« Europa » de Kalisky:une partie d’échecs en forme·de requiem carnavalesque

« Europa » de Kalisky:une partie d’échecs en forme·de requiem carnavalesque

Le 29 Mar 1988

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Dès le départ, l’œu­vre de René Kalisky a brassé divers­es matières textuelles1 qu’elle remod­e­lait libre­ment dans une vision qui n’est qu’à elle. Elle le fai­sait avec une extrême lib­erté et n’hési­tait pas à repren­dre par­fois cer­tains frag­ments qu’elle trans­for­mait à loisir dans le déroule­ment de son agence­ment en spi­rales. Cette pra­tique, que l’on con­naît depuis tou­jours en lit­téra­ture mais qui a con­nu une sorte de coup d’ar­rêt (dans l’aveu) avec le roman­tisme de l’ex­al­ta­tion du moi et de l’au­then­tic­ité à tout prix, retrou­ve au con­traire droit de cité chez le dra­maturge belge.
Pour ce con­tem­po­rain de la Bible, de Shake­speare et de Brecht, qui ne craint pas d’assem­bler sur le plateau ce que les temps et les lieux sépar­ent, l’emmêlement dynamique des frag­ments de texte qui le con­stituent est une impérieuse néces­sité que l’au­teur actu­alise avec aisance, sou­vent même avec brio. Auto­di­dacte sans com­plexe et adver­saire farouche de la dis­tan­ci­a­tion, Kalisky joue donc non seule­ment de l’assem­blage apparem­ment hétéro­doxe de ses dif­férentes lec­tures pour faire cir­culer une imper­ti­nence du sens assez peu com­mune par les temps qui courent, mais fonde égale­ment son inlass­able dynamique créa­trice dans un proces­sus de dévo­ra­tion réciproque et de malax­age d’élé­ments textuels jugés hétéro­clites par les divers types de caste intel­lectuelle qui hantent son époque
A cet égard, il n’y a rien d’ex­tra­or­di­naire dans le refoule­ment sys­té­ma­tique dont fait l’ob­jet son seul réc­it, L’IMPOSSIBLE ROYAUME…

Un trip­tyque de l’Eu­rope en ago­nie

Ecrite pour l’essen­tiel2 à La Hulpe en sep­tem­bre 1972 après le choc de la lec­ture du roman de Gary3 inti­t­ulé EUROPA, la pièce du même nom révèle. évidem­ment ce proces­sus d’in­ter­tex­tu­al­ité vibratile. La pièce, qui déploie des élé­ments thé­ma­tiques orig­in­aux que l’on retrou­ve dis­séminés par exem­ple dans L’IMPOSSIBLE ROYAUME ou dans CHARLES LE TÉMÉRAIRE4 est conçue et réal­isée par l’au­teur à une époque charnière de son par­cours dra­maturgique. Elle est en effet com­posée après le bloc des qua­tre pre­mières pièces pub­liées chez Gal­li­mard5 et avant la rédac­tion de DAVE AU BORD DE MER et de LA PASSION SELON PIER PAOLO PASOLINI, textes que Stock pub­liera avec une post­face théorique con­sacrée aux notions de sur­jeu et de sur­texte (dont ces deux pièces jouent jusqu’aux lim­ites du pos­si­ble).
Sans attein­dre à cette scin­til­la­tion et à cette démul­ti­pli­ca­tion infinies, EUROPA béné­fi­cie par con­tre de tous les acquis des travaux antérieurs, et notam­ment du resser­re­ment scénique qui car­ac­térise LE PIQUE-NIQUE DE CLARETTA. Elle fait en out­re bloc avec les deux pièces qui la précè­dent au point de con­stituer un trip­tyque : tout formel au plan dra­maturgique, et ensem­ble sym­bol­ique au niveau poli­tique. JIM LE TÉMÉRAIRE ne traite-t-il pas du nazisme, et LE PIQUE-NIQUE DE CLARETTA du fas­cisme tan­dis qu’EU­ROPA met en jeu l’hu­man­isme ? Ces forces se sont déchirées durant l’en­tre-deux-guer­res au point de ren­dre l’Eu­rope exsangue et de lui ôter son rôle his­torique cen­tral — mieux, de laiss­er à tout jamais un goût de cen­dre sur les valeurs de sa civil­i­sa­tion et sur le sens que celle-ci a pré­ten­du incar­n­er6. Aus­si n’est-ce pas un hasard si le motif musi­cal qui rythme et ampli­fie cha­cune des pièces du dra­maturge7 est cette fois con­sti­tué par des extraits de Mozart. Quelle syn­thèse pou­vait mieux con­venir à la prob­lé­ma­tique que ces par­ti­tions légères du plus enchanteur des musi­ciens du vieil empire autrichien et que leur con­tre­point dant(h)esque, les march­es mil­i­taires alle­man­des ?
Avec EUROPA, Kalisky situe d’au­tant mieux sa recherche de ce côté-là du miroir qu’un des piv­ots de la pièce, Jean Dan­thès, est un homme d’une vaste cul­ture, han­té par l’idée de l’Eu­rope, mais écœuré par la réduc­tion de celle-ci aux seules don­nées du mer­can­til­isme tri­om­phant de l’après-guerre. Face à cela, il y a le « pire, le fas­cisme ou le stal­in­isme, avec leurs offres de bon­heurs inouïs, en échange de (n)otre âme », et « au mieux la cul­ture, l’art »8. Ces hauts-lieux de l’Eu­rope, l’am­bas­sadeur de France près le Quiri­nal sait pour­tant qu’ils ne pour­ront « coex­is­ter avec la souf­france d’un mil­liard d’êtres humains pour lesquels le mot même de cul­ture est une insulte et une provo­ca­tion ».

La mise à mal de l’hu­man­isme issu de la Renais­sance

Cette cul­ture qu’in­car­ne le locataire du palais Far­nese s’est trou­vée glob­ale­ment mise à mal par le déchaîne­ment des total­i­tarismes qu’elle engen­dra prob­a­ble­ment. La dig­nité indi­vidu­elle dont elle est syn­onyme n’en est pas sor­tie indemne, et par­ti­c­ulière­ment lorsqu’elle s’est trou­vée con­fron­tée à la ques­tion de la survie. Jarde, le psy­chi­a­tre de Dan­thès, lui rap­pelle d’ailleurs que « c’est l’idée (qu’il a) pu per­dre toute dig­nité en cer­taines cir­con­stances, qui (lui) est intolérable ». Aus­si la pièce insiste-t-elle longue­ment, et insi­dieuse­ment, sur le pas­sage de Dan­thès dans un camp nazi où il por­tait le matricule 6. 734. Sor­ti vivant de Dachau, la cul­pa­bil­ité du héros n’en est que plus forte. N’est-il pas prob­a­ble que seuls sont morts « ceux qui ont résisté jusqu’au bout » tan­dis que « les autres ont dû renon­cer à tout amour-pro­pre, subir toutes les humil­i­a­tions » ? Con­traint de ram­per pour vivre, voire pour accom­plir ses fonc­tions naturelles, c’est toute la struc­ture spir­ituelle du monde où Dan­thès vécut jusqu’alors qui « se révèl(a) soudain artificiel(le)» <. Jusqu’où allèrent d’ailleurs les choses ? A tra­vers le per­son­nage retors de Nitrati, la pièce se plaît à agiter le spec­tre d’un autre détenu, Bürgel, qui serait sur le point de faire des révéla­tions, pénibles pour l’am­bas­sa­dem de France, et dra­ma­tiques pour la con­cep­tion de la cul­ture dont il est le parangon. Il y a tout d’abord la libido que ne suf­fit pas à canalis­er la lec­ture des philosophes antiques : Dan­thès n’au­rait eu le « choix qu’en­tre l’ho­mo­sex­u­al­ité ou la mas­tur­ba­tion ». Il y a ensuite les priv­ilèges de classe même au sein de l’hor­reur absolue.

Au cours de la pièce, le héros se voit non seule­ment reprocher d’avoir lu « Pla­ton dans le silence de la nuit pen­dant que dans la pièce voi­sine les pris­on­niers de la classe inférieure empuan­tis­saient l’air de leur tran­spi­ra­tion et ron­flaient vul­gaire­ment» ; il est même inter­pel­lé en tant que bour­geois qui a con­servé dans les camps une « par­celle de pou­voir à tra­vers ses réflex­es quo­ti­di­ens d’or­dre ou de pro­preté.

Nitrati affirme en effet que « le pou­voir ne fût-ce qu’une par­celle de pou­voir, c’est la promesse de s’en sor­tir » …

Tant il est vrai qu’«on souf­fre moins, (… ), lorsqu’on peut asservir les autres », et que la cul­ture du futur ambas­sadeur lui « pre­scrivait de sur­vivre » — « la cer­ti­tude d’être quelqu’un » exigeant tou­jours des vic­times…

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Marc Quaghebeur
Marc Quaghebeur est enseignant, écrivain (LES CARMES DU SAULCHOIR, Toulouse, L’Éther Vague) et critique (BALISES...Plus d'info
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