LE froid par lequel il prétend que la clarté augmente.
Regard distancié dans l’espace, dans le temps.
Dans l’ensemble des récits, Bernhard tient le rôle d’enquêteur, de rapporteur, de voyeur qui rarement se mêle ou participe aux actions. || demeure sur la touche et depuis cette limite qui le situe « hors jeu », il observe, décrit, constate avec la précision d’un chercheur scientifique à l’occasion d’une expérience l’évolution des parties, des camps ou des corps en présence.
La partie qu’il voit se jouer devant lui, il ne la rapporte pas, mais l’analyse et la dissèque. En un sens, il enquête en permanence sur un détail, un événement anecdotique dont il est l’historiographe. Peu et d’une certaine manière, pas de description chez Bernhard, il ne dépeint pas, soucieux plutôt des mobiles, des impulsions qui gouvernent les êtres et leur choix apparent, leur destin. Mise en scène abstraite d’êtres abstraits.
Tous les personnages qu’il représente portent en eux et sur eux une lourde charge : chaque être incarne en permanence son passé et le passé de sa famille. Ces êtres évoluent dans des sites où leur passé ressuscite sans cesse parce que les lieux ne témoignent pas d’un passé, ne le résument pas, ils sont le passé dans le présent, la mort dans la vie, cette mort qui change les villes en cimetières oppressants. En un sens, il n’y a pas d’oubli possible.
Et non seulement pas d’oubli mais un accablement de plus en plus grand et sans espoir, qui obéit à un implacable déterminisme.
Pas de fuite possible ; ceux qui tentent d’échapper courent à leur malheur, précipitent leur fin.
Plutôt, ceux qui croient pouvoir s’en sortir par eux-mêmes deviennent, dès l’instant où ils y croient, des êtres excessifs, égarés, désorientés.
Perdus dans tous les sens du terme.
Ce qui étonne, c’est la langue avec laquelle il rapporte, il reconstitue le drame des personnages perdus, la froideur du regard glacé.
Souvent, dans les premiers récits jusqu’à « Corrections », il met en scène un chercheur, un enquêteur qui enregistre, trie, classe, décripte et rapporte.
Autant de notions qui définissent le travail de l’anthropologue. Chacun de ces rapporteurs nourrit un lien étroit de parenté ou d’amitié avec le principal protagoniste de l’action, jusqu’au premier tome de l’autobiographie où le « il » du héros se mue en « je » Thomas Bernhard. A partir de cet instant, il entre dans le déroulement de l’action, y participe sans y prendre part tout à fait.
C’est lui qui assure la translation, la transmission, la traduction des événements. C’est lui qui devient médiateur entre le monde intérieur, l’âme des personnages, des lieux et le monde extérieur.
Il remplit là le rôle d’organe de transmission avec son lot d’incises, comme des coupes d’organes, des échantillons de culture livrés au microscope. Les « dit-il », « rapporte-t-il », « explique-t-il » avec une insistance obstinée à vouloir démontrer le ou les mobiles, la folle prétention de mettre à nu les ressorts mais aussi les travers de l’âme humaine.
Un jeu.
Mais que la démesure, la déraison, la folie menace. D’une certaine manière, il y a toujours quelque chose d’excessif chez Bernhard. De grotesque. Dans « L’imitateur » par exemple.
Le titre allemand, c’est « L’imitateur des voix » étant entendu que dans « Stimm », on retrouve « Stimmung », l’atmosphère. « Es stimmt » : cela colle. Dans ce terme il est beaucoup question d’adhésion pour la voix.
L’imitateur, le simulateur, le prête-nom propose un éventail d’anecdotes qui emportent sa voix.
Ce sont des récits microscopiques qui tiennent en quelques phrases, à la limite des résumés de livres.
Des doubles dérapages de l’anecdote d’abord, c’est le grain de sable dans le rouage de la quotidienneté. Mais au lieu de les livrer comme tels, il les infléchit, les retourne, les retrousse, accentuant dans l’écriture le dérapage des événements, des faits divers.
Avec ceci, en matière d’anecdotes : une fois un certain nombre d’histoires crédibles, l’écrivain peut se permettre d’en fabriquer de toutes pièces, jetant ainsi le doute sur la crédibilité, la vérité.
Lorsque Goethe donne à sa biographie le titre de « Poésie et vérité », c’est toute la question du mentir vrai qui se trouve posée. D’autres l’ont reprise ; Cocteau : « Je suis un mensonge qui dit la vérité ».
L’intérêt dans « L’imitateur », c’est la galerie de récits, comme on parle d’une galerie de portraits. « L’imitateur », ce serait l’évocation. Fregoli, cet acteur qui inspira le psychodrame, capable de changer de personnages en un tour de mains, hante le monde de Bernhard.
On pourrait presque parler d’un vocaliste — au sens musical — comme s’il se lançait dans des gammes et jouait une multitude de personnages dont il se joue.
Joue un jeu et suprême dérision, s’en moque. Théâtre perpétuel. Ainsi, les photos que nous possédons de Bernhard obéissent toutes à une mise en scène. Dans un cas comme dans l’autre, il pose devant l’appareil photo et souvent avec la complicité du phototographe. Joue encore à manipuler la photographie. Théâtre toujours.



