Plus d’esprit pour plus de corps

Plus d’esprit pour plus de corps

Entretien avec Edouard Lock

Le 3 Sep 1986

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Canada Quebec 86 repères-Couverture du Numéro 26 d'Alternatives ThéâtralesCanada Quebec 86 repères-Couverture du Numéro 26 d'Alternatives Théâtrales
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Pro­pos recueil­lis par Aline Géli­nas

Human sex par La La LA human steps. Photos Edouard Lock
Human sex par La La LA human steps. Pho­tos Edouard Lock

Edouard Lock, sa com­pag­nie Lalala Human Steps passent plus de temps sur les routes qu’à Mon­tréal. Après Lili Mar­lene dans la jun­gle, Orange, Busi­ness­men in the process of becom­ing an angel, Human Sex est son qua­trième spec­ta­cle. Lock est né au Maroc, il a fait ses études au Québec. Après s’être ori­en­té vers le ciné­ma, il a bifurqué vers la danse. Il a été danseur pour le Groupe de la Place Royale, choré­graphe pour les Grands Bal­lets Cana­di­ens avant de fonder sa pro­pre com­pag­nie. Il fig­nole des œuvres dens­es, acro­ba­tiques, énergiques. Il sur­prend. Des séquences cor­porelles com­plex­es sont asso­ciées à une gestuelle pré­cise des bras et des mains, comme s’il voulait englober dans sa danse tous les pos­si­bles du corps humain. II s’in­ter­roge sur son lan­gage, il pour­suit de con­cert une recherche sur l’apport des nou­velles tech­nolo­gies dans la con­struc­tion du spec­ta­cle. 

Aline Géli­nas : Vous êtes venu à la danse après avoir étudié le ciné­ma. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

Edouard Lock : Ce qui dif­féren­cie la danse des autres medias, c’est qu’il n’y a pas d’am­pli­fi­ca­tion. Le mou­ve­ment humain ne peut pas être ampli­fié comme peut l’être la voix. Si le pub­lic voit quelque chose d’é­ton­nant sur la scène, il sait ‑per­tinem­ment qu’il n’y a aucune faus­seté dans ce qui lui est mon­tré. Dans un film, tout est pos­si­ble, mais les exploits sont mis sur le compte des effets spé­ci­aux, ce qui amène insi­dieuse­ment à penser que pour qu’une chose soit intéres­sante, il faut qu’elle soit trafiquée. Ceci sous-entend que l’être humain en soi n’est pas intéres­sant. Je m’in­scris en faux con­tre cette idée, qui a des effets néfastes selon moi. Le théâtre vivant, la représen­ta­tion qui se passe dans le temps et l’espace réels d’une salle de spec­ta­cle, opèrent un ren­verse­ment très posi­tif : les spec­ta­teurs se retrou­vent en posi­tion d’ap­préci­er leurs sem­blables au naturel, dans leur fragilité. Voilà pourquoi, à un moment don­né, je me suis intéressé à la danse plutôt qu’au ciné­ma. 

A.G.: Vous évo­quez la fragilité des danseurs, mais on par­le tou­jours de risque, de dan­ger à pro­pos des mou­ve­ments qu’ils exé­cu­tent. 

E.L.: Je me suis sou­vent demandé pourquoi les mou­ve­ments que je choré­gra­phie sont qual­i­fiés de dan­gereux, de risqués. C’est que le pub­lic et les gens de la scène n’ont pas les mêmes points de référence. Une chute sur le dos sem­ble dan­gereuse mais elle ne l’est pas du tout pour un danseur entraîné. Je n’ai jamais voulu que les exé­cu­tants aient mal. La per­for­mance sem­ble risquée, elle ne l’est que pour les spec­ta­teurs, pas pour les danseurs ! Après avoir été exposés pen­dant une heure et quart à des mou­ve­ments dits à risque, je me dis que les spec­ta­teurs sor­tiront de la salle avec une nou­velle con­cep­tion des lim­ites et des pos­si­bil­ités du corps humain. Parce qu’il n’y a pas d’am­pli­fi­ca­tion, pas de tricherie, ils finis­sent par admet­tre que le corps est plus habile et moins frag­ile qu’ils ne le croy­aient. Une recherche a été faite dans une uni­ver­sité améri­caine sur l’ob­ser­va­tion du mou­ve­ment. Les chercheurs avaient émis l’hy­pothèse que lorsque quelqu’un observe un mou­ve­ment, il y a un écho mus­cu­laire dans son corps. Cette hypothèse a été véri­fiée, le corps du spec­ta­teur mime sub­tile­ment ce qu’il perçoit de la scène. Il danse en même temps que les danseurs. Il refait spon­tané­ment la choré­gra­phie dans son corps. Les gens sor­tent du théâtre avec une com­préhen­sion sub­tile de ce que le danseur accom­plit en tra­vail­lant très fort. C’est le pro­pre du théâtre vivant. Ceci n’a pas lieu quand on regarde un film, un vidéo. 

A.G.: Dans votre danse, les bras, les mains, les doigts jouent un rôle impor­tant. Les petits gestes vont un peu à con­tre-courant de la danse mod­erne, cen­trée sur le tronc. 

E.L.: Je crois que je suis en réac­tion con­tre l’image sim­pli­fi­ca­trice que la société donne du corps humain. Pour moi, la danse sert à com­plex­i­fi­er l’image que les gens se font du corps. Le bal­let clas­sique tend à sim­pli­fi­er, au moyen de lignes et de mou­ve­ments purs. C’est sim­pli­fi­er aus­si que de tout ramen­er au cen­tre. J’es­saie, moi, de mul­ti­pli­er lës pos­si­bil­ités de mou­ve­ment en inclu­ant la périphérie à des séquences cor­porelles com­plex­es. Il faut orchestr­er le mou­ve­ment. Il y a quelques années, avec des copains, nous dis­cu­tions de la posi­tion de l’être humain dans le règne ani­mal. Ils soute­naient que son corps en fai­sait un être inférieur, que seul son esprit lui per­me­t­tait de se dis­tinguer. Je n’é­tais pas d’ac­cord, mais je ne trou­vais pas les argu­ments à l’époque. Nous sommes les décathloniens du monde ani­mal. Nous ne sommes pas des spé­cial­istes, des cham­pi­ons sauteurs où coureurs, mais l’envergure, le reg­istre de notre gestuelle, dépasse de loin le poten­tiel com­plet de n’im­porte quel ani­mal sur terre, et je crois que c’est directe­ment relié au développe­ment de notre esprit. L’idée qui veut que plus l’e­sprit se développe, moins le corps est habile est d’une faus­seté extra­or­di­naire. Plus l’esprit est dévelop­pé, plus il a besoin d’un out­il expres­sif sou­ple. Le corps se raf­fine en même temps que l’e­sprit. Le corps, l’e­sprit ne devraient plus être con­sid­érés isolé­ment. 

A. G.: Y a‑t-il des con­stantes entre les qua­tre oeu­vres que vous avez créées pour votre com­pag­nie ?

Human sex par La La LA human steps. Photos Edouard Lock
Human sex par La La LA human steps. Pho­tos Edouard Lock

E.L.: Dans toutes mes pièces, de Lili Mar­lene dans la jun­gle jusqu’à Human Sex en pas­sant par Orange et Busi­ness­men in the process of becom­ing an angel, en plus de con­stantes formelles, telles l’al­ter­nance de gestes de nature théâ­trale et de mou­ve­ments engageants, il y a eu cette idée que la per­son­ne est plus puis­sante que son envi­ron­nement. Elle est le fac­teur qui échappe au con­trôle et qui peut agir, abîmer la struc­ture imposée au départ. Cela s’est traduit, dans Lili Mar­lene et Orange, par les méta­mor­phoses de l’e­space scénique : pein­dre en rouge, salir, détru­ire des papiers. Dans Busi­ness­men, par la présence des chiens, force brute qui impo­sait le désor­dre. Le fas­cisme, en danse, se man­i­feste par l’idéalisation du corps humain. L’épuration tient davan­tage de la chirurgie que de l’évolution naturelle. Un artiste doit cer­taine­ment pass­er d’un état d’en­fance chao­tique à un état struc­turé, mais c’est un proces­sus irra­tionnel, long et com­plexe. Le fas­cisme est rationnel. Il rejette tout ce qui ne con­corde pas à son quadrillage du monde, tout ce qui échappe au régle­ment. Il fait comme ‘si ce qu’il ne con­nais­sait pas n’ex­is­tait pas. Je ne suis pas con­tre la dis­ci­pline ‘académique en danse : je dis que si elle est adop­tée dans le but de sim­pli­fi­er, d’élim­in­er les aspérités qui dérangent, on fait fausse route.
C’est aus­si ridicule que de couper un doigt qui saigne parce que ce n’est pas beau à voir.
L’u­nivers est com­plexe. Il y a une théorie math­é­ma­tique qui me séduit beau­coup, celle des frac­tals. Elle fonc­tionne avec des chiffres irra­tionnels, des frac­tions. La visu­al­i­sa­tion math­é­ma­tique des équa­tions, réal­isées à l’aide de l’or­di­na­teur, donne des formes com­plex­es qui, lorsqu’elles sont analysées, ampli­fiées, sont aus­si com­plex­es dans leurs détails infimes que dans l’ensemble.
C’est une vision à laque­lle je souscris : l’être humain est aus­si com­plexe que le con­ti­nent sur lequel il habite. Si on élim­ine des élé­ments pour sim­pli­fi­er l’appréhension du monde, on en donne une image appau­vrie. Si on choisit d’orchestrer la com­plex­ité — en cela, je suis près des pra­tiques ori­en­tales qui con­sid­èrent toutes les artic­u­la­tions du corps — une autre sim­plic­ité appa­raît, mais comme une résul­tante du raf­fine­ment de la per­cep­tion, de l’analyse de celui qui regarde.
Au vingtième siè­cle, l’ig­no­rance est un déshon­neur. Moi, je crois que l’ig­no­rance est un aveu de récep­tiv­ité. C’est très posi­tif, par exem­ple, de ne pas savoir ce que veut dire tout ce qu’on voit sur la scène, dans Human Sex. C’est comme dans la vie : on ne décode pas tout dans l’im­mé­di­at. Mal­heureuse­ment, même les artistes acceptent mal cette igno­rance momen­tanée. Qui plus est, ils voudraient être recon­nus comme le sont les savants. IIS ne veu­lent plus assumer le noir, la « mal­pro­preté », l’‘apparent désor­dre de leur con­di­tion. Je crois qu’il faut qu’il y ait résis­tance, par rap­port à l’art, pour que l’art joue vrai­ment son rôle. 

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Canada Quebec 86 repères-Couverture du Numéro 26 d'Alternatives Théâtrales
#26
mai 2025

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