Jérôme Deschamps : J’ai commencé à faire du théâtre au Lycée Louis Le Grand, où j’ai rencontré Patrice Chéreau et Jean Pierre Vincent. J’ai fait partie de l’aventure de Fuenteoveruna. Et puis je me suis dit que ce serait bien d’apprendre un peu mon métier. J’ai fait l’école de la rue Blanche et le Conservatoire. Cela m’a amené à la Comédie française où j’ai joué les valets. Enfin pas seulement les valets : dans Partage de midi, le mari n’est pas un valet. J’ai eu Bourseiller et Roussillon comme metteurs en scène. Au bout de trois ans, je suis parti. En fait, dès avant d’entrer au Français j’avais déjà suivi un parcours personnel. J’avais même différé mon entrée pour monter à Chaillot, tout à fait au début de la gestion de Vitez, un spectacle qui s’appelait Baboulfiche et Papavoine, d’après un livre que j’avais lu chez moi. Ça n’était pas vraiment pour les enfants, mais il y en avait aux représentations. || y avait de la musique. C’était des espèces de récits. Vous considérez-vous comme un « clown » ?

J.D.: Je n’aime pas trop le mot « clown ». Il recouvre trop souvent une grande médiocrité. Je ne sais pas où on peut me classer. C’est à vous de répondre. « Clown Beckettien » a‑t’on dit. Pour moi, ce n’est ni clown ni Beckettien, je n’aime pas les clowns qui font exprès d’être clowns, est-ce-que Buster Keaton était un clown ? et Tati ? et Chaplin ? et pourtant ils étaient sans doute plus clowns que les autres ! Il y a eu, liée à l’univers du cirque, une tradition magnifique. Mais elle s’est perdue. A côté de gens magnifiques comme Grock, il y a eu des choses très très mauvaises. Et puis, Beckett, je me souviens de gens qui disaient à propos de Godot, « c’est comme des clowns ». J’ai l’impression que si on dit ça, c’est parce qu’il n’y a pas de décor, pas de « contexte » plus exactement, les personnages sont là tout seuls, isolés, alors on dit « c’est des clowns ».…
Pourquoi y a‑t-il dans vos spectacles des personnages affligés de tant de tares physiques ?
J.D.: Mes personnages ne sont pas des handicapés. Ils ont des handicaps. Je vais travailler pour mon prochain spectacle avec des gens âgés. Je n’ai pas le sentiment de travailler avec des handicapés. || y a des handicaps qui, effectivement, sont dus tout simplement à la vieillesse, ou à la difficulté à marcher, et à voir, et à entendre, mais la vie est un combat permanent, par exemple avec des objets, ennemis, ou amis, ou obstacles à surmonter. || y a des choses qu’on retrouve chez moi, de spectacle en spectacle, la voiture d’enfants, le vin rouge, les objets qui volent, les bruits de vaisselle, l’eau qui coule, les gens qui toussent, ceux qui pleurent. Je ne sais pas s’il y a un pourquoi. Je ne me fais pas tellement de réflexions sur moi-même. Quelquefois il y a des gens de ma famille, ils disent « ah oui, là ont voit bien d’où ça vient », moi .pas, mais je trouve que c’est bien de se servir de ces choses-là, qui sont des choses personnelles, pour en faire des choses universelles. C’est à dire partageables. Quand je vais monter un spectacle, je sais ce que je veux dire, mais pas de la même façon que d’habitude au théâtre. Quelquefois même, ça me fait peur, je me demande si j’ai encore quelque chose à dire. Et je me laisse pousser par une intuition.
Je vais donc prochainement présenter un spectacle qui s’appelle Les petits pas. J’ai l’intuition que le titre va bien avec ce que j’ai envie de dire, j’ai l’intuition qu’une petite musique que j’ai entendue et qui fait penser à Nino Rota, serait splendide dans le cadre des Bouffes du nord. Voilà ! J’ai l’intuition d’une espèce de ligne de force avec laquelle ces éléments iront très bien. C’est cette ligne de force qui me donne envie de faire le spectacle, mais dire que je sais très bien ce que c’est, je ne sais pas : je sais ce que seront les éléments du spectacle, mais pas ce que sera le spectacle. D’ailleurs, et c’est très important, il ne faut jamais se laisser aller à la pêche aux éléments extérieurs. Il faut être extrêmement vigilant vis-à-vis de cette intuition, de cette émotion, et se tenir à cette espèce de projet, même s’il a l’air confus et il ne faut pas décaler. Il ne faut pas dire : « ça je ne le sens pas bien, essayons de changer d’univers ». Si on fait ça, j’ai le sentiment qu’on ne retrouvera plus rien de ce qu’on voulait au résultat final. Je préfère creuser tout le temps dans le même sillon, en espérant y trouver .à chaque fois des choses nouvelles, mais qui seront fondées, authentiques.
Est-ce-que vous êtes méchant ?
J.D.: Je ne crois pas. La vie est méchante. L’univers que je décris est violent. Moi, j’ai le sentiment d’être toujours plein de tendresse pour les gens envers qui la vie, justement, n’est pas gentille. J’aime bien montrer des victimes. Ce qui m’intéresse, ce sont les gens qui ne sont pas sûrs d’eux, les gens qui sont perdus. Je les trouve plus émouvants que les autres. Je n’ai pas une espèce de désir sadique ou malsain à leur faire se casser la jambe et à prendre plaisir parce qu’ils sont paumés. Moi-même je ne suis pas sûr de moi. Bernard Tapie est sûr de lui. Moi, j’ai quand même l’impression de risquer des choses plus émouvantes… Non ?
Pourquoi avez-vous choisi un style de jeu qui n’est pas vraiment du théâtre ?

