­tion per­dra sa rai­son d’être. Aujour­d’hui, elle ne fait que sur­vivre, sans avoir retrou­vé un sens.
Pour com­pléter cet his­torique jusqu’en 1945, rap­pelons le séjour genevois des Pitoëff (1915 – 1922), qui créeront 70 pièces à Genève, ville qu’ils devront quit­ter pour Paris, faute d’une com­préhen­sion et d’un réser­voir de pub­lic suff­isants Les Pitoëff — autre page d’his­toire glo­rieuse -— par­ticiper­ont à la créa­tion de L’his­toire du Sol­dat, de Ramuz et Stravin­sky, en 1918, à Lau­sanne. A not­er enfin que le grand Gior­gio Strehler, interné d’abord dans un camp de réfugiés, à Mür­ren, pen­dant la dernière guerre, présen­tera à Genève ses pre­mières mises|en scène : Caligu­la de Camus, Meurtre dans la Cathé­drale, d’Eliot et Notre petite ville, de Thorn­ton Wilder.

1945 – 1968 

En même temps que l’on assiste à une recrude­s­cence du théâtre parisien, représen­té par des tournées de pres­tige (Galas Karsen­ty, Pro­duc­tions Georges Her­bert , dont le réper­toire générale­ment diver­tis­sant, et met­tant en vedette un ou deux mon­stres sacrés, flat­te le go pub­lic essen­tielle­ment bourg t d’un ois et petit-bour­geois, on assiste, dans l’im­mé­di­at après-guerre, à la véri­ta­ble nais­sance d’un théâtre autochtone, pro­fes­sion­nel et sub­ven­tion­né. C’est ain­si qu’en 1948, un groupe de jeunes gens issus d’une société d’é­tu­di­ants, « Belles-Let­tres », à Lau­sanne, monte un spec­ta­cle à par­tir d’un scé­nario de Sartre, Les faux-nez ; ils le jouent d’abord la cam­pagne vau­doise, puis le dans présen­tent à Paris, au Con­cours de Jeunes com­pag­nies, lequel récom­pense les expéri­ences les plus nova­tri­ces. Ce spec­ta­cle (qui don­nera son nom à la troupe) reçoit le Prix de la meilleure mise en Scène , en caté­gorie pro­fes­sion­nelle, alors qu’il s’agit d’a­ma­teurs ! L’animateur r du groupe, Charles Apothéloz, est en train de créer le pre­mier théâtre véri­ta­ble­ment romand, ampli­fi­ant les efforts déjà ten­tés par Jean-Bard, Jean Kiehl, Paul Pasquier, Pierre Valde et Ger­maine Tournier, William Jacques, Roland Jay, Daniel Eil­lion, et j’en passe. De fil en aigu­ille, les acteurs des Faux-nez se pro­fes­sion­nalisent, s’in­stal­lent dans une cave lau­san­noise, sorte de suc­cur­sale des théâtres « rive-gauche » de Paris. La démarche des Faux-nez se pour­suit dans deux direc­tions : défense et illus­tra­tion d’un réper­toire pop­u­laire, avec spec­ta­cles de tréteaux joués dans la rue, et réper­toire d’a­vant-garde : Ionesco, Tardieu, Audib­er­ti.
Après le Théâtre du Jorat (qui est en train de se fre­later , le Théâtre des faux-nez représente la pre­mière expéri­ence d’un théâtre cher­chant une iden­tité romande, au moyen d’un réper­toire par­lant d’une réal­ité qui nous est pro­pre, à tra­vers la bouche d’ac­teurs d’i­ci. Apathéloz et les Faux-nez sus­ci­tent  des auteurs du cru : Jacques Guhl, Fer­nand Berset, Eric Schaer, Hen­ri Debluë, Franck Jot­terand, etc.
Après bien des aven­tures, des hauts et des bas, le suc­cès des Faux-nez va con­duire Apothéloz à pren­dre la direc­tion du Théâtre munic­i­pal de Lau­sanne, en 1959 scène Qui, pOur la pre­mière fois, appar­tient en pri­or­ité aux auteurs et aux comé­di­ens indigènes. Apothéloz don­nera un grand essor à ce théâtre, devenu depuis 1975, sous la nou­velle direc­tion de Franck Jot­terand, Cen­tre dra­ma­tique de Lau­sanne.1 Le réper­toire défendu par Apothéloz, au début des années soix­ante, est, en gros, celui d’un Cen­tre dra­ma­tique français : Brecht, O’Casey, des clas­siques, sans oubli­er des auteurs suiss­es alle­mands comme Frisch et Dür­ren­matt, ou romands comme Gaulis, Debluë ou Jot­terand. En même temps qu’il définit ce réper­toire, nou­veau pour l’époque, Apothéloz recrute un pub­lic sociale­ment élar­gi et jette les bases en Suisse romande du théâtre pro­fes­sion­nel et sub­ven­tion­né, sur le mod­èle de la décen­tral­i­sa­tion française. A la fin des années cinquante, la créa­tion du Théâtre de Carouge, à Genève, à l’instigation de François Simon (fils de Michel) et de Philippe Men­tha, devient le pen­dant des Faux-nez lau­san­nois. On y joue un peu le même réper­toire, auquel il faut ajouter une part du réper­toire des Pitoëff, héritage pieuse­ment entretenu par François Simon, dont le père célèbre a com­mencé sa car­rière chez Georges et Lud­mil­la. François Simon lui-même, alors très jeune, a joué, à Paris, chez les Pitoëff, peu avant la mort de Georges, en 1939. C’est par cette fil­i­a­tion que l’e­sprit des Pitoëff souf­flera de nou­veau sur Genève, pen­dant quelques années, aujour­d’hui per­pé­tué qu’il est par Philippe

Men­tha, qui a fondé il y a cinq ans un nou­veau théâtre dans une usine à gaz désaf­fec­tée, près de Lau­sanne : le Théâtre Kle­ber-Meleau.

L’ap­pari­tion des Faux-nez et celle du Carouge mar­quent le véri­ta­ble départ d’une tra­di­tion théâ­trale romande, qui est donc toute récente.

Suiv­ent, de peu, le Théâtre poé­tique (Shéhadé, Audib­er­ti, etc.), de Richard Vachoux (Genève), devenu Nou­veau théâtre de poche, et surtout la créa­tion d’un Théâtre pop­u­laire romand, fondé en 1959 par Bernard Liegme et repris en mains en 1961 par Charles Joris : troupe itinérante, mais établie à La Chaux-de-Fonds, petite ville jurassi­enne de 35.000 habi­tants, située à 1000 mètres d’alti­tude.2

Le TPR incar­ne encore, avec les cor­rec­tions imposées par l’His­toire, les grands rêves d’une cul­ture décen­tral­isée, défendue par une troupe per­ma­nente, dont les loin­tains points de mire étaient alors le Pic­co­lo Teatro de Milan et le Berlin­er Ensem­ble, c’est-à-dire des ensem­bles bien entraines et cohérents, rom­pus à un réper­toire des­tiné, notam­ment sous l’in­flu­ence de Brecht, à éclair­er le monde et ses con­tra­dic­tions. Peu après, en 1964, sous l’im­pul­sion de François Rochaix, le Théâtre de l’ate­lier, à Genève, devien­dra le prin­ci­pal relais, en Suisse romande, des grandes idées tra­ver­sant le théâtre alle­mand.

Sous le même toit de la Mai­son des Jeunes de St-Ger­vais coex­is­teront les pre­mières pro­jec­tions des films de Tan­ner et de sout­ter, cinéastes. encore incon­nus et mal dis­tribués, des con­certs de jeunes chanteurs incisifs, ain­si que les spec­ta­cles d’a­vant-garde les plus inter­es­sants.

Tou­jours à Genève, à la fin des années soix­ante, sur­giront les pre­miers cafés-théâtres, à l’in­sti­ga­tion de Mar­cel Robert, Bernard Hey­mann, Michel Viala et Jacques Prob­st.

Mar­cel Robert fondera le Théâtre mobile bande de copains inven­tifs, qui se lan­cent dans l’improvisation col­lec­tive satirique ou dans le traite­ment dérisoire d’un réper­toire « rétro » ou « kitch » : Blanche-neige, Les Mys­tères de Paris, La Tour de Nesle, etc. — démarche qui se pour­suit aujour­d’hui encore. En revanche, les Tréteaux libres de Bernard Hey­mann, mar­qués par la vie com­mu­nau­taire du Liv­ing et l’ex­plo­ration d’un théâtre du corps et du cri, ont dis­paru en même temps qu’ont cessé les derniers soubre­sauts de mai 68.

Depuis 1968 

Dans les années 1970 à 1980, on assiste d’une part au ren­force­ment de l’in­sti­tu­tion sub­ven­tion­née et simul­tané­ment à sa mise en ques­tion par de petits groupes mar­gin­aux qui lui reprochent de monop­o­lis­er les moyens et les out­ils de pro­duc­tion.

A Lau­sanne, ce com­bat oppose le Cen­tre dra­ma­tique à de petits foy­ers très pau­vres, comme le

Théâtre-créa­tion, d’Alain Knapp, qui explo­rait (jusqu’en 1975, où il s’est éteint) la for­ma­tion de l’ac­teur à par­tir d’une syn­thèse de Brecht et de Gro­tows­ki ; ou le Théâtre onze, de Jacques Gardel et Jacque­line Mor­let, aujour­d’hui scindé en deux groupes ; sans oubli­er le Théâtre boulim­ie, de Lova Golovtchin­er, théâtre à voca­tion satirique.

C’est égale­ment dans le cadre de ce débat ouvert sur l’in­sti­tu­tion que naitra le T’Act, groupe réu­ni autour du met­teur en scène André Steiger ; il essaiera alter­na­tive­ment de « pirater » l’in­sti­tu­tion pour se ren­flouer, et de pro­duire en toute indépen­dance.

L’échec économique du T’Act mon­tre bien l’ex­trême dif­fi­culté d’ex­is­ter en marge du sys­tème sub­ven­tion­né.

Michel Bar­ras, Mar­cel Robert, Bernard Hey­mann et bien d’autres ani­ma­teurs de petits théâtres viv­otant ou dis­parus peu­vent encore en témoign­er.

Aujour­d’hui encore, ce débat n’est pas épuisé et ne le sera pas tant qu’une infra­struc­ture per­ma­nente ne sera pas mise à la dis­po­si­tion de ceux qui se lan­cent dans de nou­velles recherch­es. Il ne s’ag­it pas de créer une insti­tu­tion sup­plé­men­taire, qui bloque les moyens de pro­duc­tion au prof­it d’une seule équipe, mais de con­stituer sol­idaire­ment une rampe de lance­ment au prof­it de ceux qui ne tra­vail­lent pas au sein des théâtres sub­ven­tion­nés. C’est l’ob­jec­tif que pour­suit la FIAT (Fédéra­tion indépen­dante des artistes, arti­sans et ani­ma­teurs de spec­ta­cles) récem­ment créée à Genève. La FIAT souhaite obtenir des locaux de pro­duc­tion et de représen­ta­tion, ain­si que la pos­si­bil­ité de pro­mou­voir une poli­tique d’échanges de spec­ta­cles, à l’éch­e­lon inter­na­tion­al et, de cas en cas, à l’éch­e­lon inter­na­tion­al. C’est évidem­ment Ben­no Besson, nou­veau directeur de la Comédie de Genève, qui nous a apporté ce goût du large et nous mon­tre tous les béné­fices d’un effort de décloi­son­nement, cher­chant à ren­dre influ­entes les ten­ta­tives les plus abouties de Suisse romande dans le con­cert des grands courants du théâtre européen.

La stim­u­la­tion que Besson a imprimée à la vie théâ­trale romande, ain­si que l’in­croy­able raz-de-marée du pub­lic qui se man­i­feste depuis deux ans dans nos prin­ci­paux théâtres, sont les phénomènes les plus frap­pants de ces derniers temps.

En bref, on voit donc que le théâtre romand, depuis 1945, est le reflet de L’évo­lu­tion des grands courants du théâtre européen : d’abord créa­tion et développe­ment d’un théâtre pro­fes­sion­nel et sub­ven­tionne, selon le mod­èle de la décen­tral­i­sa­tion française ; puis créa­tion de troupes essayant de s’in­spir­er des grands mod­èles que sont le Pic­co­lo et le Berlin­er (TPF, Ate­lier, par exem­ple): enfin, appari­tion d’in­flu­ences divers­es, de Gro­tows­ki à Bob Wil­son, sans oubli­er la flo­rai­son du café-théâtre.

Les car­ac­téris­tiques du théâtre romand — ses auteurs les plu impor­tants 

La pre­mière car­ac­téris­tique du théâtre romand est la dif­fi­culté qu’il éprou­ve à trou­ver son iden­tité par rap­port à la cul­ture française et, dans une moin­dre mesure, par rap­port à la cul­ture ger­manique, qui le tra­verse égale­ment.

Il faut ajouter qu’être acteur, en Suisse romande, représente une dif­fi­culté encore plus grande qu’ailleurs. Quit­ter sa place pour aller au cen­tre du cer­cle et y pren­dre publique­ment la parole, dans un pays où l’on souf­fre d’in­hi­bi­tions qui appa­rais­sent jusque dans le maniement de la langue, cela demande encore plus de courage et d’ef­forts qu’ailleurs. La seule préoc­cu­pa­tion d’al­léger son accent ou d’ac­célér­er les mou­ve­ments de son corps est un lourd incon­vénient, à en croire l’un de nos meilleurs comé­di­ens, Roger Jend­ly.

Ajou­tons à cet incon­vénient l’ab­sence de toute tra­di­tion théâ­trale ; l’ab­sence, aus­si, d’une grande école d’art dra­ma­tique. Nous avons deux écoles : l’E­SAD, Ecole supérieure d’art dra­ma­tique, incluse dans le Con­ser­va­toire de musique de Gen­eve. qui offre trois ans d’é­tudes à plein temps : et l’ER­AD, Ecole romande d’art dra­ma­tique (Lau­sanne), plus mod­este et moins sub­ven­tion­née.3 Il y a peu, une fusion des deux fut envis­agée, mais il fal­lait rem­plir trop de con­di­tions pour aboutir à un accord inter­na­tion­al ; le pro­jet a échoué.

Autre incon­vénient : l’ex­iguïté de notre ter­ri­toire (réser­voir de pub­lic de moins d’un mil­lion et demi): ce qui veut dire que, dans une ville comme Genève, un spec­ta­cle qui rassem­ble 15.000 spec­ta­teurs fait le plein. Il en résulte que les spec­ta­cles ne sont pas joués assez longtemps, que cette courte durée ne per­met pas aux acteurs d’ap­pro­fondir suff­isam­ment leur tra­vail, enfin que cette exploita­tion trop réduite des spec­ta­cles impose un mode de pro­duc­tion con­traig­nant et dis­pendieux, si l’on éval­ue la dépense en fonc­tion du prix du fau­teuil. C’est l’un des obsta­cles majeurs que Ben­no Besson entend lever.

Autre dif­fi­culté car­ac­téris­tique : le repli sur soi-même, le manque d’oc­ca­sions, pour le théâtre romand, d’être con­fron­té — lors de tournées étrangères ou de fes­ti­vals, voire lors d’échanges avec la Suisse alle­mande, ou la tra­di­tion est plus vivace et plus pres­tigieuse — avec l’ex­térieur, ce qui aurait pour effet salu­taire de con­jur­er l’e­sprit de clocher, de min­imiser un sen­ti­ment d’échec et de médi­ocrité, dans cer­tains cas, ou, au con­traire, d’ébran­ler la paresse et l’au­tosat­is­fac­tion, dans d’autres cas.

Dans ce sens, il faut se réjouir, une fois encore, de la présence par­mi nous de Ben­no Besson et des chemins pos­si­bles qu’il indique déjà.

A

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Le théâtre en Suisse Romande-Couverture du Numéro 25 d'Alternatives Théâtrales
#25
mai 2025

Théâtre en Suisse romande

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