« LA VÉRITÉ se trouve au commencement » — conviction souvent reprise que l’abus d’usage n’a pourtant pas galvaudée. Et pour le spectateur français, l’identité de Bondy reste inscrite dans TERRE ÉTRANGÈRE de Schnitzler, le spectacle de ses _ débuts parisiens. Depuis, il n’a pas-cessé de varier cette image sans jamais la démentir. Oui, au cœur de son territoire, Bondy, je l’ai découvert ce soir-là. Sans désir de fuite, ni agressivité programmée, Bondy parvenait.. alors à exalter le théâtre comme art où la vie se laisse explorer dans sa matière même. Sans qu’il se confonde pour autant avec elle. Si, pour Brook, le théâtre c’est de la vie concentrée, pour Bondy, c’est de la vie accentuée. Il déteste tout autant l’excès d’énergie que le murmure, tous deux simulacres de la vérité sur scène. Pour Bondy, l’accent, s’il parvient à être juste, ne place le jeu ni en deçà, ni au-delà du quotidien. Il l’intensifie.
Dans TERRE ÉTRANGÈRE d’abord et ailleurs ensuite, Bondy fait affleurer les sentiments dans leur pertinence théâtrale, tisse le réseau qui les réunit sans viser pour autant le minimal. L’enjeu consiste ici à faire respirer les caractères dans des espaces vastes, à les mettre à l’épreuve du volume et de la scène dilatée. Comment ne pas sacrifier la précision du sentiment dans le contexte de l’étendue extrême ? Comment parvenir là à l’intime et fuir l’intimisme — voilà le dilemme !
Bondy, dans la compagnie de ses scénographes — Erich Wonder ou Richard Peduzzi — se présente comme un dépensier d’espace scénique, démolisseur de cloisons et fervent du grand angle. Il aime dégager des panoramas sur l’intérieur des êtres, des vues plongeantes sur les ébats des affects et des perspectives à vol d’oiseau sur la confusion des sentiments. Pour Bondy, le dedans de l’homme est un paysage. À explorer sans honte ni pudeur excessive.
Dans une réponse symptomatique, Bondy avoue avoir découvert, grâce à l’opéra, l’attrait de « la grande forme1 ». ( Le genre lyrique l’incite donc à s’ouvrir et s’épanouir, mais jamais au prix d’un abandon de la. toujours indispensable vérité individuelle. Cela explique l’exigence du grand intérieur où les êtres et les forces sociales se contredisent ou s’épousent sur fond d’indéfectible réciprocité. Cette tension anime le théâtre de Schnitzler et de Botho Strauss, tension que personne d’autre ne parvient à mieux capter que Bondy. Pour lui, la scène est un lieu du soi aussi bien que de l’histoire. Le grand intérieur, Bondy l’assimile à une exposition du subjectif élevé à l’échelle d’un mécanisme du siècle. Dans LE CHŒUR FINAL, ne met-il pas en scène justement « le café Deutschland » , de même que dans TERRE ÉTRANGÈRE « l’hôtel Empire » ?
La ronde des êtres
Le théâtre de Bondy, tel qu’il se dessine aujourd’hui, trouve sa motivation dans le canevas des paroles dont il surprend le dessin et suit le mouvement. Théâtre à l’écoute du texte auquel il se fie autant qu’il s’en méfie. Bondy croit au pouvoir des mots et à leur maniement subtil. « La langue est une expérience physique, précise-t-il.. Un acteur ne pourra jamais exprimer entièrement son émotion dans une langue qui n’est pas la sienne. Je crois de moins en moins aux acteurs qui apprennent une seconde langue pourpouvoir jouer dans cette langue. Il faut faire du théâtre dans la langue dans laquelle on rêve. Et cela me semble vrai pour les acteurs aussi bien que pour les metteurs en scène. »2
Bondy se réclame de la littérature qui le nourrit, l’inspire, l’habite. Elle lui a fait découvrir les plaisirs de la lecture avisée et surtout lui a révélé les pouvoirs du littéraire dans l’exercice du travail. Aux acteurs, il raconte des fragments de nouvelles, des esquisses romanesques, des ébauches de biographies fictives. Comme si la pièce à monter charriait des pans de littérature aussi bien réelle qu’imaginaire. Littérature faite chair car Bondy exècre la surenchère citationnelle. Son théâtre s’avère moins à l’aise dans la confrontation avec le texte classique canonique et ses types. Mais, si Molière l’étouffe, Marivaux le libère, et si Mozart l’inspire, Monteverdi le crispe. Au carrefour, Shakespeare qu’il ose rarement toucher. L’art de Bondy s’épanouït dans le contexte d’une relation familière à des êtres ni trop étrangers, ni trop massifs. Des êtres qui lui laissent suffisamment d’air pour respirer car ce qu’il cherche au théâtre, c’est justement la bonne circulation de la colonne d’air et le rythme cardiaque le plus approprié à chacun. Bondy souhaite assurer aux acteurs-aussi bien qu’aux personnages une parfaite conduite biologique. Ne dit-il pas que c’est « le traitement juste de l’énergie qui assure le passage correct, sur la scène ; du passé au présent » ?3 Bondy aime lire les corps, non pas des corps théâtralement traités, mais des corps quotidiens chargés d’aveux : « Par exemple, remarque-t-il, on voit marcher quelqu’un dans la rue et on se dit : à la manière dont il se tient, et que j’ai déjà vue, que je connais, il doit se raconter telle ou telle chose. J’aimerais, au théâtre, provoquer chez les spectateurs ce genre de réflexion. »4 Ailleurs, « à l’opéra, (…) avoue Bondy, je suis toujours fasciné par ce que l’on peut inventer juste grâce à ds gestes ou des postures ».5 Il cultive la précision du contour, la plasticité du geste, la forme de l’être en raison même de tout ce qu’elle révèle sur l’être. Témoignages malgré lui.
Sans jamais les rendre trop précis, Bondy inscrit les personnages dans une véritable tapisserie scénique. Avec des diagonales surprenantes, des cercles jamais à même de se constituer, des relations frontales d’une netteté extrême. Tout en évitant la beauté trop explicite des trajets, Bondy joue avec eux afin de construire une topographie secrète du plateau et une trame à peine visible.
«Le metteur en scène dont je rêve, dit-il, est invisible et présent. Comme dans un tableau où l’on ne doit pas voir le crayon qui a esquissé l’ensemble, sur la scène, on doit voir le spectacle et non le travail de fabrication. Il n’y a plus de place pour le brouillon. Sur la scène, il faut que la vie soit entièrement détachée du metteur en scène pour que ça devienne vraiment de la vie. »6 C’est une vie où les destins se nouent et les personnages ne disposent que d’une liberté limitée. Ils restent ensemble. La solitude n’est jamais ici monologale. Elle surgit du chœur. De la ronde des êtres. Ronde que la fable relie, anime et agite. Puisqu’ici le but consiste non seulement à articuler un récit, mais aussi à l’inscrire dans un ordre musical. D’ailleurs, dans toutes ses références à Tchekhov, Bondy rend hommage à sa musicalité car le théâtre lui apparaît comme un art où la justesse des sentiments doit toujours s’accompagner de la précision du traitement contrapunctique. C’est seulement ainsi que les voix parviennent à se reconnaître et les identités à s’affirmer. La musicalité est source de clarté.

Puiser à l’intérieur



