« Je veux serrer dans mes bras la beauté qui n’a pas encore paru au monde. »
James Joyce




Je relis cette lettre que j’ai tant désiré t’écrire.
Bien sûr, quand je deviens explicite c’est un peu trop étroit. Mais à part ça, it’s straight from the heart.
So, my very dear, je dépose à vos pieds cette fleur maigre, que vous la piétiniez ou que vous la pressiez sur vos lèvres parfumées qui pourriront — trop tôt —, je vais mon chemin en fumant trop. Moi aussi. Mais je n’ai jamais aimé voyager seul et, entre toutes, votre voix m’est précieuse.
GOD BLESS YOU, enfant de la rose et du muguet, des cheminées d’usine et des encriers de faïence dans les pupitres rayés au cran d’arrêt. Lulu est une bête sexuelle, n’oubliez jamais ça, mais elle n’existe pas. Jamais. Et, pour cette raison, nous continuons à mourir. Quand elle montrait son cul, Brigitte Bardot ne pensait déjà qu’aux bébés phoques.
Jack

PS. Le drame de Lulu, c’est de n’être en rien Eugénie de Mistival. Lulu est un désir et une angoisse d’homme sur le désir et la crainte de la femme. Sa poésie tragique tient à ne pouvoir s’incarner que par le malentendu le plus total, avec chaque femme chargée d’être son actrice.
On the other side : Eugénie, en réalité, s’appelait Traci Lords au début des années 80. Elle ne rencontra jamais aucun Dolmancé, rien que des chevaliers bien membrés. Par dizaines. Dommage.
Le « Bargainstore » ne réunit pas souvent, à l’instant idéal, le client rêvé à l’occasion en or. Un socialisme écologique du désir n’est pas encore à la portée des bourses du futur proche. Je te suis très reconnaissant d’écrire de la science-fiction.
Liège, 28 décembre 88
Fille entre toutes,
Ma bien chère Sœur,
Francine chérie,
Je ne sais pas bien quoi dire. Pourtant je crois cette lettre importante. Maintenant.

D’abord :les symptômes. Ce n’est pas l’essentiel, mais dans ce détour nous nous trouverons certainement des sentiments partagés — cela facilitera le pas en avant.
Pour moi, depuis trois ans, nous ne nous disons plus rien d’essentiel, de créateur, de vivant. Certes, entre nous, nous parlons vrai. Je ne dis pas que nous mentons. Ce qui s’‘échange n’est ni faux ni bas, et il n’y entre ni flatterie ni dissimulation. C’est une relation de bonne qualité, plutôt rare de nos jours. Je vois même très bien ce qui s’y est gagné par rapport à nos débuts : une capacité de communication plus grande, une affection respectueuse fondée sur l’estime, etc. Mais qu’est-ce que cela vaut exactement ?En soi : rien. Hors d’une relation créatrice, c’est-à-dire qui touche aux fondements et aux fins dernières, c’est de la merde. Je n’accuse personne et je ne veux pas faire de drame (ce serait encore tellement « familial »). Pendant trois ans tu as appris bien des choses. Tu t’es créé des défis, tu as expérimenté comme écrivain, comme actrice, et comme maître d’œuvre.
Qui dit que c’est du temps perdu ? Pour moi, j’ai mûri l’expression de ce que je croyais savoir déjà. Certains textes et la création de KONIEC en sont la part visible. Mais tout cela, en tout cas à cette heure, me laisse un goût amer, un goût de déjà-vieux, une insatisfaction qui tourne parfois à la rage, et d’abord contre moi-même :faiblesse, complaisance, lâcheté, paresse !




Je ne parlerai pas du SHOW, mais KONIEC même, à la veille de sa reprise à Bruxelles et à Anvers, m’écœure presque. Ce grand machin ne m’apparaît pas du tout le « chef d’œuvre » que d’aucuns (avec quelles intentions ?) nous flattent d’avoir créé.1 L’article superlatif de La Libre Belgique d’aujourd’hui, feu d’artifice de louanges, grande photo, annonce en première page, commence d’emblée par opposer nos deux derniers spectacles à la période des « performances aussi déchirantes que nihilistes » , « habitées jusqu’au dégoût » et « qui implosaient de violence et de désespérance ».. Eh bien, nous y sommes. Je n’ai jamais aimé que cette période de notre existence, et je dirais aussi bien : je n’ai jamais aimé que cette période de ma vie. Et même : jamais de ma vie je n’ai aimé comme à ce moment-là.



Un des buts actuels de la
psychopharmacologie est de mettre au
point de nouveaux médicaments
capables de s’opposer à la dépression
nerveuse (les médicaments antidépresseurs actuels ont de nombreux
inconvénients). Pour cela, il est
nécessaire de disposer de modèles
animaux de la dépression nerveuse.
L’un des tests proposés dans ce but
consiste à séparer des singes
nouveaux-nés de leur mère. On voit
ici un petit singe rhésus en « phase de
désespoir ».
Qu’est-ce qui vaut la peine de vivre ?

Avant de finir laidement d’une laide maladie, avant de disparaître imbécilement dans un accident banalement imbécile, à quoi dépenser (VITE ! VITE!) sa sueur, ses larmes, et tout ce long effort des heures qui ne reviennent pas, sinon à LA VÉRITÉ ? Je ne sais pas ce que c’est, mais je sais, pour moi, de quoi il s’agit. Les premiers mois du Groupov, à ce moment-là, c’était la vérité. Et depuis trois ans, je vis en dehors de la vérité. Mensonge, lâcheté, trahison. Et l’impuissance n’est pas une excuse : ne pas savoir quoi faire, comment repartir et avec qui.
Dans un an, moins, je l’espère et j’y travaillerai, j’aurai quitté la RTBF.

Je le sais avec certitude depuis que j’ai TRASH en tête. La télévision est la grande affaire de la deuxième moitié du XXè siècle en Occident, mais c’est une œuvre du Démon. Après deux ans et demi de travail à la direction d’une des télévisions « honnêtes » d’Europe, j’ai découvert ceci, qui m’a frappé comme une énorme claque de lumière, il y a huit jours :la télévision c’est le Démon, non par tout ce qu’on lui reproche, non parce qu’elle n’apporte ni information, ni émotion, ni culture, c’est faux, mais parce qu’il est IM-POS-SI-BLE d’y faire l’expérience de l’absolu. C’est impossible. Et cela, pour moi, c’est définitif. Toute activité humaine, la plus humble comme la plus horrible — paysan, mère de famille, bourreau — autorise sa transcendance et peut même, dans certaines circonstances ou dans le cadre de certaines pratiques, conduire à l’expérience de l’absolu. Pas la télévision. Pas ça. Qu’elle vous conduise au bout du monde, aux glaces du pôle ou dans l’enfer de la misère humaine, cette expérience elle vous la dérobera jusqu’au bout, sans faiblesse, sans relâchement, par nature. Or, si je regarde ma vie, depuis la plus petite enfance, dans ce qui fut le don de moi sans compter et dans ce que j’ai imposé aux autres jusqu’à la tyrannie la plus impitoyable parfois (à mes sœurs jadis, à ma première femme, etc.), rien n’a jamais compté que cette espérance. Et pendant les premiers mois du Groupov — et même, de manière moins fulgurante, les trois premières années — si je n’ai pas fait l’expérience de l’absolu au moins n’ai-je jamais éprouvé à ce point que j’étais un juste, que nous étions justifiés, que nous étions, comme nous le pouvions, en train de travailler à ce que l’homme doit faire sur terre, s’il est un homme.

Voilà pourquoi « POUR UNE SI PETITE DOSE PERSONNE N’A JAMAIS RIEN OBTENU DE PLUS LONG ».2
Et l’humour de l’analogie avec la drogue n’est pas innocent dans cette phrase, on sait le raccourci que certains ont tenté d’en faire. Le Groupov doit être un raccourci. Vers Dieu, ou ce que nous saurons peut-être un jour ou jamais nommer mieux. Mais pas autre chose.
Et, dans ce sentiment, tout ce que nous avons fait ces dernières années, nos œuvres ef nos relations, je ne le méprise pas, mais je le compte pour peu de choses. À l’exception peut-être de la dernière partie de KONIEC, qui m’apparaît différemment aujourd’hui.3 Je croyais y rendre hommage à ceux qui nous ont grandement précédés (dans un temps où l’on n’ose s’adresser « À CEUX QUI VIENDRONT APRÈS NOUS »).4
Maintenant, j’y verrais davantage un effort modeste, ne pouvant manifester l’Esprit Saint « hic et nunc » sur scène, de nous rattacher par la prière, car il s’agit à proprement parler d’une litanie, à une idéale « Communion des Saints » , les marxistes, les fous, les brisés, les perdants magnifiques, les lumineux, les obscurs et les autres. Ça, au moins, n’étant pas des Gandhi, mais de pauvres Nina-Kostia, nous pouvions encore l’essayer.
À ce point, je voudrais te parler de politique, de la tragédie — non comme genre mais comme attitude éthique pour un artiste aujourd’hui, de TRASH, de LULU/LOVE/LIFE, de nous.

(Il est 4h du matin, je vais dormir et reprendre cette lettre.)
5 janvier 89
(Je reprends cette lettre plusieurs jours plus tard, pendant nos répétitions de KONIEC à Bruxelles.)
Depuis la fondation du Groupov, il y a juste neuf ans ce mois-ci, et jusqu’à KONIEC, j’ai toujours situé mon travail dans la problématique des restes. Eric (Duyckaerts) a décrit en son temps quelques aspects d’une machinerie du reste, comme hypothèse de travail. Plus tard, pour moi-même, j’ai donné des bribes de justifications historiques (j’en ai toujours besoin !) à cette position. Il y aurait un « âge d’or » de la culture occidentale coïncidant avec l’aboutissement de la formation impérialiste et ses premières grandes secousses autodestructrices (+/- 1870 — 1930). De Marx à Freud, de Kafka à Eisenstein, de Joyce à Stanislavski, d’Armstrong à Duchamp, etc., toutes les aventures fondatrices du siècle émergent dans cet intervalle, qui connaît en même temps, en dépit de ses odieuses tares, la meilleure articulation entre l’éducation populaire (primaire et secondaire) et l’état réel des connaissances. Ensuite, il n’y aurait plus d’œuvres inaugurales mais seulement des déclinaisons, plus ou moins habiles ou sensibles, en même temps que le savoir s’éparpillait définitivement en spécialités5 , que les pratiques artistiques contemporaines se coupaient de 95% de la population, que l’enseignement se réduisait à un « erratum » incomplet des média, et que la grande espérance d’une science de l’histoire chavirait avec ses avatars staliniens divers.6


Dans cet état, de surcroît, nous nous exprimions dans la forme artistique la plus archaïque, celle du « hic et nunc » irréductible, de la minorisation sans faille, quel que soit le genre (le théâtre n’a même pas comme la musique ses départements « pop » , le public du théâtre de Boulevard n’’atteint pas 0,5% de celui de Michael Jackson), et enfin la forme qui vit le plus nettement cette marginalité sociale comme une perte de centralité — puisqu’il fut, avec l’opéra, le seul art de la représentation que les sociétés se donnèrent d’elles-mêmes, de façon vivante, pendant des millénaires.
Au début des années 80, conscients de vivre dans cet amoncellement d’héritages désaccordés, nous avons d’abord refusé de « fonctionner » comme s’il n’en était pas ainsi. La plupart de nos jeunes contemporains, plus ou moins « de gauche » ou « de droite » , bricolaient gentiment les trouvailles de leurs prédécesseurs sans souci aucun des questions qui les induisirent.
Nous avons maintenant l’exigence — au moins pour le théâtre — d’une vision du monde et d’une attitude fondées sur la pratique. Et comme cela semblait, justement, impossible, il nous fallait bien vivre sur la perte, sur l’hétérogénéité des restes, et sur ce qui en résulte : Le sentiment du tragique et de l’urgence, puisque dans un pareil contexte la « fin » semble nécessairement proche, inéluctable. NO FUTURE.7
Voilà le credo initial, et nous connaissons les pratiques où le Groupov l’a inscrit. Comme il nous paraissait que nous étions bien peu à situer ainsi Les exigences actuelles (Heiner Müller, le Squat, K.M. Grüber ?), nous acceptons encore d’être de la marginalité, d’où ce mélange enivrant de déréliction et de mégalomanie désespérée des premières années. D’où aussi la tentation d’en sortir, régulièrement…
Aujourd’hui mes convictions n’ont pas fondamentalement changé, mais je ne les vis pas de la même manière. Après tout, nous survivons. Comment être au plus juste ? Comment situer à nouveau une pratique « hic et nunc » avec tant de violente évidence que nous soyons jetés dans la brutalité de l’expérience, comme en 1980 ? En partant de ce qui s’échange actuellement autour des deux projets en cours, TRASH et LULU/LOVE/LIFE, des craintes que j’ai pour eux, j’ai essayé de définir plus précisément ma position. Brecht a écrit en son temps ce texte admirable : CINQ DIFFICULTÉS POUR ÉCRIRE LA VÉRITÉ (1934), on ne saurait aujourd’hui entreprendre pareille provocation mais je puis tenter d’énoncer, à l’usage du Groupov : CINQ CONDITIONS POUR TRAVAILLER DANS LA VÉRITÉ.
Ces conditions (ou ces « vertus » ?) ne sont pas vraiment nouvelles, je les rattache même — ci-dessous — à des intuitions anciennes, mais Le sens que je leur assigne désormais modifie l’exigence que nous leur accordions jadis.
Cinq conditions pour travailler dans la vérité
1. FIDÉLITÉ (Intelligence de la): ou :
«On a raison de se révolter. »
(Mao Tsé-Toung)
2. TRAGIQUE (Morale du): ou :
«Un jour nous aurons à rendre compte de notre mort prématurée. »
(Antonin Artaud)
3. LURGENCE (Sentiment de): ou :
«Laisse le possible à ceux qui l’aiment. »
(Georges Bataille)
4. L’EXPÉRIENCE (Volonté de): ou :
«La première figure de l’espoir est la crainte, la première apparition du nouveau l’effroi. »
(Heiner Miller)
5. SAINTETÉ (Courage de la): ou :
«L’homme déchiffre sa sentence avec ses plaies. »
(Franz Kafka)
Nous n’avons jamais fait de manifeste, jamais de polémique avec qui que ce soit. Pour un groupe qui se voyait d’une manière aussi radicale, ce n’est pas sans signification. Je ne vais pas commencer aujourd’hui, pas de credo, pas de carte de parti.
Mais ce que j’ai écrit là, ces cinq conditions, à ce moment, ici, j’en suis sûr.
Et, au moins en cet instant où nous répétons KONIEC, je n’ai pas l’impression d’écrire pour moi seul.
J’ai écrit encore quelques pages, sur ces cinq petits points.
Si elles te sont d’aucune aide, j’en agrée le fruit. Parce qu’aussi, pour autant que je sache ce mot, JE T’AIME,
Jack.
PS. Ces notes éclairent un peu le désir du nouveau projet, TRASH avec Baader et le cul-parlé, mais aussi (cfr. la note 7) le désir persistant et toujours plus fort du studio et d’un lieu d’enseignement, de passage, dont l’expérience soit inséparable des expériences. Ce lieu est à la fois en-deçà et au-delà du théâtre, le lieu véritable de la résistance aujourd’hui.
KONIEC, Théâtre Varia, janvier 89
Cinq conditions pour travailler dans la vérité
« En route vers l’île de Gabriola.….»
Malcolm Lowry (-ov)
« Le Groupov est une entreprise expérimentale au sens premier du terme :celui de la traversée d’un territoire inconnu. En revanche, il ne constitue pas un laboratoire — lequel, par définition, simule et réduit les terrains de l’expérience pour s’en assurer la maîtrise. »
Eric Duyckaerts, mai 1980.
1. LA FIDÉLITÉ (Intelligence de):
ou : « On a raison de se révolter !»
Mao Tsé-Toung8
A. Mensonges symptomatiques.9
Chacun de nous s’est constitué comme personne et comme artiste, dès sa jeunesse, dans un arrangement à l’idéologie (jusqu’à un certain point, en tout cas dans un effort persistant pour cela), à la position et aux usages de sa classe, petite bourgeoisie. Pour ceux qui venaient du peuple, le processus se différenciait à peine, puisque, toujours, il fallait déchirer les mêmes valeurs dominantes.
Un grand nombre de ceux qui servent le démon aujourd’hui firent de même et, de surcroît, tentèrent de transformer cette rupture en accouchement historique du prolétariat. Au milieu des années soixante-dix, vite désenchantés, ils regagnèrent précipitamment la chaude matrice nourricière de leur classe et, par la même occasion, ruminèrent — régurgitèrent — tous ses préjugés. Cependant, transfuges roublards, ils changèrent de camp quelques menus larcins en poche — ayant glané certaines pépites sur le champ de la « lutte des classes » : un certain usage de la dialectique, l’analyse des actes et des discours en ce qu’ils procèdent de structures et l’aptitude à en déceler les enjeux implicites, etc. Ceux de notre profession disposèrent alors les scènes de leurs théâtres (ouf ! à nouveau frontales) selon leur entendement de ces principes dévoyés. Et l’on vit de bien curieuses choses. Toutes les acquisitions formelles de Brecht-Strehler intégrées sans vergogne à la nouvelle « culinarité ». Clichés, partout, de la machinerie théâtrale retournée en élément de séduction. Puis, très vite : l’académisme.10
L’étalage de ces trésors dérobés dans l’héritage esquiva paradoxalement — par une sorte d’éblouissement esthétique — les questions fondatrices de l’aventure des pionniers. La perpétuelle et grandiose célébration de son agonie par la bourgeoisie, l’opéra, vit souffler ànouveau l’invention des professionnels et la passion du public. Genre-clé aujourd’hui.
Le gros de la troupe et du public fut ravi de constater que les craquements de la décade précédente n’annonçaient nulle fin ou transformation radicale. Vint le moment de la trahison jubilante, le metteur en scène revendique sa « nonintervention » , se réduit à « faire entendre le texte » et jette à poignées le long des actes de petits plaisirs immédiats. On redescend encore de la « relecture » à la « trouvaille ». Et c’est sans dommage que certains peuvent déclarer : « Je suis de gauche mais je me soigne. » (Gildas Bourdet au Figaro Magazine), l’important ici étant moins la « gauche»(?) que ce que sous-entend d’infiniment plus large un reniement énoncé sous cette forme et en cet endroit.
L’aveuglement est si grand que le fidèle Bernard Dort s’interroge, dans Théâtre Public, sur la traversée du désert actuelle de l’œuvre brechtienne en France, en cherchant ce qui, encore (« Quels morceaux ?» se demande-t-il littéralement), pourrait servir.
Cher Bernard Dort, si personne n’a célébré le trentième anniversaire de la mort de Bertolt Brecht dans votre hexagone, n’en cherchez donc pas la cause dans l’œuvre brechtienne, à traquer quelque part obsolète, mais simplement débusquez les faux-monnayeurs. Il est là, B.B., partout, copié, pillé, ingéré, chié, méconnaissable, mais bien là. Et s’ils n’en parlent pas, ou si mal, c’est qu’à la touche de cette reconnaissance leur pacotille se révèle.
Où y a‑t-il reconnaissance de dette ? Et, si elle existe, que reconnaît-on dans la dette ? Et contre quel remboursement, avec quels intérêts ?
Ce sont toujours là des questions révélatrices quand l’artiste s’y prête.11
L’intelligence de la fidélité et son corollaire créateur : la trahison pondérée, commencent par la dette et la reprise des questions inaugurales. En quoi réside précisément l’interdit, le ridicule majeur, à l’échappée duquel ils s’accordent tous.12 Tout baigne dans un grand centrisme nauséeux. On préfère Raymond Aron à Sartre (« Ah ! dites, il ne s’est pas trompé, lui. Enfin, Sartre, ne soyons pas injustes : il a quand même écrit LES MOTS, n’est-ce pas ?», etc.). Quand on inaugure le Musée d’Orsay réunissant impressionnistes et peintres pompiers, on n’y trouve pas motif à une meilleure intelligence de l’époque, mais à « découvrir » que tout est également « intéressant ». Voire : à réparer une injustice. Van Gogh c’est bien, mais Meissonier c’est très beau aussi, etc. Artaud c’est bouleversant, mais Sacha Guitry c’est charmant « et tellement français ». Prototype du porte-parole centristo-nauséeux : Frédéric Mitterrand. Ailleurs un même journal (exemple vécu) peut faire l’éloge de William Burroughs et, une colonne plus loin, de Nina Companez. « Et ainsi de suite…» 13
Mensonges ! Mensonges !! Mensonges !!!
B. L’idéologie impérialiste centriste sécuritaire (ICS).
Ce que notre amour, dans la peur, le ravissement, le choc dont on ne se remet jamais, oui-là-je-comprends-lemot : notre amour donc, des grands artistes, des « initiateurs » j’entends, les porteurs de feu d’un autre temps, ce qu’il nous hurle devant cette imposture ( Mensonges ! ), il nous faut en chercher la vérité un peu plus loin.
Le centrisme nauséeux socialdémocrate de l’art participe du confort (renforcement, confortation, bétonnage) idéologique sécuritaire dominant. L’Europe capitaliste tente par tous les moyens de survivre, et le désir qui commande toutes les instances politiques, syndicales, intellectuelles, se résume à un seul vœu : « FAITES QUE ÇA DURE ».14
Il n’y a plus de vision du monde ou de projet de société, rien que la gestion, et la seule ambition de préserver le bien-être et la tiédeur des quarante dernières années, la planète entière dûtelle en crever. À l’Est les masses rêvent de chauffage central et du hamburger au soja des pays de la « liberté » , tandis que le tiers monde prolifère dans le SIDA, la faim, les tortures et Le pillage sans limites. Et je ne vois pas que l’URSS de M. Gorbatchev, se désignant chaque jour davantage l’idéologie centriste sécuritaire par la voie du libéralisme économique comme solution-miracle, apaise par ce retournement les craintes, bien sûr un peu trop avides de catastrophes expiatrices, des débuts du Groupov sur l’urgence. Au contraire. Ce n’est évidemment pas la libéralisation de leur système qui pourvoira à leur indigence.
Elle n’y a jamais pourvu chez nous. Ce blanc-seing donné aux forces conquérantes du profit à l’intérieur des systèmes tyranniques de l’Est ne peut créer les forces économiques de sa justification et le soutien populaire nécessaire, sans accroître jusqu’à l’insupportable l’exploitation du Sud de la planète. Tactiquement, il s’agit d’obtenir des crédits de colmatage des USA et de la Communauté Européenne contre des amendements « démocratiques » du système. Stratégiquement, il n’y a pas plus pour eux que pour nous d’accroissement du niveau de vie qui ne passe par la vampirisation des nègres. Or : il n’y en a pas assez pour tout le monde, et : il y a une limite au pressurage.
Par conséquent, si la politique Gorbatchev semble actuellement de 18 nature à détendre les rapports Est-Ouest, à moyen terme ses effets sont inéluctablement d’engendrer des tensions accrues dans le partage du monde, c’est-à-dire des contradictions de même nature qu’à l’origine des deux conflits mondiaux.
Je n’exclus évidemment pas, Notre-Dame de Fatima aidant, qu’une soudaine Pentecôte affecte simultanément les différents chefs des principaux Etats, et que — comprenant à quel point leur sort et celui des peuples qu’ils chérissent sont indissolublement liés à un développement équilibré des deux hémisphères d’un globe décidément trop exigu — ils n’adoptent d’un commun accord les mesures courageuses nécessaires à la satisfaction globale, bien que très progressive, des besoins de l’humanité dans la préservation de son environnement vital. Amen.15
— En attendant, au niveau mondial, la religion — au sens le plus réactionnaire — fait un retour dévorant.16
— En attendant, le néolibéralisme impudent sodomise la social-démocratie sur le lit des « Droits de l’Homme » — achetés dans le sang de millions de bipèdes à caractéristiques humanoïdes.
— En attendant, on a lobotomisé 360 millions d’Européens qui décernent des bons points de démocratie et des gages pour dictature, en augmentation ou suppression de crédits, aux peuples barbares qu’ils exploitent ou espèrent contrôler, dans l’amnésie totale des 70 MILLIONS DE MORTS QU’EN MOINS DE 30 ANS, en deux monstrueuses fournées, LEUR SYSTÈME SOCIAL IDÉAL À DÉVORÉ. (« Le moins mauvais de tous », Churchill, ha ! ha!)
Lobotomie ! Mensonges !
C’est la DÉ-MO-CRA-TIE capitaliste, oui, elle-même, qui a généré cette horreur inouïe en 14 – 18 et en 40- 45. Elle seule. La société dont 360 millions d’Européens de bonne foi revendiquent l’imposition au monde, a généré seule ce charnier dont les dimensions mêmes frappent encore de stupeur, d’incrédulité, et provoquent le refus de culpabilité et, après l’autoamnésie généralisée, l’amnésie des causes et même des faits.17
Aujourd’hui, rien ne semble changer dans les conditions fondamentales qui pourraient conduire les peuples à cautionner à nouveau quelque hécatombe (Madame Margaret Thatcher s’est offert une sale petite guerre sans le moindre problème intérieur sérieux). Du reste, désormais les dirigeants peuvent se passer de leur adhésion.
Dans ce sentiment européen massivement partagé « FAITES QUE ÇA DURE » , notre petit examen d’évidence matérialiste s’avère tout aussi inutile, dérisoire, et frappé de ridicule que les prophéties inspirées de la Cassandre antique. Tout aussi incongru :le rappel du prix que le monde paie pour ce confort relatif de la plus petite partie de l’humanité et du prix que celle-ci a requis pour l’imposition de son système « démocratique » : des milliers de guillotinés de la « Terreur » aux millions de massacrés des guerres coloniales. De manière exemplaire, la France inaugure les fêtes du bicentenaire de sa Révolution par un vote télévisuel du « peuple » qui acquitte Louis XVI et tente d’effacer symboliquement la rétribution sanglante de son accession à la République. Quand les journalistes du démon s’écrient triomphalement sur les écrans : « Aujourd’hui les Français épargneraient le Roi ! » , la jubilation vient avant tout de la négation écrasante de toute approche historique.
L’idéologie dominante vend l’image sulpicienne de la démocratie paisible, idéalement implantée chez nous, et à laquelle devraient tendre les peuples du monde entier (« Ils y arriveront avec le temps, si on les aide un peu »). Tout cela en douceur, sans révolte, sans insurrection, sans conflits irrationnels, et surtout : SANS QUE PERSONNE N’Y PERDE RIEN.18
Cette vision idyllique du progrès ne convient évidemment qu’à ceux qui bouffent du pain blanc tous les jours.19
Le corollaire artistique de l’égocentrisme aveugle de cet impérialisme diminué c’est la régression des formes, c’est-à-dire, dans tous les sens du terme, de l’expérience.
La littérature retrouve la narrativité la plus mince (Sollers donne des conférences sur Bataille et Dante, mais fait des romans parisiens « à clef » écrits dans un style à peine équivalent au journalisme Marie-Claire.20 La peinture appartient à ceux qui disposent leurs œuvres aussi bien aux cimaises qu’aux murs des discothèques de New York et de Bangkok. Le théâtre se vautre dans le répertoire. Le cinéma aligne Mozart, des remake et des plagiats, les westerns haletants de l’adultère ménager et si un bébé traîne dans un coin du scénario, c’est encore mieux.
C’est bien l’idéologie impérialiste diminuée, l’idéologie « impérialiste centriste sécuritaire » , qui habite ce champ morne de la réitération futile.21 Les artistes qui ambitionnaient de participer au bouleversement du monde, des dadaïstes à la Beat generation, des marxistes à Fluxus, sont rangés avec déférence au musée des illusions perdues. Il peut même arriver qu’on accuse certains d’entre eux des atrocités engendrées par les systèmes où ils se sont révoltés.22 La pensée intervenante est une illusion meurtrière, le monde n’est pas à transformer, Les formes héritées suffisent donc amplement à la jouissance d’un peuple qu’on n’envisage plus autrement que, au mieux, comme un public, et le plus souvent comme une clientèle.
Notons que l’idéologie impérialiste centriste sécuritaire n’exclut pas, ou plutôt ne persécute pas les extrémistes. Ceux du présent (ceux qui « restent »), elle les ignore (négligeables, un tantinet ridicules), ceux du passé elle les annexe (exemple déjà cité du Musée d’Orsay, et Artaud, voire même Sade). Puisque je cite beaucoup Brecht en ce moment, encore celle-ci :
« Il y a pire, en effet, que l’état où l’on n’a que la médiocrité à se mettre sous la dent ; c’est celui où l’on avale absolument tout. »
L’idéologie I.C.S. (impérialiste centriste sécuritaire) élargit donc très loin le champ morne de la réitération futile.23
C. « On a raison de se révolter !»
Et d’abord : toujours.
Car il faut compléter cette citation par une autre formule lapidaire de Mao Tsé-Toung : « Nager à contre-courant ». Oui, la vérité, c’est toujours à contrecourant du bon sens et des idées reçues, c’est Galilée.
Le 22 juin 1633, à Rome, Galilée abjurait solennellement devant l’inquisition sa doctrine sur les corps célestes et confessait, contre sa conviction profonde, que le soleil tourne autour de la terre. Cette défaite momentanée de l’esprit avait des raisons puissantes, religieuses mais aussi sociales et, généralement : humaines. L’une de ces raisons concerne directement un des fondements de nos démocraties, en quoi elles furent un « progrès » — bien fragile — c’est ce qui j’appellerais : le suspens civilisateur.
La doctrine de Galilée heurtait violemment l’évidence immédiate. Depuis que la terre existe et porte des êtres vivants, tous ces êtres, animaux et plantes, ont perçu le soleil comme tournant autour de la terre. Bien après, pendant des dizaines de milliers d’années, les humanoïdes puis les hommes vécurent de même. Et chaque jour encore, nous-mêmes — quoique nous en sachions — nous percevons cette réalité en accord avec l’évidence :le soleil tourne autour de la terre. Pour accepter, non seulement de comprendre qu’il n’en va pas ainsi, mais tout simplement d’écouter de pareilles explications, il faut suspendre un instant la croyance que nous avons, la foi de tous les jours que nous prêtons à ce que nous crient nos yeux et notre peau et, dans ce suspens consenti, faire un long détour par la démonstration scientifique.
Ce moment de suspens de l’évidence, c’est la condition de la civilisation en général et de la démocratie tout particulièrement. Inculquer cette attitude dès l’enfance à tous les citoyens, c’est une des conditions de sa survie temporaire.
Le suspens civilisateur est à l’œuvre dans le geste du paysan pauvre qui, au lieu de manger lui-même quelques céréales, les porte à l’ermite sur la montagne, lequel, apparemment, ne sert à rien du tout. Beaucoup plus tard, il se signale dans les sociétés qui ordonnent qu’un criminel, fût-il un assassin d’enfants ou un agent de génocide, ait droit à un procès, à un avocat, et non qu’il soit lynché par la foule ou « exécuté » par la famille des victimes.
Aujourd’hui, par exemple, le suspens civilisateur voudrait qu’un homme dont le fils est au chômage alors que son voisin immigré travaille, n’en déduise pas que la « solution » consistant à chasser tous les étrangers dégagera un volume égal d’emploi, mais accepte d’entrer dans la démonstration économique que cette évidence est fallacieuse. Naturellement,ce détour ne le prive pas d’un bouc émissaire sans lui ouvrir en même temps les voies d’une action nouvelle.
On conviendra que nos sociétés — si elles sont très attachées à la préservation des apparences de la démocratie (tout le monde se déclare anti-raciste, y compris Le Pen) — négligent chaque jour davantage la formation du suspens civilisateur et l’enseignement de ce qui le fonde. On les comprend, il s’agit d’un superbe cas de « double bind » : l’entraînement de chaque citoyen à cette attitude ne garantit pas seulement la démocratie d’une régression à des totalitarismes divers ou à la barbarie, elle jette aussi les prémisses de son dépassement.

« On a raison de se révolter !» renvoie donc, pour moi, à l’intelligence de la Fidélité. On a RAISON de le faire.24
À ce stade, Brecht a cru pouvoir recruter le travail artistique pour la grande armée de la raison.
Si son travail, parce que précisément c’était un artiste, a pu dévier parfois sublimement de ce « credo », toute son expression théorique en revanche s’y réfère constamment. On sait que cette conceptualisation a de plus en plus commandé sa création. La nature du travail artistique, ce sur quoi nous opérons, le champ et les objets, tout comme ses résultats, en tous cas :ses effets, qu’en savons-nous exactement aujourd’hui encore ? Pas grand chose, et encore moins dans le cas très particulier du théâtre, sans parler de l’art de l’acteur.
Je ne peux pas suivre Brecht dans son articulation directe de la science et de l’art.25
Et, dans mon entendement, cela n’entraîne pas de contradiction avec cette admirable prescription de Brecht, reprise pat Godard : « Il ne s’agit pas de montrer des choses vraies, mais de montrer comment sont vraiment les choses. » Où l’on rejoint Galilée, oui, mais aussi William Blake ou Van Gogh ou Sade.
Si l’on a TOUJOURS raison de se révolter, toutes les révoltes ne s’en trouvent pas justifiées, nous le savons. Qu’à cette énergie vitale se soient alimentées les aberrations régressives les plus démoniaques doit aiguiser la vigilance.
Cependant, à mon sens, aucune des causes qui provoquèrent la révolte de notre adolescence et de notre jeune maturité n’est caduque. Aucun des mensonges petits-bourgeois d’antan n’a retrouvé, par miracle, un éclat virginal. Et si la polémique n’offre guère de secours pour l’instant, le choix de la révolte suffit toujours à diviser. Ce choix qui n’est jamais « une fois pour toutes », qu’il nous faut nettoyer férocement, vivifier au travail, éprouver dans l’expérience.26
La question n’est donc pas dans la « foi » en une « évolution » , rudement assimilée à la « marche du progrès ». La nature est transformation perpétuelle et acquitte toujours un prix très élevé pour chaque changement. L’individu semble y tenir une part infra-dérisoire. Avec l’apparition dans l’histoire de la vie de la « conscience réflexive » (donc de « l’histoire »), une situation nouvelle s’est créée jusqu’à ce point où c’est l’espèce en qui elle se constitue qui tient en ses mains le sort de la vie, de la survie de toutes les espèces, du vivant tout entier, et jusqu’au sort du lieu même de la vie : notre monde.
Puisque nous en sommes arrivés à, de l’amibe à Hiroshima, il est sans doute aussi au pouvoir des hommes de réduire le prix de la prochaine mutation. Mais l’idéologie I.C.S. en niant la réalité même aggrave le divorce entre l’état des sciences et des arts et la conscience des peuples. Par conséquent, elle aggrave le prix requis tôt ou tard.


Nourrir sans cesse l’intelligence de notre FIDÉLITÉ à la révolte, voilà ma première condition.
2. TRAGIQUE (Morale du):
ou : « Un jour nous aurons à rendre compte de notre mort prématurée. »
Antonin Artaud
On dit parfois de Kafka que c’est un auteur drôle.
Nietzsche écrivait : « Voir sombrer les natures tragiques et pouvoir en rire, malgré la profonde compréhension, l’émotion et la sympathie que l’on ressent, cela est divin. »27
Dans ce sens, le Marquis est bien, comme le veut le mot de la tradition, divin. Et, puisque la phrase de Nietzsche semble sous-entendre des exceptions, nous ne voyons pas — au contraire — quelle espèce de « nature » pourrait bien échapper au tragique dès lors qu’il s’agit du vivant, à plus forte raison : de conscience.
De même, après le deuxième exercice-repas et le week-end perturbé qui s’ensuivit, j’écrivais au Groupov : « Nous ne voulons pas nous tuer. Nous voulons RIRE. » (5 mars 80)
RIRE n’est pas une mauvaise attitude, entendu comme ça. Mais tout le monde ne peut pas. Pas tout le temps. Pas sur tout. L’idéal du SAINT-RIEUR s’avère nettement au-dessus de la moyenne des capacités humaines. Pour moi, par exemple, et parce que je n’étais pas à l’époque dans le champ artistique adéquat, la mort violente de mes parents ne fut pas source de rire ni même d’expression, mais un facteur d’amnésie partielle.
Si l’on peut rire avec profonde compréhension, émotion et sympathie, on ne doit pas être loin de ce qui se fait de mieux dans l’humain.…
Bataille l’a si bien perçu, qui n’arrive pas à être drôle, chez qui le rire est toujours un déchirement. Mais Sade est plein d’humour, et pas seulement d’un HUMOUR NOIR où le ressort tragique est plus sensible, mais parfois d’un humour espiègle.28 Artaud même fait entendre un rire profond dans sa détresse souveraine d’acteur-du-XXè siècle se débattant dans l’écriture.29
Je voudrais d’ailleurs en rester à la phrase d’Artaud qui ouvre ce chapitre : « Un jour nous aurons à rendre compte de notre mort prématurée. »30
Il va de soi que je n’entends pas dire un seul mot du Tragique. C’est bien l’aspect de notre nature le mieux partagé entre toutes les philosophies. Athéismes, religions, systèmes totalisants, nul ne nous en dispense, tous s’accordent sur sa dimension fondamentale — que ce soit pour nous définir ou pour nous proposer les voies de sa transcendance.31
Ne parlant pas du tragique, il s’agit donc de sa morale.
Je ne suis pas philosophe. Je suis incapable d’énoncer les principes d’une attitude fondée en raison pour les individus ou la société. J’ai seulement quelques intuitions sur la fonction d’un artiste, en général, et sur ses devoirs, à certains moments. À mes amis-collègues et aux camarades-collègues, ceux du camp de la Fidélité, et à eux seulement, je confierai prudemment mon rêve d’artiste d’une morale du tragique. La morale impliquant des « devoirs » , j’en proposerais trois :
Rire.
Transgresser.
Rendre compte.
Ici, les développements m’échappent. Et jy renonce volontiers. C’est tellement le domaine du « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé » ou, plus modestement comme Fats Waller à qui voulait savoir ce qu’est le swing : « If you gotta ask, you ain’t got it ».
Ainsi du RIRE. Nous avons évoqué Kafka, Nietzsche, Bataille, Sade. C’est assez, c’est trop. Il y a de quoi irriter ceux qui ont le swing, sans se rapprocher d’un pouce des autres.
Pour le RENDRE COMPTE, nous y sommes, puisque ce texte tente d’en fixer les conditions de mon usage et, j’espère, celui de quelques amis. Chacune des cinq conditions touche à ce devoir. Ce qui s’y prescrit, s’en déduit ou se devine, et voilà tout.
Quant à TRANSGRESSER…
A. Réminiscences
Le Groupov naquit dans un temps où déjà, selon l’expression de Georges Bataille : « L’érotisme, perdant son caractère sacré, devint immonde…». La transgression érotique, entendue comme sexuelle, ne fit JAMAIS la moindre apparition dans notre travail.32 Comme le bricolage que nous fîmes des autres restes, il y eut bien des corps nus et LA CITATION de quelques agitations, mais la transgression s’était déjà déplacée vers le meurtre (épisode de la nuit dans la voiture arrêtée rue de Serbie, ou consigne-métaphore du deuxième repas : « Tuez tout !»). Il était naturel alors que la merde fit son apparition (maquillage). Dans tous les cas, un bout de chemin du côté de la mort, plutôt.33
Chez Bataille, sacré et interdit ont peut-être excessivement tendance à se recouvrir. D’où nous étions issus, le sacré ne pouvait nous laisser indifférents. Mais toutes ses formes connues nous étaient dévaluées au point qu’il fut même inimaginable de s’en soucier. La notion même de sacré nous était étrangère, inutile, dans l’approche résolument expérimentale, voire pragmatique, de nos débuts. Et justement, pour des contaminés du sacré de cette trempe, la voie de l’interdit a toujours semblé beaucoup plus sûre.
Cependant cela se passait de manière sournoise.
C’est qu’à l’époque l’interdit et la transgression nous paraissaient aussi inutilisables que le respectable sacré. Tout semblait impossible : Grotowski (le blasphème sacré), le Living Theatre (la libération), ou les A.A.A. d’Otto Muehle (l’acceptation et le dépassement de toutes les pulsions dans la vie expressive communautaire). Donc, très curieusement, le Groupov commença par « les écritures automatiques d’acteur » , dans un refus de tout objectif. Par la suite, c’est sur le terrain formel et par la voie de la sensibilité, autrement dit : de préserver vivant et d’aiguiser ce qui advenait entre nous sur le plateau, que le travail se développa intensément.
Que les choses se soient produites ainsi, par cette stimulation et dans cette direction, a certainement une grande signification.
J’aurais tendance encore aujourd’hui à faire confiance à cette attitude expérimentale d’entrer par effraction en soi-même, à chaque moment important. Mais il y avait là aussi une part de ruse avec nous-mêmes. Les « écritures automatiques d’acteur » qui, de quelque manière que ce soit, ne serait-ce que par le plus léger indice, évoquaient un traitement formel déjà connu, ou semblaient se dérober à l’affrontement non seulement de l’inconnu mais de quelque tabou inventorié que ce soit, étaient critiquées impitoyablement. Ainsi les acteurs étaient placés dans une situation de contrainte extrême : ils ne pouvaient éviter, naturellement, d’affronter l’héritage des formes précédentes dans leur travail, mais c’était défendu. Ils ne pouvaient se livrer à l’affrontement explicite d’un tabou, c’était vu comme réducteur et ridicule, mais ils ne pouvaient se trouver prisonniers d’aucun, etc. De cette brutalité, surgirent quelques moments étonnants. Je crois que nous ne sommes pas encore sortis de ce qui s’y cherchait : Interdit / Sacré / Transgression / Aujourd’hui. Et quoi — mais encore ?
Autour de nous, en 80 : déjà l’I.C.S. et la conformité dominante ; ou la transgression dérisoire (les Punks crachant et jetant des bouteilles de bière au public) ou inutilisable (Sid Vicious assassinant sa petite amie). Rien à faire.
Et maintenant ?
Je ne sais pas. En tout cas il n’est plus de raisons aux pudeurs d’antan. Certes, le sacré, ça n’aide pas plus. L’interdit, ça fatigue d’avance. La transgression, de quoi ? pour quoi ? Tout comme hier, c’est davantage par le désir de l’impossible, de l’inouï, que s’ouvre le territoire inconnu. Mais savoir que d’autres, en d’autres temps, l’indiquèrent autrement, n’est pas purement formel. Cela peut nous aider à admettre qu’une tentation nous guette alentour de la trinité sacré-interdit-transgression, depuis toujours, et que nous pourrions dès lors en faire un usage plus intelligent, ou plus adapté.
B. Transgression-Fondation
C’est de ce côté.
Ça, c’est sûr. Enfin, plutôt par là.
Je veux dire qu’en travaillant « de ce côté » la transgression, on a des chances de travailler dans la vérité. Il se peut qu’on s’y perde, qu’on en meure, ou qu’on se trompe, il se peut qu’une œuvre singulière mais non pas fondatrice en résulte, mais les autres côtés n’offrant que redondances-pléonasmes-fariboles…


