I
Le Nègre : C’est l’usine , ou devenir légers. (LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS.)
Tous parlent de chaussures, seul Edouard peut voler. Par exemple Félice et Barba qui, de leur ville provinciale, rêvent d’une maison à la campagne ; ce faisant, elles vident leurs sacs à main et en jettent le contenu par dessus le mur du quai, font de même avec leurs chaussures et plongent leurs pieds nus dans l’eau de la rivière.1
Ou Léone qui voyage en Afrique avec des chaussures très élégantes ; lorsqu’elle est en fuite avec Alboury, elle a mal aux pieds ; « Marche pieds nus » lui conseille Alboury ; elle hésite ; peu de temps après, tous deux sont découverts. 2
Ou Cal, qui croit qu’avec de bonnes chaussures, on traverse la vie plus en sûreté. « Avec de bonnes chaussures, on tient le coup, c’est le plus important, les chaussures. »3
Ou Koch ; il abandonne à Charles les clés de la voiture, sa carte de crédit, sa rolex et la femme qui était venue avec lui ; la seule chose à laquelle il ne veut pas renoncer en se suicidant, ce sont ses chaussures — bien qu’elles soient trop étroites.4
Ou Claire qui prête une de ses chaussures à Monique et qui refuse ensuite de la remettre ; « Je l’ai prêtée pour savoir si je dors ou non ». Elle reste pieds nus pour ne pas passer la nuit à dormir.5
Ou Charles qui prophétise que l’ordre de I’Au-delà sera une grande tablée bourgeoise ; les anges font le service et portent des chaussures coûteuses.6
Ou le Dealer ; il ne donnerait ses chaussures qu’avec beaucoup d’hésitation : « L’habit d’un homme c’est, mieux que lui-même, ce qu’il a de plus sacré : lui-même qui ne souffre pas. »7
Ou Adrien qui, à la naissance de son fils, quitte à jamais ses chaussures ; désormais, il situe le centre du monde là où ses pieds nus touchent le sol : « Regarde mes pieds, Mathieu : voilà le centre du monde. »8
Ou Mathieu qui doute de son aptitude pour le service militaire en Algérie ; il a hérité des pieds plats de son père.9
Ou Fatima dont on peut lire les métamorphoses dans la chronique de la famille Serpenoise : pieds nus, elle traverse l’Algérie et vit en ascète dans le désert ; elle maigrit, se met à ressembler à un cactus, se dessèche et tombe en poussière.10
Et Edouard, à pieds joints, se catapulte dans l’air ! «… bien sûr, personne ne le revit jamais ».11
Que se cache-t-il derrière le discours et le jeu autour de la chaussure ? Dans l’échange et la perte des chaussures, dans l’allusion et le renoncement aux chaussures se matérialise un ensemble d’états de l’âme. Dans le jeu avec la chaussure les émotions de l’âme se font objet, dans le discours sur la chaussure, elles trouvent une voix.
II
Mathilde : Dis-moi, mon frère : tu ne te décides tou- jours pas à porter des chaussures ?