Etre danseur, être chorégraphe à Montréal en 1986 est un état privilégié. Non pas que l’art y ait atteint sa pleine maturité, non pas qu’il reçoive tout le soutien, toute la reconnaissance publique qu’il serait en droit de réclamer, mais un esprit règne, un esprit de création qui donne à croire que tout est à venir. Les artistes de la danse ne seront pas blasés avant longtemps : la foi les anime.
Le public de la danse s’est considérablement élargi, depuis quelques années. Il s’est gonflé des praticiens des autres arts, soudainement conscients des limites de leur expressivité physique, soudainement curieux de voir les moyens mis en œuvre par les danseurs pour communiquer avec les spectateurs. Et parce que ces artistes ont nourri leur pratique à fréquenter le milieu de la danse, une partie de leurs publics respectifs s’est ouverte elle aussi à la danse. Nous sommes à l’ère du décloisonnement des genres, ici comme ailleurs : les artistes visuels engagés dans la performance cherchent à épurer leur présence physique (Louise Mercille, Louis-Marie Caron). Suzanne Jacob, écrivaine et artiste de scène, est partie à la recherche du corps fictif de la chanteuse. Certains musiciens ne se contentent plus du mouvement fonctionnel qui leur fait émettre des sons à travers leurs instruments (Jean Derome et Catherine Dostaler, de l’Ensemble de musique improvisée de Montréal, et, dans un tout autre registre, Anonymus, un groupe de musique médiévale). Alors même que s’impose une nouvelle race de jeunes auteurs de théâtre, les acteurs et les metteurs en scène cherchent à signifier par le corps autant que par la parole. Montréal est présentement un centre important d’enseignement et de diffusion du mime corporel d’Etienne Decroux. Jean Asselin et Denise Boulanger, fort techniciens et créateurs authentiques, influencent, par leur enseignement et leur aventure théâtrale au sein de la compagnie Omnibus, toute une génération de jeunes artistes qui s’adonnent à des formes hybrides. Gilles Maheu, et son groupe Carbone 14, de la même façon.
Bref, le corps est à la mode. Et en même temps, les danseurs travaillent leur voix, écrivent, improvisent et s’intéressent aux technologies nouvelles. Cette attention au corps doublée d’un effort d’intégration de tous les systèmes de signes.de la représentation est Symptomatique d’un fait de civilisation, du désir de remettre ensemble ce qui avait été jusque là séparé, sur la scène et dans la vie. Le théâtre était le fief de l’esprit, par le verbe, la prépondérance du texte, et la danse, le fief du corps, Mais un corps forcé dans un moule angélique. Les artistes de toutes les disciplines se veulent maintenant des corps pensants et des esprits en mouvement.
Ce vent souffle très fort, à Montréal. L’absence d’une forte tradition académique et la relative petitesse du milieu font que tous en subissent l’influence, que les interprètes circulent des Compagnies classiques aux groupes de danse moderne et post-moderne, qu’ils ont tous, pratiquement, fréquenté les mêmes professeurs et dansé pour les mêmes Chorégraphes, donc, dû s’adapter Pour répondre aux désirs des créateurs et les nourrir.

Paysage actuel
Deux compagnies qui ont vu le jour à la fin des années soixante sont la source de tout ce qui a dansé jusqu’à il y a quelques années : le Groupe de la Place Royale et Nouvelle Aire. Le Groupe de la Place Royale a été fondé en 1966 par Peter Boneham et Jeanne Renaud. Lorsqu’elle s’est retirée en 1972, Jean-Pierre Perreault, un danseur formé à l’école du Groupe, l’a remplacée à la co-direction artistique. Le Groupe a déménagé ses pénates à Ottawa en 1977. Le travail a été particulièrement axé sur la multidisciplinarité. Le Groupe de la Place Royale existe toujours, toujours dirigé par Boneham. Perreault est de retour à Montréal et exerce une forte influence sur la plus jeune génération. Une méridionale professeure d’éducation physique et spécialiste de la rythmique Dalcroze a aussi contribué à modeler les créateurs des années quatre-vingt. Martine Epoque a fondé la compagnie Nouvelle Aire en 1968. Elle l’a dissoute en 1980. Tous les danseurs modernes et les chorégraphes de trente ans ont fait leurs classes à Nouvelle Aire. Il y régnait un esprit de recherche, d’ouverture unique. Le dynamisme de l’animatrice se reflétait dans les spectacles en salle. Le formalisme abstrait du début a cédé à la longue devant le désir de théâtralisation des plus jeunes. Martine Epoque enseigne présentement au département de danse de l’Université du Québec à Montréal (U.Q.A.M.) et poursuit ses activités chorégraphiques à l’intérieur de l’institution.
Après l’éclatement de Nouvelle Aire, ceux qui voulaient poursuivre leur travail en danse ont dû s’inventer des moyens, des lieux, des structures et commencer à s’organiser. Parmi eux, Edouard Lock, Louis Guillemette, Louise Bédard, Manon Levac, Louise Lecavalier, Ginette Laurin, Paul-André Fortier, Daniel Soulières, Daniel Léveillé. Ils se sont regroupés par affinités naturelles. Une Américaine fraîchement débarquée, Dena Davida, a pris en charge les séries Qui danse ? au Musée des Beaux-Arts : Marie Chouinard, Margie Gillis, Edouard Lock y ont trouvé leur premier public. La même Dena Davida a fondé Tangente, avec quelques anciens de Nouvelle Aire, un lieu de diffusion très dynamique de la danse actuelle. Malgré plusieurs déménagements et la fermeture récente de l’espace pour non-conformité aux règlements du Service des incendies de la ville de Montréal, Tangente perdure. Tout le monde s’y est produit un jour ou l’autre puisqu’elle a été la seule structure d’accueil, le seul lieu consacré exclusivement à la danse actuelle. Tout en poursuivant sa propre démarche artistique, Dena Davida est à la tête, avec Barbara Scales, d’un autre organisme, Danséchange, voué à l’organisation et à la production d’échanges entre artistes montréalais et étrangers. Il y a eu déjà des danséchanges avec New-York et Paris, on prévoit un Montréal-Berlin pour la saison prochaine, et des danséchanges avec Toronto et Vancouver. Le Musée d’art contemporain a pris la relève du Musée des Beaux-Arts : le service d’animation produit régulièrement de courts spectacles le dimanche après-midi, et la responsable de la sélection, Suzanne Lemire, a jusqu’ici fait preuve de beaucoup de perspicacité. En avril et mai 1986 on a pu y voir Marie Chouinard, Myriam Mouthillet et Julie West, en juin, Le Pool, un groupe de mime théâtral.
Il faut souligner également le travail discret et patient de Françoise Graham, formée à la technique de sa célèbre homonyme, qui donne des cours et anime des ateliers de création depuis des années. Elle a mis sur pied un organisme, Bezbodé, voué entre autres à la présentation de spectacles titrés Portique, conçus par de très jeunes créateurs, qui en sont parfois à leurs premiers pas, encadrés par des artistes d’expérience. Portique V a eu lieu en juillet. D’autres danseurs, Monique Giard, Daniel Soulières, Louise Bédard, Ginette Laurin entre autres, rejoints ou remplacés par des plus jeunes, ont exploré l’improvisation dans les cadre des Evénements de la Pleine Lune, et présenté des spectacles où ils se font en alternance interprètes et chorégraphes. Ils en sont à leur troisième Most Modern, nom adopté comme un clin d’œil aux critiques poseurs d’étiquettes. D’autres Américains se sont taillés des réputations de pédagogues et se partagent la clientèle des aspirants danseurs et des professionnels : Linda Rabin et Jo Lechay en tèchnique moderne, Andrew Harwood en contact-improvisation. Rabin chorégraphie pour les Grands Ballets de temps à autre, Jo Lechay mène sa propre compagnie et Andrew Harwood danse en duo avec James Saya. En 1986, trois compagnies de danse actuelle retiennent l’attention du public montréalais et font extensivement de la tournée au Canada anglais et à l’extérieur du pays : Lalala Human Steps, composée d’artistes rassemblés autour d’Edouard Lock, Fortier Danse-Création, dirigée par Paul-André Fortier, et OVertigo, la plus jeune des trois, fondée par Ginette Laurin. Deux danseuses solo ont réussi à s’imposer à l’étranger : Margie Gillis et Marie Chouinard. Jean-Pierre Pereault, quant à lui, a conçu des événements chorégraphiques de masse difficilement exportables mais qui ont fortement marqué le public et les créateurs. James Kudelka rehausse le prestige des Grands Ballets et poursuit une œuvre forte, nécessaire, ici et dans des compagnies de ballet américaines.

Le rayonnement de ces quelques personnes a attiré à Montréal des interprètes à la technique solide de partout au Canada. Des chorégraphes angiophones sont venus s’y fixer. Autour de ces figures, gravitent quelques petites compagnies et un grand nombre d’artistes indépendants, dont Julie West, et une nouvelle génération issue des programmes de danse de l’‘U.Q.A.M. (Catherine Tardif, Annie Dréau, Hélène Blacburn, Danielle Desnoyers) et de l’Université Concordia (Pierre-Paul Savoie, Jeff Hall, Lisa McLellan). La communauté de la danse à Montréal fait face présentement à un problème de lieu de diffusion. Il n’y a aucune salle de grandeur moyenne consacrée exclusivement à la danse, et il faut chaque fois partir en chasse et s’accomoder de salles mal équipées, trop grandes, trop petites, mal situées, trop chères. Les artistes, les professeurs et les administrateurs se sont associés en 1985 pour former le Regroupement des professionnels de la danse du Québec : un organisme voué à la défense des intérêts de ses membres. Le dossier salle de spectacle est l’une des priorités du Regroupement.
De quelques noms importants
Margie Gillis

Margie Gillis a l’étrange vocation d’être une danseuse populaire, populaire comme peut l’être une chanteuse qui s’adresse à la sensibilité du grand nombre. Elle suscite un engouement immédiat et total partout où elle passe. Elle donne des récitals solo où elle danse des pièces de sa composition, chorégraphiées pour elle (par James Kudelka, Paul-André Fortier entre autres) ou acquises du répertoire Margie Gillis, dans Third worid dream étranger (le Nocturne de Martha Clarke, par exemple). Son oeuvre propre consiste surtout en de courtes vignettes, non narratives et chargées d’un fort contenu émotif, sur des chansons, de la musique qu’elle affectionne et le public avec elle : Tom Waits, Leonard Cohen, Talking Heads, Marianne Faithfull, de la harpe celtique, les canons de Pachelbel. Son corps athlétique s’est plié à toutes les techniques, et elle a un contrôle dynamique particulièrement subtil, comme si elle se déplaçait dans l’air sans rencontrer aucune résistance.

Elle a toujours su traduire l’extrême grâce et l’extrême désolation. Elle explore de plus en plus les nuances. Son registre d’interprétation s’est beaucoup élargi depuis quelques années. Elle a la faculté de se livrer totalement sur scène, avec une candeur et une générosité immédiatement recevables, constamment renouvelés. Il ne faut pas chercher en allant la voir ce qu’on ne peut pas y trouver, c’est-à-dire un mode d’expression parfaitement original, une réflexion inusitée sur l’état de l’art et du monde. Mais on verra un corps magnifique, une interprète sincère qui réussit chaque fois le miracle de la communication avec les spectateurs, complètement engagée dans son art. Elle fait aimer la danse actuelle à tous ceux qui la voient. S’il n’y avait qu’elle au menu de la danse, le repas ne serait pas très nourrissant. Mais si elle n’y était pas, il serait plus terne.
Marie Chouinard
Marie Chouinard est un peu le « pendant circuits parallèles » de Margie Gillis. Même grâce, même générosité. Mais elle est seule maîtresse de ses actes. Elle donne des performances sauvages — son dernier spectacle était titré Crue — où elle allie la danse, la voix, les actions, les objets. Elle accomplit des rituels par elle inventés, fait se heurter les symboles, propose une écriture idéographique du corps : ses gestes ne se lisent pas de façon linéaire, mais le sens s’en distille insidieusement, un peu malgré elle. Elle expose un univers très privé, fortement érotisé, sans qu’il ne devienne pour autant un objet public. Elle est fantasque, impudique, et surtout, elle se laisse être l’instrument des choses qui demandent à se faire voir. Elle se modèle selon les formes de l’inconscient, le sien, mais aussi, de la planète terre en entier. Ses spectacles sont toujours troublants, destabilisants, et portent les couleurs du temps.
Jean-Pierre Perreault




