Le regard froid
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Le regard froid

Le 25 Nov 1989
Bernard Bay, Pise et Venise parties, dans « L'imitateur »
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Bernard Bay, Pise et Venise parties, dans « L'imitateur »
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Thomas Bernhard-Couverture du Numéro 34 d'Alternatives ThéâtralesThomas Bernhard-Couverture du Numéro 34 d'Alternatives Théâtrales
34
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LE froid par lequel il pré­tend que la clarté aug­mente.
Regard dis­tan­cié dans l’espace, dans le temps.
Dans l’ensemble des réc­its, Bern­hard tient le rôle d’enquêteur, de rap­por­teur, de voyeur qui rarement se mêle ou par­ticipe aux actions. || demeure sur la touche et depuis cette lim­ite qui le situe « hors jeu », il observe, décrit, con­state avec la pré­ci­sion d’un chercheur sci­en­tifique à l’occasion d’une expéri­ence l’évolution des par­ties, des camps ou des corps en présence.
La par­tie qu’il voit se jouer devant lui, il ne la rap­porte pas, mais l’analyse et la dis­sèque. En un sens, il enquête en per­ma­nence sur un détail, un événe­ment anec­do­tique dont il est l’historiographe. Peu et d’une cer­taine manière, pas de descrip­tion chez Bern­hard, il ne dépeint pas, soucieux plutôt des mobiles, des impul­sions qui gou­ver­nent les êtres et leur choix appar­ent, leur des­tin. Mise en scène abstraite d’êtres abstraits.

Tous les per­son­nages qu’il représente por­tent en eux et sur eux une lourde charge : chaque être incar­ne en per­ma­nence son passé et le passé de sa famille. Ces êtres évolu­ent dans des sites où leur passé ressus­cite sans cesse parce que les lieux ne témoignent pas d’un passé, ne le résu­ment pas, ils sont le passé dans le présent, la mort dans la vie, cette mort qui change les villes en cimetières oppres­sants. En un sens, il n’y a pas d’oubli pos­si­ble.
Et non seule­ment pas d’oubli mais un acca­ble­ment de plus en plus grand et sans espoir, qui obéit à un implaca­ble déter­min­isme. 

Pas de fuite pos­si­ble ; ceux qui ten­tent d’échap­per courent à leur mal­heur, pré­cip­i­tent leur fin. 

Plutôt, ceux qui croient pou­voir s’en sor­tir par eux-mêmes devi­en­nent, dès l’in­stant où ils y croient, des êtres exces­sifs, égarés, désori­en­tés. 

Per­dus dans tous les sens du terme.
Ce qui étonne, c’est la langue avec laque­lle il rap­porte, il recon­stitue le drame des per­son­nages per­dus, la froideur du regard glacé. 

Sou­vent, dans les pre­miers réc­its jusqu’à « Cor­rec­tions », il met en scène un chercheur, un enquê­teur qui enreg­istre, trie, classe, décripte et rap­porte. 

Autant de notions qui définis­sent le tra­vail de l’anthropologue. Cha­cun de ces rap­por­teurs nour­rit un lien étroit de par­en­té ou d’amitié avec le prin­ci­pal pro­tag­o­niste de l’action, jusqu’au pre­mier tome de l’autobiographie où le « il » du héros se mue en « je » Thomas Bern­hard. A par­tir de cet instant, il entre dans le déroule­ment de l’action, y par­ticipe sans y pren­dre part tout à fait. 

C’est lui qui assure la trans­la­tion, la trans­mis­sion, la tra­duc­tion des événe­ments. C’est lui qui devient médi­a­teur entre le monde intérieur, l’âme des per­son­nages, des lieux et le monde extérieur. 

Il rem­plit là le rôle d’organe de trans­mis­sion avec son lot d’incises, comme des coupes d’organes, des échan­til­lons de cul­ture livrés au micro­scope. Les « dit-il », « rap­porte-t-il », « explique-t-il » avec une insis­tance obstinée à vouloir démon­tr­er le ou les mobiles, la folle pré­ten­tion de met­tre à nu les ressorts mais aus­si les tra­vers de l’âme humaine. 

Un jeu.
Mais que la démesure, la dérai­son, la folie men­ace. D’une cer­taine manière, il y a tou­jours quelque chose d’excessif chez Bern­hard. De grotesque. Dans « L’imitateur » par exem­ple. 

Le titre alle­mand, c’est « L’imitateur des voix » étant enten­du que dans « Stimm », on retrou­ve « Stim­mung », l’at­mo­sphère. « Es stimmt » : cela colle. Dans ce terme il est beau­coup ques­tion d’ad­hé­sion pour la voix. 

L’im­i­ta­teur, le sim­u­la­teur, le prête-nom pro­pose un éven­tail d’anecdotes qui empor­tent sa voix. 

Ce sont des réc­its micro­scopiques qui tien­nent en quelques phras­es, à la lim­ite des résumés de livres. 

Des dou­bles déra­pages de l’anecdote d’abord, c’est le grain de sable dans le rouage de la quo­ti­di­en­neté. Mais au lieu de les livr­er comme tels, il les inflé­chit, les retourne, les retrousse, accen­tu­ant dans l’écriture le déra­page des événe­ments, des faits divers. 

Avec ceci, en matière d’anecdotes : une fois un cer­tain nom­bre d’his­toires crédi­bles, l’écrivain peut se per­me­t­tre d’en fab­ri­quer de toutes pièces, jetant ain­si le doute sur la crédi­bil­ité, la vérité. 

Lorsque Goethe donne à sa biogra­phie le titre de « Poésie et vérité », c’est toute la ques­tion du men­tir vrai qui se trou­ve posée. D’autres l’ont reprise ; Cocteau : « Je suis un men­songe qui dit la vérité ». 

L’in­térêt dans « L’imitateur », c’est la galerie de réc­its, comme on par­le d’une galerie de por­traits. « L’imitateur », ce serait l’évo­ca­tion. Fre­goli, cet acteur qui inspi­ra le psy­chodrame, capa­ble de chang­er de per­son­nages en un tour de mains, hante le monde de Bern­hard. 

On pour­rait presque par­ler d’un vocal­iste — au sens musi­cal — comme s’il se lançait dans des gammes et jouait une mul­ti­tude de per­son­nages dont il se joue. 

Joue un jeu et suprême déri­sion, s’en moque. Théâtre per­pétuel. Ain­si, les pho­tos que nous pos­sé­dons de Bern­hard obéis­sent toutes à une mise en scène. Dans un cas comme dans l’autre, il pose devant l’ap­pareil pho­to et sou­vent avec la com­plic­ité du pho­to­tographe. Joue encore à manip­uler la pho­togra­phie. Théâtre tou­jours.

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