Le créateur sans précautions

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Le 15 Mai 1991

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Article publié pour le numéro
Théâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives Théâtrales
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GEORGES BANU : Vous avez pro­gram­mé QUAND NOUS NOUS RÉVEILLERONS D’ENTRE LES MORTS d’Ibsen, vous avez mis en scène LES ACTEURS DE BONNE FOI de Mari­vaux, WOYZECK de Büch­n­er, LA CLEF de Labiche, qui, elles aus­si, sont des « dernières œuvres » et par­fois vous avez par­lé de votre intérêt pour ces œuvres ultimes. Pourquoi ? Trou­vez-vous un coef­fi­cient exis­ten­tiel dif­férent par rap­port à d’autres œuvres, percevez vous des muta­tions esthé­tiques sig­ni­fica­tives ?

Jacque Las­salle : Je suis né à la réflex­ion cri­tique avec davan­tage Les cahiers du ciné­ma que toute autre revue spé­cial­isée de théâtre et aux Cahiers du ciné­ma rég­nait à l’époque le par­ti déclaré de la poli­tique des auteurs. Donc un auteur était tou­jours supérieur par déf­i­ni­tion à un faiseur de films et, par déf­i­ni­tion aus­si, l’auteur ne ces­sait de se boni­fi­er au point que, logique­ment, la dernière œuvre ne pou­vait être que la plus grande car elle béné­fi­ci­ait de l’expérience accu­mulée à tra­vers le temps. Ce qui fait, par exem­ple, que chez Renoir, l’on con­sid­érait LE DÉJEUNER SUR L’HERBE comme supérieur à LA RÈGLE DU JEU et que chez Chap­lin l’on préférait UN ROI À NEW YORK à LA RUÉE VERS L’OR. J’ai bien sûr rel­a­tivisé depuis ce que cette affir­ma­tion avait de très exces­sif, mais en même temps, je dois l’admettre, elle m’a beau­coup trou­blé. Il m’arrive encore d’en être influ­encé.

Les dernières œuvres en fait vari­ent con­sid­érable­ment quant à la sig­ni­fi­ca­tion qu’il est pos­si­ble de leur trou­ver par rap­port à l’œu­vre entier. C’est vrai que QAND NOUS NOUS RÉVEILLERONS D’ENTRE LES MORTS peut pass­er pour l’œuvre à la fois dernière et tes­ta­men­taire. C’est l’œuvre de quelqu’un qui peut-être ne sait pas encore qu’il est en train d’écrire sa dernière pièce, mais que l’urgence biographique con­duit con­sciem­ment à « ramass­er son œuvre » en un dernier dis­cours sur les rap­ports de l’art et de la vie et sur ce que l’art exige de sac­ri­fice à la vie pour s’accomplir.

Il est des œuvres dernières qui sont, pour notre bon­heur, des œuvres de toute pre­mière jeunesse. L’auteur n’ayant plus rien à prou­ver, plus rien à per­dre, plus rien à gag­n­er, l’auteur sou­vent bous­culé par l’histoire, éprou­vant le sen­ti­ment d’être repoussé par elle hors du temps, se livre alors à toutes les audaces, les fan­taisies, les impunités du très jeune homme. Pour évo­quer de nou­veau Renoir ou Chap­lin c’est tout à fait leur cas …

G.B. : Et celui de Picas­so aus­si …

J.L. : Oui, bien sûr, l’auteur signe alors des œuvres libres, par­tielles, pressées, bâclées quelque­fois, mais qui réjouis­sent par l’abandon de toute pause, de toute cer­ti­tude acquise … c’est pourquoi il arrive que la dernière œuvre dépasse la pre­mière, en inso­lence, en gaucherie, en naïveté con­sen­tie, en risque pris. Il est aus­si des œuvres dernières qui sont des œuvres polémiques, de souf­france, d’amertume, œuvre où l’auteur fait appel à l’injustice du temps, où il se retourne sur le par­cours accom­pli et l’interroge. C’est par exem­ple le cas de LA CLEF que vous citiez au début de notre entre­tien. C’est une œuvre dernière où l’on retrou­ve d’un côté l’interrogation anx­ieuse de l’homme Labiche, per­tur­bé dans ses con­vic­tions, dans ses valeurs par la chute du Sec­ond Empire, effrayé par la Com­mune, et de l’autre, de l’auteur Labiche que le pub­lic aban­donne au prof­it des formes musi­cales plus séduisantes : Offen­bach est déjà là. Labiche se sent écarté. Il inter­roge alors rageuse­ment Rinçon­net, son dou­ble de LA CLEF, pour lui faire dire vrai­ment, totale­ment, absol­u­ment ce que jusque-là il s’était éver­tué à maquiller. On pour­rait dire la même chose de Mari­vaux et de ses ACTEURS DE BONNE FOI.

Le dogme des Cahiers du ciné­ma — plus un auteur vieil­lit, plus il est grand et donc, par déf­i­ni­tion, la dernière œuvre ne peut être que la meilleure- est, comme tous les dogmes, dis­cutable, mais le fait de dire que la dernière œuvre est sou­vent imprévis­i­ble, qu’elle se présente sou­vent comme la mise en scène de tout ce qui la précède, me sem­ble par con­tre, tout à fait véri­fi­able.

Pour la dernière fois, un auteur revis­ite, sans le savoir, la total­ité de son par­cours et de son œuvre. Qu’il se situe dans un pro­jet déclaré de syn­thèse tes­ta­men­taire ou qu’il affiche l’impunité d’une ado­les­cence retrou­vée, toutes les latences, toutes les poten­tial­ités, toutes les vir­tu­al­ités, tous les refoulés de l’œuvre, de l’œuvre adulte, de l’œuvre maîtrisée, de l’œuvre qui a inscrit incon­testable­ment le regard de la postérité dans sa pro­pre con­struc­tion, dans sa pro­pre mise en per­spec­tive, tout cela est aban­don­né et reste, seul, absol­u­ment, vio­lem­ment, sans retour : le créa­teur sans pré­cau­tions. Il a la verdeur, l’impudeur, le goût de provo­quer voire de déplaire du vieil homme sans illu­sions.

Une dernière œuvre est tou­jours intéres­sante à ques­tion­ner et du point de vue de la total­ité de l’œuvre qui la précède et du point de vue de sa sub­ver­sion rad­i­cale quant aux struc­tures, aux mécan­ismes qui la com­man­dent. J’aime bien les dernières œuvres comme j’aime bien les pre­mières, parce que naître et mourir sont les deux moments essen­tiels et finale­ment iden­tiques : naître à l’œuvre, mourir au monde. Par con­tre, les œuvres de la matu­rité, par­fois, sont empesées, « ami­don­nées », trop con­scientes d’une image de soi pour les autres, d’une volon­té de postérité.

La dernière œuvre témoigne presque tou­jours d’une impa­tience mali­cieuse de n’être plus là où l’on attend son auteur.

G.B. : LA CHAMBRE CLAIRE de Barthes pro­cure tout à la fois cette sen­sa­tion de lib­erté extrême et celle de la fin, du délasse­ment … l’artiste est libre mais épuisé.

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Jacque Lassalle
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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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