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Le 19 Oct 1989
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Une espace clos et désolé, géniale­ment conçu par Nun­zio, en par­faite har­monie avec les inten­tions de Thier­ry Salmon, et dont l’ac­cès s’ef­fectue par une triple stèle funéraire. Le spec­ta­teur aperçoit, émergeant de la pous­sière de tuf, les march­es d’un gradin qui sem­ble naître de la colline. Au loin, on entrevoit l’om­bre lunaire du linceul de chaux dont Alber­to Bur­ri a recou­vert les « vraies » ruines, celles de la ville détru­ite en 1968. Tels des fan­tômes con­traints d’in­car­n­er l’hu­man­ité dans la souf­france, les Troyennes évolu­ent dans cet espace éclairé seule­ment par la blancheur vibrante des lam­pes à gaz, et réson­nant de l’ex­tra­or­di­naire décor sonore spa­tial­isé par Luc D’Hae­nens . Elles accom­plis­sent leurs dans­es, et chantent, sur des rythmes prodigieux, les chœurs réin­ven­tés avec une grande crédi­bil­ité par Gio­van­na Mari­ni ; une musique intense, dont les moments de pathos pro­fond respectent par­faite­ment les mou­ve­ments des corps, et les voies dra­maturgiques tracées par Rena­ta Moli­nari.

Gian­fran­co Capit­ta (|| Man­itesto, 6 sep­tem­bre 1988) 

À peine entré dans l’e­space théâ­tral, le spec­ta­teur est plongé dans l’at­mo­sphère du drame : images de femmes qui atten­dent sur les march­es, en petits groupes, en cou­ples, ou isolées, comme Hélène. Un silence irréel. On prend place, et déjà l’on perçoit la force de con­cen­tra­tion de ces actri­ces qui déam­bu­lent nerveuse­ment, cour­bant la tête, allant et venant dans l’am­phithéâtre. Puis soudain, le spec­ta­cle com­mence. Le pre­mier con­tact avec la langue grecque est décon­cer­tant. Sou­venirs de lycée, on recon­naît bien un adjec­tif, un aoriste ou un par­ticipe moyen, mais on ne com­prend pas. Alors on cherche à repér­er les per­son­nages, à tir­er quelques ren­seigne­ments du pro­gramme, et l’on s’é­gare. Parce que ce qu’il faut, c’est surtout laiss­er aller son regard, être disponible, écouter les chants, capter un geste, un corps, le mou­ver­nent des pieds nus, la for­ma­tion ou l’é­clate­ment d’un groupe, une étreinte, un attouche­ment. C’est alors que peut s’établir le con­tact entre les actri­ces et le pub­lic, atten­tif et sen­si­ble. Et quand on les regarde dans les yeux, quand on voit ce bras qui se tend, qu’on entend leurs chants, qu’y at-il d’autre à com­pren­dre ? 

Pier Vit­to­rio Ton­del­li 

Vingt ans ont passé depuis le trem­ble­ment de terre. La nou­velle Gibel­li­na témoigne à présent de la vic­toire des vain­cus, et de cette capac­ité de l’homme à se nour­rir de son avenir. C’est aus­si le mes­sage de la tragédie d’Euripi­de évo­quée dans les ruines, vaste « cimetière sous la lune » trans­for­mé en théâtre de la mémoire. 

Quand les femmes de Troie, ayant enseveli leur descen­dance avec le cadavre du petit Astyanax, s’a­chem­i­nent à tra­vers les flammes de la cité détru­ite vers les navires grecs, la super­po­si­tion du paysage dévasté par le séisme et des images de la tragédie antique nous boule­verse en nous rap­pelant vingt-cinq siè­cles plus tard la pos­si­bil­ité pour l’homme de ne pas dés­espér­er face à la vio­lence aveu­gle du des­tin. Une « cor­par­al­ité au féminin » explose dans les scènes de parox­ysme entre les gradins, les pier­res et la pous­sière de la scéno­gra­phie déser­tique de Nun­zio ; cette stig­ma­ti­sa­tion de la pitié, de l’hor­reur, de la mater­nité et de la mort, par­tic­i­pant très cer­taine­ment de l’u­nivers féminin, s’ap­puie sur la force d’une sym­bol­ique prim­i­tive : les rythmes funèbres scan­dés avec des pier­res, la char­rue d’Astyanax qui trace le sil­lon de sa fin, la poignante sol­i­dar­ité des chants. 

Ugo Ron­fani (|| Giorno, 7 sep­tem­bre 1988) 

L’ex­trême vital­ité de l’hu­man­ité pro­téi­forme de ce peu­ple de femmes et une méth­ode de tra­vail assez par­ti­c­ulière, ont don­né un spec­ta­cle formelle­ment très fasci­nant, à la con­cep­tion et au développe­ment extréme­ment orig­in­aux . 

Sur cette grande scène de sable, les actri­ces, habil­lées de façon con­tem­po­raine, revivent avec une forte inten­sité per­son­nelle, les con­flits inutiles et défini­tifs des femmes de Troie : par moment, elles don­nent l’im­pres­sion d’i­den­ti­fi­er les spec­ta­teurs à leurs enne­mis Grecs, elles les regar­dent longue­ment, avec déter­mi­na­tion, un à un. Le grec ancien que Salmon a voulu con­serv­er au texte de la tragédie, résonne rude­ment et dure­ment dans les bouch­es des actri­ces, comme s’il s’agis­sait d’une langue vivante. Et, si la dimen­sion de la tragédie n’est sûre­ment pas le réal­isme psy­chologique du drame bour­geois, une forte iden­ti­fi­ca­tion avec les per­son­nages est évi­dente. 

Les cheveux coupés courts où tirés en arrière et ramenés en chignon, les couleurs claires des vête­ments, les chaus­sures à haut talon, portées comme des pan­tou­fles, la pous­sière qui, peu à peu, les recou­vre toutes, les bras quelques fois dressés pour une invo­ca­tion, mais le plus sou­vent ramenés le long du corps, tous ces élé­ments en font un mélange étrange et inquié­tant d’ar­chaïsme et de quo­ti­di­en, de mythe, et de réal­ité, de vérité et de lit­téra­ture : des appari­tions, des fan­tômes. 

Ugo Voili — La Repub­bli­ca — 7/9/89 

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Les Troyennes d'Euripide
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