Luc Bondy et le grand intérieur

Luc Bondy et le grand intérieur

Le 15 Juil 1993
REIGEN, opéra de Philippe Boesmans, livret et mise en scène de Luc Bondy. Photo Ruth Walz.
REIGEN, opéra de Philippe Boesmans, livret et mise en scène de Luc Bondy. Photo Ruth Walz.

A

rticle réservé aux abonné·es
REIGEN, opéra de Philippe Boesmans, livret et mise en scène de Luc Bondy. Photo Ruth Walz.
REIGEN, opéra de Philippe Boesmans, livret et mise en scène de Luc Bondy. Photo Ruth Walz.
Article publié pour le numéro
Théâtre et vérité-Couverture du Numéro 44 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre et vérité-Couverture du Numéro 44 d'Alternatives Théâtrales
44
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

« LA VÉRITÉ se trou­ve au com­mence­ment » — con­vic­tion sou­vent reprise que l’abus d’usage n’a pour­tant pas gal­vaudée. Et pour le spec­ta­teur français, l’i­den­tité de Bondy reste inscrite dans TERRE ÉTRANGÈRE de Schnit­zler, le spec­ta­cle de ses _ débuts parisiens. Depuis, il n’a pas-cessé de vari­er cette image sans jamais la démen­tir. Oui, au cœur de son ter­ri­toire, Bondy, je l’ai décou­vert ce soir-là. Sans désir de fuite, ni agres­siv­ité pro­gram­mée, Bondy par­ve­nait.. alors à exal­ter le théâtre comme art où la vie se laisse explor­er dans sa matière même. Sans qu’il se con­fonde pour autant avec elle. Si, pour Brook, le théâtre c’est de la vie con­cen­trée, pour Bondy, c’est de la vie accen­tuée. Il déteste tout autant l’ex­cès d’én­ergie que le mur­mure, tous deux sim­u­lacres de la vérité sur scène. Pour Bondy, l’ac­cent, s’il parvient à être juste, ne place le jeu ni en deçà, ni au-delà du quo­ti­di­en. Il l’intensifie.
Dans TERRE ÉTRANGÈRE d’abord et ailleurs ensuite, Bondy fait affleur­er les sen­ti­ments dans leur per­ti­nence théâ­trale, tisse le réseau qui les réu­nit sans vis­er pour autant le min­i­mal. L’en­jeu con­siste ici à faire respir­er les car­ac­tères dans des espaces vastes, à les met­tre à l’épreuve du vol­ume et de la scène dilatée. Com­ment ne pas sac­ri­fi­er la pré­ci­sion du sen­ti­ment dans le con­texte de l’é­ten­due extrême ? Com­ment par­venir là à l’intime et fuir l’intimisme — voilà le dilemme !
Bondy, dans la com­pag­nie de ses scéno­graphes — Erich Won­der ou Richard Peduzzi — se présente comme un dépen­si­er d’e­space scénique, démolis­seur de cloi­sons et fer­vent du grand angle. Il aime dégager des panora­mas sur l’intérieur des êtres, des vues plongeantes sur les ébats des affects et des per­spec­tives à vol d’oiseau sur la con­fu­sion des sen­ti­ments. Pour Bondy, le dedans de l’homme est un paysage. À explor­er sans honte ni pudeur exces­sive.
Dans une réponse symp­to­ma­tique, Bondy avoue avoir décou­vert, grâce à l’opéra, l’at­trait de « la grande forme1 ». ( Le genre lyrique l’incite donc à s’ou­vrir et s’é­panouir, mais jamais au prix d’un aban­don de la. tou­jours indis­pens­able vérité indi­vidu­elle. Cela explique l’ex­i­gence du grand intérieur où les êtres et les forces sociales se con­tre­dis­ent ou s’épousent sur fond d’indé­fectible réciproc­ité. Cette ten­sion ani­me le théâtre de Schnit­zler et de Botho Strauss, ten­sion que per­son­ne d’autre ne parvient à mieux capter que Bondy. Pour lui, la scène est un lieu du soi aus­si bien que de l’his­toire. Le grand intérieur, Bondy l’assimile à une expo­si­tion du sub­jec­tif élevé à l’échelle d’un mécan­isme du siè­cle. Dans LE CHŒUR FINAL, ne met-il pas en scène juste­ment « le café Deutsch­land » , de même que dans TERRE ÉTRANGÈRE « l’hô­tel Empire » ? 

La ronde des êtres 

Le théâtre de Bondy, tel qu’il se des­sine aujourd’hui, trou­ve sa moti­va­tion dans le canevas des paroles dont il sur­prend le dessin et suit le mou­ve­ment. Théâtre à l’é­coute du texte auquel il se fie autant qu’il s’en méfie. Bondy croit au pou­voir des mots et à leur maniement sub­til. « La langue est une expéri­ence physique, pré­cise-t-il.. Un acteur ne pour­ra jamais exprimer entière­ment son émo­tion dans une langue qui n’est pas la sienne. Je crois de moins en moins aux acteurs qui appren­nent une sec­onde langue pour­pou­voir jouer dans cette langue. Il faut faire du théâtre dans la langue dans laque­lle on rêve. Et cela me sem­ble vrai pour les acteurs aus­si bien que pour les met­teurs en scène. »2
Bondy se réclame de la lit­téra­ture qui le nour­rit, l’in­spire, l’habite. Elle lui a fait décou­vrir les plaisirs de la lec­ture avisée et surtout lui a révélé les pou­voirs du lit­téraire dans l’exercice du tra­vail. Aux acteurs, il racon­te des frag­ments de nou­velles, des esquiss­es romanesques, des ébauch­es de biogra­phies fic­tives. Comme si la pièce à mon­ter char­ri­ait des pans de lit­téra­ture aus­si bien réelle qu’imag­i­naire. Lit­téra­ture faite chair car Bondy exècre la surenchère cita­tion­nelle. Son théâtre s’avère moins à l’aise dans la con­fronta­tion avec le texte clas­sique canon­ique et ses types. Mais, si Molière l’étouffe, Mari­vaux le libère, et si Mozart l’inspire, Mon­tever­di le crispe. Au car­refour, Shake­speare qu’il ose rarement touch­er. L’art de Bondy s’é­panouït dans le con­texte d’une rela­tion famil­ière à des êtres ni trop étrangers, ni trop mas­sifs. Des êtres qui lui lais­sent suff­isam­ment d’air pour respir­er car ce qu’il cherche au théâtre, c’est juste­ment la bonne cir­cu­la­tion de la colonne d’air et le rythme car­diaque le plus appro­prié à cha­cun. Bondy souhaite assur­er aux acteurs-aus­si bien qu’aux per­son­nages une par­faite con­duite biologique. Ne dit-il pas que c’est « le traite­ment juste de l’én­ergie qui assure le pas­sage cor­rect, sur la scène ; du passé au présent » ?3 Bondy aime lire les corps, non pas des corps théâ­trale­ment traités, mais des corps quo­ti­di­ens chargés d’aveux : « Par exem­ple, remar­que-t-il, on voit marcher quelqu’un dans la rue et on se dit : à la manière dont il se tient, et que j’ai déjà vue, que je con­nais, il doit se racon­ter telle ou telle chose. J’aimerais, au théâtre, provo­quer chez les spec­ta­teurs ce genre de réflex­ion. »4 Ailleurs, « à l’opéra, (…) avoue Bondy, je suis tou­jours fasciné par ce que l’on peut inven­ter juste grâce à ds gestes ou des pos­tures ».5  Il cul­tive la pré­ci­sion du con­tour, la plas­tic­ité du geste, la forme de l’être en rai­son même de tout ce qu’elle révèle sur l’être. Témoignages mal­gré lui.

Sans jamais les ren­dre trop pré­cis, Bondy inscrit les per­son­nages dans une véri­ta­ble tapis­serie scénique. Avec des diag­o­nales sur­prenantes, des cer­cles jamais à même de se con­stituer, des rela­tions frontales d’une net­teté extrême. Tout en évi­tant la beauté trop explicite des tra­jets, Bondy joue avec eux afin de con­stru­ire une topogra­phie secrète du plateau et une trame à peine vis­i­ble.
«Le met­teur en scène dont je rêve, dit-il, est invis­i­ble et présent. Comme dans un tableau où l’on ne doit pas voir le cray­on qui a esquis­sé l’ensem­ble, sur la scène, on doit voir le spec­ta­cle et non le tra­vail de fab­ri­ca­tion. Il n’y a plus de place pour le brouil­lon. Sur la scène, il faut que la vie soit entière­ment détachée du met­teur en scène pour que ça devi­enne vrai­ment de la vie. »6 C’est une vie où les des­tins se nouent et les per­son­nages ne dis­posent que d’une lib­erté lim­itée. Ils restent ensem­ble. La soli­tude n’est jamais ici monolo­gale. Elle sur­git du chœur. De la ronde des êtres. Ronde que la fable relie, ani­me et agite. Puisqu’i­ci le but con­siste non seule­ment à artic­uler un réc­it, mais aus­si à l’inscrire dans un ordre musi­cal. D’ailleurs, dans toutes ses références à Tchekhov, Bondy rend hom­mage à sa musi­cal­ité car le théâtre lui appa­raît comme un art où la justesse des sen­ti­ments doit tou­jours s’ac­com­pa­g­n­er de la pré­ci­sion du traite­ment con­tra­punc­tique. C’est seule­ment ain­si que les voix parvi­en­nent à se recon­naître et les iden­tités à s’af­firmer. La musi­cal­ité est source de clarté. 

LE CHŒUR FINAL de Botho Strauss, mise en scène de Luc Bondy. Photo W. Büing.
LE CHŒUR FINAL de Botho Strauss, mise en scène de Luc Bondy. Pho­to W. Böing.

Puis­er à l’intérieur

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
2
Partager
Portrait de George Banu
Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Théâtre et vérité-Couverture du Numéro 44 d'Alternatives Théâtrales
#44
mai 2025

Théâtre et vérité

16 Juil 1993 — FACE sombre et lucide de L'ANNONCE FAITE À MARIE, TRASH, second volet du projet VÉRITÉ enfanté par le Groupov, exhume…

FACE som­bre et lucide de L’ANNONCE FAITE À MARIE, TRASH, sec­ond volet du pro­jet VÉRITÉ enfan­té par le…

Par Christelle Prouvost
Précédent
14 Juil 1993 — GEORGES BANU: TERRE ÉTRANGÈRE de Schnitzler, LE CHŒUR FINAL de Botho Strauss, BORKMAN, il y a peu, viennent tous du…

GEORGES BANU : TERRE ÉTRANGÈRE de Schnit­zler, LE CHŒUR FINAL de Botho Strauss, BORKMAN, il y a peu, vien­nent tous du même univers : celui du « grand intérieur ».  Luc Bondy : La for­mule m’in­téresse ! J’ai tou­jours…

Par Georges Banu
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total