Les pupilles du tigre
Entretien

Les pupilles du tigre

Entretien avec Philippe Sireuil

Le 28 Sep 1986

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Canada Quebec 86 repères-Couverture du Numéro 26 d'Alternatives ThéâtralesCanada Quebec 86 repères-Couverture du Numéro 26 d'Alternatives Théâtrales
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Bernard Debroux : Pour­rais-tu expli­quer l’histoire de cette écri­t­ure et de ce texte. Com­ment est-il arrivé sur la table de tra­vail du Théâtre varia ; com­ment as-tu été amené à le mon­ter, quels types de rela­tions y‑a-t-il avec l’auteur Paul Emond qui n’est pas un écrivain de théâtre. Com­ment se fait-il qu’il ait écrit cette pièce 

Philippe Sireuil : L’his­toire de cette pièce com­mence avant même que l’idée n’en jail­lisse. Elle s’in­scrit dans mon souhait de génér­er une écri­t­ure dra­ma­tique autochtone con­tem­po­raine en con­viant l’écrivain sur la scène d’où la tra­di­tion bour­geoise l’en avait chas­sé. Molière, Shake­speare ou Brecht étaient au cen­tre du théâtre. Tchekhov, via Olga Knip­per ou Stanislavsky, aus­si. En France, aujourd’hui, des gens comme Michel Deutsch, Bernard-Marie Koltès, Bruno Bayen ou Michel Vit­toz, sont en con­tact étroit avec le plateau. Il en est de même ici avec Michèle Fabi­en. Ecrire une pièce, ce n’est pas seule­ment maîtris­er un art lit­téraire, c’est aus­si appréhen­der le rythme si par­ti­c­uli­er de la nar­ra­tion dra­ma­tique, le corps et l’imag­i­naire de l’ac­teur, la néces­saire autonomie de la scène. Et ceci ne peut se faire qu’au tra­vers d’une pra­tique du théâtre. Les expéri­ences antérieures, l’une insat­is­faisante avec Roland Hourez et Le ter­rain vague, l’autre plus pro­duc­tive avec Jean Lou­vet et L’homme qui avait le soleil dans sa poche, m’ont, à dire vrai, mon­tré que le pre­mier à con­va­in­cre de cette évi­dence est sou­vent l’écrivain lui-même. La pièce est née d’un aveu. Paul Emond m’avait un jour con­fié sa fas­ci­na­tion, mélange d’ef­froi et d’in­térêt, devant la façon avec laque­lle, d’après lui, je m’emparais des textes que je met­tais en scène. Je con­nais­sais son œuvre romanesque ; elle m’in­triguait. J’ai pen­sé qu’il fal­lait nous offrir le moyen de mieux nous con­naître, un ter­rain où se ren­con­tr­er, et je lui ai pro­posé l’écri­t­ure d’une pièce. Il a d’abord refusé, par crainte non pas d’être vam­pirisé, mais bien plutôt d’être con­fron­té au dia­logue, à la sit­u­a­tion dra­ma­tique, bref, au théâtre qu’il ne con­nais­sait jusqu’alors qu’en tant que spec­ta­teur assidu et sou­vent mor­fon­du. Le désir fut finale­ment plus grand que la peur et il accep­ta.
Le pro­jet était le suiv­ant : il écrivait une pièce et je m’engageais à l’in­scrire à l’affiche du Théâtre varia si nous jugions tous deux le résul­tat sat­is­faisant. Aucune autre con­di­tion, si ce n’est celle d’établir une dis­tri­b­u­tion de moyenne impor­tance afin d’en ren­dre économique­ment la créa­tion aisée. Je lui lais­sais le choix de la thé­ma­tique, à un souhait près : que le texte traite de l’an­goisse. La demande était aus­si sim­ple et vague que cela. Quelques mois plus tard, Paul me don­nait un pre­mier jet : un man­u­scrit d’une ving­taine de pages inti­t­ulé Une dernière comédie. Le texte était déjà riche des ger­mes qui allaient éclore par la suite, mais il allait fal­loir les faire pouss­er. Paul se remit au tra­vail. Vint ensuite une deux­ième esquisse, bap­tisée Les illu­minés. Puis une troisième. À la qua­trième, la pièce trou­va son titre actuel, Les pupilles du tigre. Neuf étapes en tout furent néces­saires pour par­venir à l’état du texte lu en mars 85 suc­ces­sive­ment à Liège, Brux­elles et Paris. 

« Ils ne savent pas com­bi­en l’ex­i­gence est extrême » : c’est une des répliques de la pièce. Avec le recul, je la juge pré­moni­toire. Les lec­tures faites avaient révélé des man­ques, d’autres hypothès­es (elles avaient été pro­gram­mées pour ça). Le report du spec­ta­cle, ini­tiale­ment prévu en sep­tem­bre 85, nous per­me­t­tait de nou­velles audaces, et après avoir lais­sé le texte en repos quelques semaines, Paul reprit sa plume et rédi­gea alors une dernière ver­sion sen­si­ble­ment remaniée : celle que nous répé­tons aujourd’hui. 

Ecrire dans la soli­tude du cab­i­net de tra­vail, c’est com­met­tre un geste d’une extrême impudeur. Le faire à décou­vert, alors que l’écri­t­ure est un chantier, sous le regard com­plice mais con­stant d’un ou de plusieurs lecteurs, c’est plus impudique encore. Paul Emond a pour­tant sus­cité et souhaité cette posi­tion incon­fort­able : celle de voir son tra­vail remis en cause au fur et à mesure qu’il pro­gres­sait, d’abord par les notes cri­tiques et com­men­taires que Jean-Marie Piemme et moi-même lui adres­sions, ensuite par les propo­si­tions de tel ou tel acteur. C’est un écrivain d’une rare intel­li­gence, faite d’une humil­ité atten­tive et d’une puis­sante sub­jec­tiv­ité lit­téraire. Jamais il ne s’est dépar­ti de son écri­t­ure — per­son­ne ne souhaitait qu’il le ft — jamais non plus il ne s’est fait sourd aux échos que nous lui trans­met­tions. Aujour­d’hui encore, les répéti­tions étant entamées, il se mon­tre très à l’é­coute des ques­tions que pose le tra­vail de la scène — de l’idéologique absolu au prag­ma­tisme le plus plat. Le para­doxe est qu’il le soit plus que les écrivains avec qui j’avais tra­vail­lé précédem­ment et qui, eux, étaient cou­tu­miers du fait théâ­tral. C’est une pre­mière pièce, rap­pelons-le. Je puis d’ores et déjà dire que d’autres suiv­ront.

B.D.: Quand on lit la pièce, en tout cas dans l’état où je l’ai reçue qui est pra­tique­ment le dernier état avant les répéti­tions, on est frap­pé d’être en présence d’une fable rel­a­tive­ment pré­cise. On n’y est plus habitué. Les auteurs con­tem­po­rains ont de plus en plus quit­té la fable ; ils tra­vail­lent par frag­ments jux­ta­posés au sein d’un fatras imag­i­naire très vaste, où le spec­ta­teur éprou­ve des dif­fi­cultés à se retrou­ver et où l’ac­teur s’épuise par­fois sans résul­tats à habiter et faire vivre le texte. lci, il existe une fable avec une his­toire assez pré­cise, une nar­ra­tion, un exposé pro­gres­sif de la psy­cholo­gie des per­son­nages, de ce qui les habite, une action, presque un sus­pense, et un dénoue­ment. En même temps, on se trou­ve — et c’est là me sem­ble-t-il que les prob­lèmes doivent se pos­er au met­teur en scène — devant un texte extrême­ment riche, à lec­tures mul­ti­ples.
Il est d’abord métaphorique : on nous racon­te l’histoire du théâtre, elle est sans cesse présente, en référence. Il s’agit par ailleurs d’un texte à dimen­sion philosophique, sorte de réflex­ion sur le sens de l’ex­is­tence aujour­d’hui pour des per­son­nages vivant dans un monde en train de dis­paraître ; ces indi­ca­tions sont don­nées dès le départ par dix lignes définis­sant l’espace et le lieu. Enfin, il y a les références au quo­ti­di­en, au poli­tique, à l’histoire (« Il est minu­it, doc­teur Men­gele »). Pour jouer un tel texte, il suf­fit au départ de suiv­re la fable. Mais, pour la nour­rir, il faut opér­er des choix.
Lesquels as-tu suiv­is ?
L’écri­t­ure de Paul Emond me sem­ble être, dans ce sens, un fameux défi. Si, comme tu l’as dit, il est un écrivain aver­ti de la chose théâ­trale, il est aus­si un écrivain doué d’une très forte sub­jec­tiv­ité, se déploy­ant dans un univers d’écri­t­ure très con­stru­ite, sat­urée de sens et de forme. Con­fron­té au théâtre, on se rend compte que l’auteur à dû réalis­er tout un tra­vail de con­créti­sa­tion. Les per­cées dans l’imaginaire sont tou­jours artic­ulées sur des faits de spec­ta­cle qu’on imag­ine pou­voir être exploités. 

Le same­di 13 sep­tem­bre à 17 h, sera organ­isée au Théâtre de la place une ren­con­treldé­bat sur le thème : écrire pour un théâtre aujourd’hui, en présence de Paul Emond, de Jean-Marie Piemme, de Philippe Sireuil et des comé­di­ens du spec­ta­cle 

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Bernard Debroux
Écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
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