FACE sombre et lucide de L’ANNONCE FAITE À MARIE, TRASH, second volet du projet VÉRITÉ enfanté par le Groupov, exhume nos pulsions animales. Débordements sanglants pour qu’émerge la turbulente conscience de soi.

Foutre. Le mot jaillit des lèvres de la femme. D’abord comme une insolente éclaboussure. Puis comme un jet brûlant qui plaque au mur, transperce jusqu’à la nudité. Foutre me faire foutre baiser enculer lécher briser casser moulue tordue… Comme un déversement boueux, une logorrhée vomitive provoquée par une nausée séculaire. Elle dit la pisse, la pourriture, la catin, les fesses, les plaies, le grondement du sang contre les tympans. Toute seule derrière un micro. Elle dit puis quatre autres disent, seules derrière leur micro, tous les tabous tus par les femmes ; tandis qu’en haut s’élève la musique, intouchable et pure, de Christopher Tye. Elles chuchotent, éructent, avouent la bête qui s’approche du sexe, les éructements qui se mêlent au plaisir, les sœurs qui se fondent l’une dans l’autre, le crucifix qui s’enflamme, le père qui souille la fleur de lait caillé.
Elle disent la peur, la violence, l’érotisme intimement lié à la mort, l’animalité niée. Nos pulsions bâillonnées par l’obsessionnelle conquête de l’ordre et du progrès. Aller toujours plus haut, toujours plus loin. Soif. Soif de tout contrôler, tout posséder, jusqu’à la destruction.
Puis elles se taisent pour que s’élèvent les préceptes du gourou. Réas. Ratatiné derrière sa chaire de « vérité » , il délivre une propagande charismaticoterroriste, gorgée de paraboles religieuses. Simulacre du sacré salvateur. « Trash (a lonely prayer)» Priez pour nos déchets… dont les résurgences se font protéiformes par ces temps désincarnés. Se faire le disciple de ses dogmes tranchants, devenir quelqu’un vite, vite avant que notre fin n’advienne. Que notre règne vienne…

Soif. La terre crevassée, les jardins calcinés, l’espoir éventré. Les femmes reprennent la parole pour nous plonger au cœur d’un récit apocalyptique. Makatele, le 8 janvier 2023. Le général, représentant l’état major de l’ONU, Clara, une reporter, deux experts de l’Unesco et de la banque mondiale arpentent l’Afrique pour assouvir leurs fantasmes les plus assassins. Elles racontent les soumis enchaînés, les êtres dont les formules génétiques accouchent, les chairs arrachées, torturées, crucifiées sous le regard lubrique et vorace de Clara. Orgie tyrannique que l’on voudrait limitée à la parole seule et qui pourtant se matérialise sordidement, ne serait-ce que sur le sol lacéré de l’exYougoslavie. Entre deux descriptions infernales, elles égrènent des chiffres. USA 1991 : un adulte sur cinq est analphabète. Chaque heure, 12 actes de violence sont montrés à la télévision. 99% des chaînes sont contrôlées par les blancs. 35 millions d’Américains n’ont aucune couverture sociale. Un homme noir vivant à New York a moins de chances d’atteindre l’âge de 65 ans qu’un habitant du Bengladesh… Statistiques froides qui giflent comme jamais, insérées dans le flot sanglant du conte futuriste.
Puis, pour la première fois dans la débâcle, elles murmurent doucement So, it’s very simple : je veux que tout le monde ait à manger tout le monde, je veux que les enfants naissent de l’homme et de la femme qui ont confondu un instant leurs corbs, je 47 veux libérer mes frères et sœurs, je prie qu’ils se libèrent eux-mêmes. Et aussi Je aime, ne m’abandonne pas, ne me laisse pas seule…

Enfin elles éveillent la douleur engendrée par l’ensevelissement de l’être aimé, le refroidissement définitif de sa chair, l’étreinte du vide, le refus de la mort, tabou entre tous les tabous. Poignant face à face avec l’évanouissement de nos palpitations, échafaudages chimériques et recherches de jouissance.
François Sikivie, Mireille Bailly, Janine Godinas, Anne-Marie Loop, Véronique Stas et Sofia Leboutte ont littéralement incarné les mots de Marie-France Collard et Jacques Delcuvellerie, se sont soumis à |’ exigeante et rigoureuse orchestration du metteur en scène pour que la parole, celle qui gifle, taraude et bouleverse, celle qui crève la coquille sécurisante nous explose aux oreilles, au corps et à l’âme.

Théâtre Royal de la Monnaie, 1993. Photo Ruth Walz.
De peur d’être souillés, quelques spectateurs sont sortis, faisant claquer colèreusement leur moelleux siège en cuir. D’autres se sont laissé atteindre, emplir par le verbe cathartique de TRASH, acceptant que ce verbe en engendre un autre dans nos tripes, notre bouche. Pour qu’à son tour, il provoque des ondes, laisse échapper des cris de lutte contre l’amollissement, la fadeur, la convention, le calcul. « Des hommes ne viennent à bout de leur possible qu’en deux temps. Le premier est celui de leur déchaînement, mais le second celui de la conscience. Nous devons évaluer ce que dans la conscience nous perdons, mais nous devons, dès l’abord, apercevoir qu’à la mesure de cette humanité qui nous enferme, la clarté de la conscience signifie le refroidissement. »1
- Georges Bataille, LES LARMES D’EROS. ↩︎



