L’école des maîtres

L’école des maîtres

Le 6 Mai 1991

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Théâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives Théâtrales
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Nous présen­tons ici non pas une retran­scrip­tion à par­tir des enreg­istrements mécaniques effec­tués pen­dant la durée de la ren­con­tre inti­t­ulée L’ÉCOLE DES MAÎTRES, mais le témoignage, objec­tif et en même temps for­cé­ment sub­jec­tif, de Monique Borie qui a bien voulu not­er, sélec­tion­ner, résumer, bref assur­er le pas­sage de l’oral à l’écrit sans s’appuyer sur la neu­tral­ité du mag­né­to­phone. Elle a agi en chroniqueur.

Une confession biographique

En préam­bule à ces journées, Fran­co Quadri souligne qu’il ne s’agit pas de pré­par­er une nou­velle école, mais de pro­pos­er un cadre de con­fronta­tion pour com­par­er dif­férentes écoles et définir des pro­jets d’ateliers dans le cadre européen.

Le prob­lème de la for­ma­tion théâ­trale est aujourd’hui un prob­lème cen­tral. Une des manières de le résoudre est peut-être de rap­procher les dif­férents théâtres de l’Europe, de provo­quer, de stim­uler la réflex­ion avec la col­lab­o­ra­tion et le témoignage de vrais maîtres — maîtres dans la lec­ture du texte, maîtres dans le tra­vail avec les acteurs, maîtres qui acceptent de trans­met­tre.

Les maîtres invités pour ces journées, rap­pelle Fran­co Quadri, sont très dif­férents mais appar­ti­en­nent tous à des généra­tions (entre 40 et 60 ans) qui ont con­nu, autour des mou­ve­ments de 1968, le refus d’enseigner puis le besoin de pro­fes­sion­nal­isme. Tous sont con­fron­tés à la ques­tion de savoir ce qu’on peut faire une fois le spec­ta­cle ter­miné, ce qui peut « pass­er » entre soi et des élèves. Tous ressen­tent l’attraction pour le regard des plus jeunes. Même Gro­tows­ki qui refuse le mot de péd­a­gogue et se trou­ve en quelque sorte présent ‑absent dans le théâtre est en réal­ité « le maître des maîtres » ‑Jacques Del­cu­vel­lerie se présente lui-même comme un élève de Gro­tows­ki et de Zadek (Zadek qui va bien­tôt créer une école).

Quant à Jacques Las­salle, son rap­port à l’enseignement a été pour ain­si dire con­stant (le Con­ser­va­toire, l’École de Stras­bourg, etc.). Luca Ron­coni, lui, tra­vaille avec l’Academia de Rome dans le cadre d’une école de spé­cial­i­sa­tion pour élèves déjà sor­tis des autres écoles — élèves qui par­ticipent actuelle­ment au dernier spec­ta­cle de Ron­coni : LES DERNIERS JOURS DE L’HUMANITÉ, à par­tir du texte de Karl Kraus.

Ce que l’on demande à ces maîtres invités, c’est un témoignage, une sorte de con­fes­sion biographique. Il s’agit de mar­quer le début des recherch­es par des mes­sages dif­férents.

Ronconi : l’analyse et le secret.

Le pre­mier maître invité à témoign­er est Luca Ron­coni. Depuis deux mois, dit-il en préam­bule, il est plongé dans son tra­vail, pour LES DERNIERS JOURS DE L’HUMANITÉ, n’ayant pas de temps à con­sacr­er à autre chose. Aus­si la démon­stra­tion qu’il va pro­pos­er sera-t-elle en quelque sorte la suite de ce qu’il fai­sait la veille. Pour offrir un témoignage de son type de tra­vail sur le texte avec les acteurs, il va faire une démon­stra­tion à la table avec l’actrice Marisa Fab­bri (engagée dans la pré­pa­ra­tion du spec­ta­cle en juin, elle s’est absen­tée deux mois et vient de repren­dre le tra­vail).

Aupar­a­vant, Ron­coni souhaite don­ner quelques infor­ma­tions sur le texte de Kraus, con­sacré à la pre­mière guerre mon­di­ale. C’est un texte très épais, un véri­ta­ble « texte-piège ». Kraus, dans sa pré­face, par­le de tragédie impos­si­ble à représen­ter au théâtre à cause de ses dimen­sions. Et effec­tive­ment, le texte n’a jamais été représen­té inté­grale­ment. Sa mise en scène est un très vieux rêve de Ron­coni — mais c’est un pro­jet immense avec soix­ante acteurs pour trois cents per­son­nages. Trois groupes d’ac­teurs sont engagés dans le tra­vail : des acteurs pres­tigieux (comme Marisa Fab­bri), des acteurs appar­tenant à un jeune groupe et enfin des élèves du Con­ser­va­toire de Rome. Le texte de Kraus est con­sid­éré par cer­tains comme une sorte de jour­nal par­lé sur la pre­mière guerre mon­di­ale. En fait, pour Ron­coni, il s’agit d’une tragédie prophé­tique.

Si le point de référence cen­tral est la presse, si la matière même du texte est con­sti­tuée par un recueil de témoignages — tout ce qu’on a effec­tive­ment écrit à l’époque — il ne s’agit pas pour autant de théâtre doc­u­men­taire. La vio­lence, le sar­casme, débor­dent cette dimen­sion. Habituelle­ment, Ron­coni pro­pose aux acteurs un tra­vail prélim­i­naire d’analyse du texte, tra­vail assez long de type lit­téraire sur le pari­er, son orig­ine, etc. Mais avec le texte de Kraus, ce type d’approche est impos­si­ble. Pour la pre­mière fors, Ron­coni a dû renon­cer aux séances prélim­i­naires.

Après ces remar­ques sur le texte, Ron­coni rap­pelle le car­ac­tère très par­ti­c­uli­er du spec­ta­cle en pré­pa­ra­tion : pour ce texte énorme, il utilise un lieu de plus d’un hectare, un vaste espace de la Fiat où il y a des machines, des press­es ; les actions décrites sont replacées dans le temps réel et dans la simul­tanéité (il y a cinq, six ou même dix actions à la fois). Pour la pre­mière fois, il est néces­saire que les acteurs trou­vent des arti­fices tech­niques. Et surtout, le lan­gage de la pièce est car­ac­térisé par une écri­t­ure pas­sion­née, directe, immé­di­ate. Même pour Ron­coni dont le tra­vail est telle­ment aux antipodes du réal­isme, il y a dans ce texte quelque chose de si incroy­able­ment arti­fi­ciel que le met­teur en scène se trou­ve con­fron­té à une extrême dif­fi­culté.

La pre­mière ques­tion qui se pose aux acteurs est donc : com­ment peut-on ren­dre le car­ac­tère bru­tal, immé­di­at de ce lan­gage ? La pre­mière inter­ro­ga­tion qu’il faut affron­ter c’est :«que peut représen­ter l’acteur, que peut-il être ? ». En effet (et Ron­coni ouvre le texte au hasard), toutes les phras­es du texte ont été pronon­cées ou écrites dans la réal­ité. Dès lors, que doit représen­ter l’ac­teur ? le per­son­nage qui les a pronon­cées ou bien l’écho de ces phras­es chez celui qui les a enten­dues ? La référence à Brecht ne per­met pas, selon Ron­coni, de résoudre le prob­lème car Brecht ne met pas en scène des morceaux de vérité, il con­stru­it une action avec un but.

Ici, Kraus remet de façon sauvage des atroc­ités dans la bouche de ceux qui les ont pronon­cées mais il n’y a pas de car­ac­tères, pas de per­son­nages, pas d’unité psy­chologique, ni même de typolo­gie. Tout s’accumule. La guerre de 14 – 18 elle-même n’est pas le véri­ta­ble sujet de la pièce ; elle a servi de trem­plin à une vision prophé­tique et, aujour­d’hui, nous sommes déjà dans l’avenir de cette prophétie apoc­a­lyp­tique.

Pour dire une réplique, l’acteur1 doit donc savoir dans quel espace il se place. Est-ce celui d’un per­son­nage, d’un témoin, d’un porte-parole ? En fait, les pro­tag­o­nistes représen­tent l’hu­man­ité, et le chœur l’auteur lui-même, ses com­men­taires, les frag­ments de son jour­nal sur cette cat­a­stro­phe. De la guerre, on ne sait que ce qu’on en écrit et lorsqu’elle fait irrup­tion sur la scène à la fin, c’est le seul moment où on la voit. La solu­tion pour l’acteur ne peut être de recopi­er le style jour­nal­is­tique car l’auteur l’a déjà fait en radi­ographi­ant les matéri­aux tirés de la presse pour laiss­er sur­gir la féroc­ité de celui qui par­le sans savoir ce qu’il dit. La pre­mière atti­tude qui vient à l’esprit des acteurs, c’est de cri­ti­quer, de juger, mais alors la charge du texte est per­due. Un prob­lème se pose aus­si au niveau de la mémoire de l’acteur. Les acteurs de dif­férentes généra­tions qui par­ticipent au spec­ta­cle n’ont pas la même mémoire de la guerre. Or, pour ce texte, une par­tic­i­pa­tion immé­di­ate, non feinte, est indis­pens­able.

Dans la démon­stra­tion que Ron­coni pro­pose alors avec Marisa Fab­bri, le tra­vail se fait à la table. Il s’agit de trou­ver com­ment dire le texte de Kraus. Toutes les indi­ca­tions de Ron­coni ten­dent à pouss­er l’actrice à oubli­er le per­son­nage pour tenir compte de la phrase et d’elle seule. À un moment don­né, il pro­pose une image qui doit aider l’actrice : « Tu pass­es devant une gare dans laque­lle tu ne t’arrêtes pas ». C’est là le type de rap­port qu’elle doit trou­ver avec le texte.

Ron­coni et Marisa Fab­bri vont tra­vailler un peu plus longue­ment sur les répliques de la femme qui regrette de n’avoir que deux enfants en bas âge— donc pas de fils qui puis­sent aller à la guerre et don­ner leur vie. Com­ment faire pour garder tous les niveaux — le dis­cours de la mère patri­ote, la par­o­die, et. ? Com­ment échap­per au psy­chol­o­gisme et au piège du per­son­nage ? Com­ment retrou­ver l’immédiateté, la bru­tal­ité des mots ? En fait, l’espace et la con­struc­tion du spec­ta­cle, fondés sur la simul­tanéité et la super­po­si­tion des voix, per­me­t­tent de restituer avec plus de force la frag­men­ta­tion. Dans un tel espace, les choses arrivent seule­ment pour ce qu’elles sont et non à tra­vers des per­son­nages. La dimen­sion imper­son­nelle doit en effet pass­er à tra­vers le réal­isme de l’acteur et non pas celui du per­son­nage. Ce que l’acteur doit restituer — sans se con­tenter de la par­o­die — c’est non le per­son­nage mais la façon de par­ler. Pen­dant toute la démon­stra­tion, c’est sur cette façon de par­ler, libérée du psy­chol­o­gisme lié à la notion de per­son­nage, que Marisa Fab­bri et Ron­coni ont tra­vail­lé.

Tout au long de cette démon­stra­tion, l’actrice a pris beau­coup de notes. Une fois la démon­stra­tion finie et le pub­lic dis­per­sé, elle demande au met­teur en scène : « J’ai bien fait de tout not­er ? Tout ce que tu m’as dit est vrai ?» Ron­coni alors répond : « Oui, tout est vrai, sauf une chose …» Était-ce de l’humour ? N’était-ce pas plutôt une façon de rap­pel­er la part de secret que se réserve tou­jours le met­teur en scène ?…

Delcuvellerie : les trois principes de l’enseignement.

Jacques Del­cu­vel­lerie, pour sa presta­tion, a fait dis­tribuer à l’entrée le texte qu’il a pub­lié dans la revue L’art du théâtre 1. Il se pro­pose de le lire, ne voulant pronon­cer, nous dit-il, que des paroles « mûre­ment réfléchies » sur le sujet si essen­tiel de la for­ma­tion de l’acteur. Avant cette lec­ture, Del­cu­vel­lerie rap­pelle la fon­da­tion du Groupov avec lequel, depuis sa créa­tion il y dix ans, il n’a fait que cinq spec­ta­cles. Chaque spec­ta­cle, longue­ment pré­paré, impli­quait donc en fait un véri­ta­ble tra­vail de for­ma­tion de Fac­teur. Il rap­pelle aus­si qu’il enseigne au Con­ser­va­toire de Liège et à l’INSAS.

Trois points lui parais­sent essen­tiels à soulign­er en préam­bule à la lec­ture de son arti­cle :

- le pre­mier : la for­ma­tion de l’acteur qui débor­de large­ment le cadre de l’école est pour lui le ter­rain prin­ci­pal de la renais­sance ou du renou­veau (beau­coup plus que la créa­tion sur scène)

- le sec­ond : l’endroit où l’on entre en con­tact avec l’acteur pour sa for­ma­tion doit être fer­mé au monde. C’est l’é­cole dans les cat­a­combes, tout à fait à l’opposé d’une école ouverte au monde. C’est un des points pour lesquels Del­cu­vel­lerie se réclame de Gro­tows­ki

- le troisième : for­mer l’acteur, c’est le for­mer pour créer. Cela n’est pos­si­ble que dans l’af­fron­te­ment, assumé en com­mun, avec quelque chose que l’on ne con­naît pas. Ce que le maître a à trans­met­tre, il ne peut le trans­met­tre que dans cet affron­te­ment qui implique une recherche créa­trice.

Après ce préam­bule, Del­cu­vel­lerie fait appel à une actrice (une actrice-écrivain) pour une lec­ture à deux voix de son texte de L’Art du théâtre, véri­ta­ble dia­logue imag­i­naire où il est, bien sûr, tout à la fois les deux per­son­nages.

Après cette lec­ture, Jacques Del­cu­vel­lerie présente une vidéo de sa dernière créa­tion KONIEC, un spec­ta­cle tout entier organ­isé autour d’un dou­ble thème — celui de l’acteur et celui de la trahi­son — et autour d’une dou­ble référence lit­téraire, Anton Tchékhov et Hein­er Müller.

Grotowski : le corps sait.

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Écrit par Monique Borie-Banu
Monique Borie a enseigné à la Sor­bonne Nou­velle l’approche anthro­pologique du théâtre et étudié ses rela­tions avec les...Plus d'info
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