Entretiens avec Thomas Bernhard
Non classé

Entretiens avec Thomas Bernhard

« J’ai une véritable aversion pour tout ce qui est autobiographique »

Le 15 Nov 1989

A

rticle réservé aux abonné·es
Article publié pour le numéro
Thomas Bernhard-Couverture du Numéro 34 d'Alternatives ThéâtralesThomas Bernhard-Couverture du Numéro 34 d'Alternatives Théâtrales
34
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

Con­ver­sa­tions avec
le monde

Jamais, Thomas Bern­hard ne répondait aux let­tres qu’il rece­vait et que le plus sou­vent, à l’in­star d’Er­ic Satie, il ne déca­chetait même pas.
C’est dire la gageure qu’il y avait à le ren­con­tr­er, ren­dez-vous reportés, post­posés, ren­voyés aux cal­en­des grec­ques, comme s’il voulait met­tre à l’épreuve le désir de celui qui pré­tendait le ren­con­tr­er. S’obstiner à vouloir s’entretenir avec lui tenait d’au­tant plus du morceau de bravoure que Thomas Bern­hard jouait à appâter son inter­locu­teur comme s’il voulait le détromper de ses inten­tions pre­mières. D’ailleurs, il n’aimait guère s’abandonner à la parole et se refu­sait à la con­fi­dence. Par­ler avec lui tenait sou­vent du flirt avec la plat­i­tude des con­ver­sa­tions à ras de terre évo­quant tout et rien. C’est ce qui jus­ti­fie le titre de ces entre­tiens avec Thomas Bern­hard livrés ici à titre de cita­tion : con­ver­sa­tions avec le monde. 

Nous remer­cions le jour­nal Le Monde qui nous à aimable­ment autorisés à repro­duire ici ces entre­tiens. 

Thomas Bern­hard : Cer­tains pré­ten­dent que je vis dans une tour d’ivoire. Le mot lui-même est une inep­tie. Avec un sim­ple tran­sis­tor, vous pou­vez être au même moment au milieu des neiges éter­nelles et au cen­tre du monde. Le repos, l’anonymat, ce n’est plus à la cam­pagne qu’on les trou­ve aujourd’hui, mais dans les grandes villes. Les champs ont cédé la place à des quartiers et les tour­nesols à des plaques de rues. A part cela, les villes sont l’équivalent de ce qu’étaient jadis les cam­pagnes, des lieux où il ne se passe jamais rien et où, à moins d’être enquê­teur pro­fes­sion­nel, la vie, si tant est qu’elle existe encore, est dev­enue totale­ment invis­i­ble.
Lorsque j’ai décidé, après des années de vagabondages, de m’in­staller à la cam­pagne, c’é­tait sur le con­seil de mon médecin. « Si vous ne changez pas de vie, m’avait-il men­acé, vous êtes foutu. » Aus­si fasci­nant que soit le mot « foutu », j’ai opté pour le calme. Mais je n’ai pas tardé à m’apercevoir de mon erreur. À la cam­pagne, tout le monde se con­naît et on est con­fron­té chaque jour, qu’on le veuille ou non, avec le des­tin, sous la forme d’his­toires d’accouchements et d’agonies. Ici les indus­tries sont nom­breuses et l’on se heurte à chaque pas aux estropiés, vic­times des machines. En défini­tive, c’est un ter­rain fort enrichissant pour un écrivain. 

Jean-Louis De Ram­bu­res : Pourquoi avez-vous une telle allergie aux inter­views ?
T.B.: Essayez de vous imag­in­er lig­oté à un arbre, pieds et poings liés tan­dis que l’on tire sur vous à la mitrail­lette. Croyez-vous que vous seriez déten­du ?
Je pars du principe qu’une con­ver­sa­tion entre incon­nus est impos­si­ble. Que des gens qui se voient con­stam­ment puis­sent échang­er des pro­pos, je veux bien l’admettre. Dis­ons un mari et une femme, pour se pass­er une recette de cui­sine. Mais toute autre forme de con­ver­sa­tion a, pour moi, un car­ac­tère empha­tique ou crispé. À for­tiori, lorsque celle-ci se déroule entre des indi­vidus qui se voient pour la pre­mière fois. C’est un peu comme avec un orchestre qui com­mence à répéter. Il faut des mois pour trou­ver le ton juste. Enfin, lorsqu’on est en mesure de se com­pren­dre, la con­ver­sa­tion devient à nou­veau inutile.

J.L.R.: En un cer­tain sens, on ne peut que vous don­ner rai­son. Votre raison­nement est même d’une effrayante logique.
T.B.: En un cer­tain sens, tout le monde a rai­son. C’est là le drame. Je n’aime pas du tout l’ex­pres­sion « en un cer­tain sens » qui pro­cure l’il­lu­sion de sécu­rité. Muni de ce petit mot, vous pénétrez dans une crevasse et croyez que vous allez pou­voir en ressor­tir comme par l’is­sue de sec­ours d’un ciné­ma, seule­ment voilà : le pro­pre des crevass­es est pré­cisé­ment qu’on n’en ressort plus. 

J.L.R.: Pas­sons à votre œuvre. Pourquoi avez-vous délais­sé, depuis 1975, le roman pour l’autobiographie ?
T.B.: Je n’ai jamais écrit de roman mais sim­ple­ment des textes plus ou moins longs, en prose, que je me garderai de qual­i­fi­er de romans, car j’ig­nore ce que sig­ni­fie ce mot. Je n’ai jamais non plus voulu faire une œuvre auto­bi­ographique car j’ai une véri­ta­ble aver­sion pour tout ce qui est auto­bi­ographique. Il se trou­ve qu’à un cer­tain moment de mon exis­tence j’ai éprou­vé une curiosité pour mon enfance. Je me suis dit : « Je n’ai plus telle­ment d’années à vivre. Pourquoi ne pas essay­er de fix­er sur le papi­er ma vie jusqu’à l’âge de dix-neuf ans. Non pas telle qu’elle fut dans la réal­ité — l’objectivité n’existe pas — mais telle que je la vois aujourd’hui. » Je me suis mis au tra­vail avec l’idée d’écrire un tout petit vol­ume. Un deux­ième a vu le jour. Puis encore un… Jusqu’au moment où j’ai com­mencé à m’ennuyer. Car, après tout, l’enfance, c’est tou­jours la même chose. Après le cinquième vol­ume, j’ai décidé de tir­er un trait défini­tif. Pour cha­cun de mes livres, je suis ain­si partagé entre la pas­sion et la haine pour le sujet que j’ai choisi. Lorsque le deux­ième sen­ti­ment l’a finale­ment emporté, je prends chaque fois la réso­lu­tion de ne plus jamais me mêler des choses de l’esprit et de m’adon­ner, au con­traire, à des choses pure­ment matérielles, d’es­say­er de retrou­ver la sérénité, par exem­ple, en fen­dant du bois ou en badi­geon­nant un mur. Mon rêve serait que le mur ne s’arrête jamais afin que ma sérénité soit, elle aus­si, éter­nelle. Mais au bout d’un laps de temps plus ou moins long, je me remets à me haïr pour mon impro­duc­tiv­ité et, en dés­espoir de cause, je me réfugie une fois de plus dans le cerveau.
Par­fois je me dis que mon insta­bil­ité est due à une hérédité trop hétéro­clite. Par­mi mes ancêtres, il y avait des paysans, des philosophes, des ouvri­ers, des écrivains, des génies et des imbé­ciles, des petits bour­geois médiocres et même des crim­inels. Tous ces indi­vidus coex­is­tent en moi et ne cessent de se bat­tre. Tan­tôt sous la pro­tec­tion du gar­di­en d’oies, tan­tôt du voleur ou de l’as­sas­sin. Comme il faut bien choisir et que tout choix implique un rejet, ce manège finit par me faire som­br­er à deux doigts de la folie. Si je ne me suis pas encore sui­cidé, le matin, en me ras­ant devant mon miroir, je crois bien que c’est unique­ment par lâcheté.
 La lâcheté, la van­ité et la curiosité sont, au demeu­rant, les trois impul­sions fon­da­men­tales grâce aux­quelles la vie con­tin­ue mal­gré tout, alors qu’elle aurait toutes les raisons de s’ar­rêter. C’est du moins ain­si que je ressens aujourd’hui les choses. Car il se peut très bien que je pense demain tout autrement. 

J.L.R.: Vous répétez dans cha­cun de vos livres que toute activ­ité humaine est vaine car elle est con­damnée, en défini­tive, à l’anéantissement. Et pour­tant vous con­tin­uez à écrire.
T.B.: Ce qui me pousse à écrire, c’est tout sim­ple­ment le goût du jeu. Vous avez d’abord le plaisir qui con­siste à miser sur une carte en sachant que l’on peut chaque fois tout gag­n­er ou tout per­dre. Le risque de l’échec me paraît un stim­u­lant essen­tiel. A cela s’a­joute cet autre plaisir que l’on éprou­ve à rechercher la méth­ode la plus appro­priée pour venir à bout de la con­fronta­tion avec les mots et les phras­es. Quant au thème pro­pre­ment dit, je le con­sid­ère comme tout à fait sec­ondaire car il suf­fit, en fait, de puis­er dans ce qui nous entoure. Tous les êtres, c’est ma con­vic­tion, por­tent en eux de façon rigoureuse­ment égale le poids de l’humanité entière. Seule dif­fère la manière dont ils en vien­nent à bout. Pour en revenir à la manière dont je fais mes livres, je dirai que c’est une ques­tion de rythme qui a beau­coup à voir avec la musique. Oui, on ne peut com­pren­dre ce que j’écris si l’on ne se met pas dans la tête que ce qui compte avant tout, c’est la com­posante musi­cale, et que ce que je racon­te ne vient qu’en sec­ond lieu. Décrire les choses ou des événe­ments, le pre­mier venu est capa­ble de le faire. Le prob­lème est dans la manière dont on le fait. Les cri­tiques, en Alle­magne, n’ont mal­heureuse­ment aucune oreille pour la musique, qui est pour­tant essen­tielle pour un écrivain. En ce qui me con­cerne, l’élé­ment musi­cal me pro­cure une sat­is­fac­tion aus­si grande que si je jouais du vio­lon­celle, et même plus grande puisqu’au plaisir de la musique s’a­joute celui de la pen­sée qu’il s’agit d’ex­primer. 

J.L.R.: L’écrivain impuis­sant (je pense en par­ti­c­uli­er au héros de « La Plâtrière ») est un per­son­nage qui revient sou­vent dans votre œuvre. S’ag­it-il d’un prob­lème per­son­nel ?
T.B.: Lorsque j’ai réus­si à attein­dre ma vitesse de croisière, rien ne peut plus me dis­traire. Pen­dant que je tra­vail­lais, à Brux­elles, au man­u­scrit du roman « Per­tur­ba­tions », a eu lieu l’incendie du grand mag­a­sin Inno­va­tion. Cela se pas­sait tout près de ma fenêtre, grande ouverte. J’ai vu le ciel s’assombrir, puis se trans­former en une boule de feu. Tout en écrivant, je m’étonnais de ne pas enten­dre les sirènes des pom­piers. Lorsqu’elles ont enfin reten­ti, tout était con­sumé. Mais avant de par­venir à ce stade, mon tra­vail passe par une péri­ode où le moin­dre inci­dent, même la vis­ite du fac­teur, peut tout remet­tre en ques­tion. Dans ces moments-là, le meilleur sys­tème pour com­bat­tre l’angoisse, c’est de ne pas avoir de sys­tème, ou encore de pren­dre l’avion et d’aller s’in­staller ailleurs. Peu importe où, pourvu que le paysage ne soit pas trop beau. Lorsque je n’ai pas encore com­mencé à écrire, la beauté d’un lieu peut à la rigueur être enrichissante, dans la mesure où elle me met en colère. Mais pour la créa­tion, si des lieux quel­con­ques où même franche­ment laids me sont favor­ables, la beauté de villes comme Rome, Flo­rence, Taormi­na ou Salzbourg est pour moi mortelle. 

J.L.R.: Vous qual­i­fiez Salzbourg, dans « L’o­rig­ine » de « mal­adie mortelle sous le joug de laque­lle des habi­tants tombent à leur nais­sance ». N’y a‑t-il pas là un peu d’exagération ?
T.B.: Plus une ville est belle en apparence, plus il est con­ster­nant de décou­vrir le véri­ta­ble vis­age qu’elle cache sous sa façade. Entrez dans n’im­porte quel restau­rant de Salzbourg. À pre­mière vue, vous aurez l’im­pres­sion d’être au milieu de braves gens, Ecoutez les pro­pos de vos voisins de table, vous décou­vrirez qu’ils ne rêvent que d’extermination et de cham­bres à gaz. Je vais vous racon­ter une mer­veilleuse anec­dote. Peu après la paru­tion de « L’o­rig­ine », le cri­tique Jean Améry m’a pris un jour à par­tie : Tu ne peux par­ler de Salzbourg comme tu le fais. Tu oublies que c’est une des plus belles villes du monde. Quelques semaines plus tard, je venais pré­cisé­ment de lire son compte ren­du de mon livre dans le Merkur, et j’é­tais encore sous le coup de la colère car il n’avait absol­u­ment rien com­pris, lorsque j’en­tends une annonce à la télévi­sion : Améry s’é­tait sui­cidé la veille et cela, juste­ment à Salzbourg. Ce n’é­tait pas une coïn­ci­dence. Hier encore, trois indi­vidus se sont jetés dans la Salzach. On a dit que c’é­tait à cause du fœhn. Mais moi je sais qu’il y a quelque chose dans cette ville qui pèse physique­ment sur les êtres et finit par les détru­ire. 

J.L.R.: Il sem­ble tout de même que vous ayez un don par­ti­c­uli­er pour décou­vrir partout des mon­stres.
T.B.: Tous les êtres sont des mon­stres à par­tir du moment où vous soulevez leur cara­pace. Je me con­nais d’ailleurs suff­isam­ment pour prêter aux autres mes pro­pres sen­ti­ments. Le mon­strueux, certes, me fascine, mais, croyez-moi, je n’invente jamais. Si la réal­ité vous paraît moins frap­pante que ma fic­tion, cela tient unique­ment à ce que les faits s’y présen­tent en ordre dis­per­sé. Dans un livre, il faut absol­u­ment éviter les temps morts. Le secret con­siste à rac­cour­cir impi­toy­able­ment la réal­ité. Peut-être est-ce là. en défini­tive, ce qu’on a l’habi­tude d’ap­pel­er imag­i­na­tion. 

J.L.R.: On entend sou­vent nier, en R.F.A., l’ex­is­tence d’une lit­téra­ture spé­ci­fique­ment autrichi­enne. Com­ment vous situez-vous à cet égard ?
T.B.: La ques­tion ne se pose même pas. Prenez la pronon­ci­a­tion, la musique de la langue. Vous avez déjà une dif­férence fon­da­men­tale. Ma manière d’écrire serait incon­cev­able chez un écrivain venant d’Alle­magne et j’ai d’ailleurs une allergie véri­ta­ble à l’égard des Alle­mands. N’ou­bliez pas non plus le poids de l’histoire. Le passé de l’empire des Hab­s­bourg est incrusté dans notre chair. Chez moi, c’est peut-être plus vis­i­ble que chez les autres. Cela se man­i­feste sous la forme d’un véri­ta­ble amour-haine pour l’Autriche, qui con­stitue finale­ment la clef de tout ce que j’écris. 

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Non classé
Partager
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Thomas Bernhard-Couverture du Numéro 34 d'Alternatives Théâtrales
#34
mai 2025

Thomas Bernhard

16 Nov 1989 — SANS Claus Peymann, la production théâtrale de Bernhard n’aurait sans doute pas été aussi abondante. Sur 17 pièces écrites, il…

SANS Claus Pey­mann, la pro­duc­tion théâ­trale de Bern­hard n’aurait sans doute pas été aus­si abon­dante. Sur 17 pièces…

Par Eddy Devolder
Précédent
14 Nov 1989 — Récits et romans « Gel »,traduit de l’allemand par Boris Simon et Josée Turk-MeyerParis, Gallimard, 1967, 308 p.(Collection «Du monde…

Réc­its et romans « Gel »,traduit de l’allemand par Boris Simon et Josée Turk-Mey­er­Paris, Gal­li­mard, 1967, 308 p.(Collection « Du monde entier ») « Per­tur­ba­tion »,traduit de l’alle­mand par Guy Fritsch-Estrang­in­Paris, Gal­li­mard, 1988 (Col­lec­tion « L’Imag­i­naire »)(Ière…

Par Alternatives théâtrales
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total