GEORGES BANU : Tu as monté les dernières œuvres de Lorca, œuvres clandestines, œuvres inachevées, œuvres où il s’expose encore plus qu’ailleurs. As-tu approché ces œuvres seulement au nom de la passion que tu éprouves pour Lorca ? Dans quelle mesure leur inachèvement, leur nature— œuvres ultimes — sont-ils intervenus dans ta décision de t’attaquer à ces textes. Par ailleurs, tu as mis tes débuts en tant que directeur du Théâtre de l’Europe sous le signe emblématique de LA PIÈCE SANS TITRE… une manière d’évoquer, après EL PUBLICO, ce Lorca caché que l’on découvre depuis un certain temps.
Lluis Pasqual : La première lecture de EL PUBLICO fut comme un choc. Bien que je ne comprenne rien à ce texte, je me suis dit que j’avais envie d’entrer dans cette forêt sans sentier, mais sans être préoccupé par le fait qu’il s’agissait d’une œuvre ultime. Ce qui me séduisait, c’était le côté inachevé… Chez Picasso, j’aime beaucoup les esquisses car on y trouve quelque chose de primaire. Pour Lorca aussi l’inachèvement est essentiel. Il était plutôt un poète harmonique ; il cherchait toujours à harmoniser — c’est d’ailleurs un danger dont il avait conscience!- à bien finir, à encadrer. Et tout cela disparaît quand l’œuvre reste inachevée. Comme chez Michel-Angelo, on sent plus la matière dans ses ESCLAVES dont on ne sait pas s’il ne les a pas finis accidentellement ou, au contraire, pour mieux laisser parler la pierre. Chez Lorca aussi, l’inachèvement rend encore plus sensible la matière des mots. J’aimerais pouvoir faire des mises en scène inachevées, mais c’est difficile, car si on montre que c’est inachevé, c’est plus achevé que jamais. Il y a dans tout ce qui est inachevé quelque chose qui bouge encore… et c’est cela que je serais heureux de préserver sur le plateau.
G.B.: L’inachèvement a souvent trait à la mort. Surtout dans les œuvres ultimes où ambiguïté et inquiétude se confondent.
Ll.P.: Là on peut revenir sur l’éternelle question qu’on s’est posée dans le XVIIe siècle espagnol, celle de la prédestination des hommes. Est ce qu’il y a quelque chose de prédestiné dans le destin des humains qui fait que LA TEMPÊTE ou LE REQUIEM de Mozart sont imprégnés par l’esprit de la mort sans vouloir pour autant montrer la mort ? Lorca, dans ses dernières pièces, se confronte à des questions fondamentales : il cherche, mais en même temps il se refuse à tout jugement, il se met en danger tout en étant très tolérant. En général, les œuvres ultimes sont plus tolérantes… La tolérance leur est propre, je crois. Elles m’attirent, j’aimerais en monter davantage, mais sans les envisager pour autant comme mes dernières mises en scène. Mais qui sait ? La prédestination, toujours…
G.B.: Les dernières œuvres de Lorca, surtout EL PUBLICO, se rattachent à l’interdit, au refoulement, à ce que Lorca n’entend pas affirmer publiquement.
Ll.P.: Oui, c’est un passage « au-delà » car EL PUBLICO tient du voyage intérieur… de la mise en danger de soi autant que du langage. D’un langage qu’il ne cherche pas à maîtriser.
G.B.: Ce type d’œuvre ultime fait état d’une guerre intérieure, d’une atomisation du moi.
Ll.P.: De la non-harmonie. Dans LA TEMPÊTE, la non-harmonie sert de point de départ pour arriver à l’harmonie. Est-elle vraie ? Shakespeare ne dit-il pas aussi que tout est toc, théâtre ?
G.B.: Peter Brook ici-même invite à éviter la posture solennelle et le sérieux des habits noirs lorsqu’on s’attaque à une œuvre ultime.