Entre humour et gravité

Entre humour et gravité

Entretien avec Claude Stratz

Le 25 Sep 1995
Isaach De Bankolé, Jean-Philippe Ecoffey, QUAI OUEST, mise en scène Patrice Chérreau.
Isaach De Bankolé, Jean-Philippe Ecoffey, QUAI OUEST, mise en scène Patrice Chérreau.

A

rticle réservé aux abonné.es
Isaach De Bankolé, Jean-Philippe Ecoffey, QUAI OUEST, mise en scène Patrice Chérreau.
Isaach De Bankolé, Jean-Philippe Ecoffey, QUAI OUEST, mise en scène Patrice Chérreau.
Article publié pour le numéro
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

Claude Stratz est met­teur en scène. Il dirige actuelle­ment la Comédie de Genève. Il a assisté Patrice Chéreau pour les mis­es en scène de COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS et de QUAI OUEST. C’est aus­si en tant qu’a­mi de Bernard-Marie Koltès qu’il a eu l’oc­ca­sion de con­naître cer­taines de ses pièces au fur et à mesure de leur écri­t­ure.

Anne-Françoise Ben­hamou : Vous étiez un ami de Bernard-Marie Koltès, et vous avez lu QUAI OUEST et LE RETOUR AU DÉSERT à dif­férentes étapes de leur créa­tion. Com­ment Koltès tra­vail­lait-il ?

Claude Stratz : Il com­mençait par imag­in­er des per­son­nages, par écrire quelques répliques, des mono­logues, des frag­ments de sit­u­a­tions. Chaque fois qu’il écrivait une pièce, il reli­sait ses car­nets, où il avait l’habi­tude de pren­dre régulière­ment des notes : une phrase enten­due dans la rue, une idée qui lui tra­ver­sait la tête … Ce n’est pas autour d’un réc­it ou d’une intrigue qu’il com­mençait par organ­is­er sa pièce, mais autour de quelques des­tins : pour chaque per­son­nage il accu­mu­lait un matéri­au textuel énorme. Ce n’est que dans un sec­ond temps que ces des­tins se croi­saient, se nouaient — que l’his­toire s’in­ven­tait. Le réc­it nais­sait par frag­ments. La dif­fi­culté alors, c’é­tait le mon­tage ; pour arriv­er à recon­stru­ire l’his­toire, il lui fal­lait
imag­in­er des liaisons, écrire d’autres scènes. Et ce qui fait par­fois énigme à la lec­ture, c’est le rap­port des scènes entre elles, alors que, en elle-même, chaque scène est claire. Le pre­mier état du RETOUR AU DÉSERT qui s’ap­pelait LA VILLE S’ÉVEILLE, n’avait que 45 pages !

A.F. B. : QUAI OUEST a été mal com­pris à sa créa­tion …

C. S. : C’est une pièce dif­fi­cile, com­plexe, mais pas­sion­nante dans sa con­struc­tion. La nar­ra­tion com­mence par frag­ments, le réc­it est morcelé, puis, vers la fin, tous les fils se nouent dans la scène où les huit per­son­nages se retrou­vent à l’in­térieur du hangar. QUAI OUEST c’est aus­si l’his­toire d’un lieu : le hangar autour duquel on tourne, qu’à cer­tains moments priv­ilégiés on tra­verse et dans lequel on se perd.

A. F. B. : Est-ce qu’une des dif­fi­cultés de la pièce, pour le spec­ta­teur, n’est pas de devoir inté­gr­er tous ces élé­ments
qui appar­ti­en­nent au passé de la pièce ?

C. S. : Tous les élé­ments néces­saires à la com­préhen­sion du réc­it sont dans le texte, mais sou­vent indiqués de manière très allu­sive (comme chez Tchekhov). La sit­u­a­tion ini­tiale de QUAI OUEST est sim­ple : aupar­a­vant le fer­ry fai­sait la liai­son entre le hangar désaf­fec­té et le nou­veau port. Quand la pièce com­mence, l’élec­tric­ité a déjà été coupée, puis l’eau, et on apprend que le fer­ry ne vien­dra plus. Mais c’est l’in­tru­sion des gens qui vien­nent de l’autre côté, de la ville, qui va provo­quer la crise. Deux mon­des s’op­posent : celui du hangar
(les jeunes et les vieux, les dif­férences ne se creuseront qu’après) et celui de Monique et de Koch. Leur arrivée révèle soudain les désirs et les peurs des uns et des autres en exas­pérant leurs rap­ports. Tout se dénouera bru­tale­ment par la mort, presque comme dans une tragédie : Koch meurt, Cécile meurt, Charles meurt…

A. F. B. : Est-ce qu’on passe, comme dans une tragédie, de l’or­dre au désor­dre puis du désor­dre à un nou­v­el ordre ? Qui est respon­s­able de la rup­ture ?

C. S. : Le trag­ique, chez Koltès, n’est pas dra­ma­tique : c’est un con­stat. Dans QUAI OUEST, on a un sys­tème en équili­bre, puis arrive un élé­ment étranger qui sert surtout de révéla­teur : il ne fait qu’ac­célér­er un con­flit qui est latent ; si les gens du port, du quarti­er des affaires, provo­quent le con­flit, c’est à leur insu, presque acci­den­telle­ment. Car le groupe que for­ment Charles, Abad et Fak est déjà en train de se défaire : ils fai­saient leur « biz­ness » (sans doute du vol à la tire, comme ça se passe à Pigalle), et sans les « clients » que leur appor­tait le fer­ry, ils ne peu­vent plus « tra­vailler ». Dès qu’ils n’ont plus de boulot, qu’ils n’ont plus les moyens de sur­vivre, ça com­mence à tirailler à l’in­térieur du groupe et ils se méfient tous les uns des autres.

A. F. B. : Leurs rela­tions passent presque tou­jours par le troc. Koltès écrit que « toutes les scènes sont des scènes d’échange, de com­merce, de traf­ic ».

C. S. : Dans QUAI OUEST, tous les per­son­nages tro­quent quelque chose. Charles aime vrai­ment sa sœur, il n’a pas envie que Fak la touche, parce qu’il sait très bien com­ment cela fini­ra, et pour­tant, comme il veut par­tir, il la mon­naie con­tre les clefs de la voiture. Puis il donne les clefs à Monique pour par­tir avec elle, du côté du nou­veau port. Mais il s’aperçoit qu’il s’est fait avoir, puisqu’il manque la tête de del­co. Il faut done marchan­der la tête de del­co. C’est Claire qui l’ob­tien­dra de Fak en accep­tant de « pass­er là-dedans » (dans le hangar) avec lui… Mais entre temps, Cécile a erevé les pneus. Elle aus­si mon­naie : elle veut absol­u­ment que Koch « crache » quelque chose : qu’il lui fasse obtenir des papiers en règle. Tous ont un désir très sim­ple, un objec­tif très pré­cis : Charles se tir­er, Fak bais­er Claire, Claire empêch­er Charles de par­tir, Cécile avoir des papiers en règle. Dans ses notes pré­para­toires, Koltès écrit à pro­pos de Fak : « La voix du sexe. A tou­jours un coup comme objec­tif, mais l’essen­tiel est la préoc­cu­pa­tion par­al­lèle ou souter­raine qui accom­pa­gne ses efforts pour attein­dre l’ob­jec­tif ; et, l’ob­jec­tif une fois atteint, la réac­tion est vio­lente ou déroutante, faisant appa­raître comme un raz de marée la préoc­cu­pa­tion véri­ta­ble sous une forme d’a­mon­celle­ment de tous les désirs et les souf­frances d’un homme. »

Ce qui est intéres­sant dans le troc ce n’est pas seule­ment de racon­ter que nous vivons dans une société où tout se mon­naie, où tout se marchande, même les sen­ti­ments, mais de mon­tr­er les per­son­nages en train de courir der­rière des objets inutiles (les clés ne ser­vent à rien sans la tête de del­co, elle-même inutile puisque les pneus sont crevés). Ce qui relie les per­son­nages ce sont finale­ment des objets vides de sent, mais qui révè­lent les désirs des uns et des autres.

Ces objets vides, ces révéla­teurs, ce sont eux aus­si qui relient les scènes les unes aux autres, qui assurent la con­ti­nu­ité du réc­it, qui per­me­t­tent aux scènes de rebondir. La fic­tion, l’ar­ma­ture du réc­it c’est done le vide. Toute l’in­trigue de QUAI OUEST est réduite à un pur matéri­au sym­bol­ique, ces objets vides qui pren­nent du sens en cir­cu­lant entre les dif­férents per­son­nages.

A. F. B. : Abad est-il dès l’o­rig­ine un per­son­nage muet ?

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Partager
Anne-Françoise Benhamou
Anne-Françoise Benhamou est professeure en Études théâtrales à l’ENS-PSL et dramaturge.Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements