LA VILLE PARJURE OU LE RÉVEIL DES ERINYES d’Hélène Cixous, mise en scène d’Ariane Mnouchkine, demande aux spectateurs qu’ils regardent bien en face ces deux fléaux de notre fin de siècle que sont Le virus du sida, d’une part, et, d’autre part, la contamination autrement mortelle dont les manifestations sont la corruption et le mensonge, l’irresponsabilité et la lâcheté. Cette déchéance, dont le sida est l’expression à la fois réelle et métaphorique, entraîne une séparation entre ceux qui recherchent le pouvoir politique et ceux qui non seulement en sont exclus mais qui, du fait d’être à l’écart de la lutte politico-sociale, finissent par être exclus de la société tout entière : eux n’ont plus droit de cité.
L’image scénique que Mnouchkine a trouvée pour ce bannissement des êtres humains de ce qui leur est propre est un cimetière, lieu par excellence d’une espèce de cité alternative habitée par tous Les sans-abri du monde. Le caractère « universel », englobant, de ce lieu de rassemblement est inscrit dans ses pierres mêmes, dans la mesure où celles-ci, tout en indiquant les contours d’un cimetière moderne, suggèrent des cavernes préhistoriques. Des fresques qui font penser à celles de Pompéi, ainsi que des lettres en hébreu et autres signes antiques, confirment l’impression qu’il s’agit, dans ce spectacle, de temps multiples où le passé — ou, plutôt, des couches différentes du passé — et le présent convergent.
C’est dans cette scénographie-architecture que rentre la Mère, personnage-clef d’un ensemble où tous les rôles sont de première importance. Elle veut s’y installer parce que cet espace héberge ses enfants qui sont morts d’une transfusion de sang contaminé. Mais le cimetière n’est pas uniquement l’endroit privilégié où la Mère peut garder et protéger le souvenir de ses enfants. C’est aussi l’endroit où elle mène sa bataille contre la grande escroquerie des médecins, des avocats et des hommes politiques qui sont responsables collectivement d’une débâcle qui compte parmi ses victimes ses propres enfants. Se joignent à la Mère les sans-abri dont elle se fait la championne par le seul acte de se défendre en tant que mère « outcast », mère maudite, et les Erinyes, qui reviennent sur terre pour soutenir la cause de la justice qu’elle représente.
Le spectateur comprend assez vite que l’histoire de la Mère se réfère aux événements concernant la contamination des hémophiles en France par le virus du sida — « affaire » qui a pris son essor pendant les années quatre-vingt mais qui continue à avoir des conséquences familiales, éthiques, juridiques et sociales colossales aujourd’hui. D’où l’importance des Erinyes comme porteuses de bien à une société rongée par le mal. En jouant ce rôle, elles dédoublent la Mère. En outre, elles répètent, tel un écho, ses cris de douleur et de colère, ainsi que son appel à l’action contre les méfaits qu’avaient subis toutes les mères dont cette Mère presque mythique — la Mère, comme elle est appelée de façon synthétique, selon la logique des fables — est le blason héroïque indiscutable. D’ailleurs, c’est parce qu’elle vient loger au cimetière que cette Mère jette le sort et partage le sort des sans-abri, qui le sont sur tous les plans : sans toit, sans reconnaissance ou protection par la loi, et sans droit, donc, sans citoyenneté. Il est fort possible que cette clochardisation généralisée symbolise, dans la mise en scène de Mnouchkine, l’état actuel de nos sociétés, état contre lequel se mettent en furie les Erinyes. Ce qui est certain, c’est que les Erinyes évoquent l’univers grec antique, celui, en particulier, d’Eschyle. Qu’Eschyle soit l’un des personnages de la pièce (le gardien du cimetière ! ), ne prête nullement à un malentendu quant à son importance référentielle pour le spectacle dans son ensemble.
Pourtant, la signification des Erinyes par rapport à LA VILLE PARJURE s’étend au-delà de leur revendication du bien social — par des moyens, soit-il dit en passant, qui s’apparentent plus à la vendetta qu’à la loi, ce qui est chose peu étonnante vu l’écroulement moral de la part des responsables juridiques et politiques de la société en question. Chez Eschyle, les Erinyes sont Les vengeresses de Clytemnestre qui fut tuée par son fils, Oreste. C’est Athena qui les persuade d’abandonner leur mission, qui n’est guère moins meurtrière que celle d’Oreste, en faveur des procédés institutionnels par lesquels la justice puisse être faite par des moyens justes. Autrement dit, Athena propose comme solution au cycle de vengeance et de contre-vengeance, qui mine la maison des Atrides, des principes d’action fondés sur des principes démocratiques. Les Erinyes sont transformées, par conséquent, en Euménides afin qu’elles puissent soutenir la démocratie naissante vouée à l’idée du bien commun réalisé par des mesures prises en commun. Chez Mnouchkine, le projet social d’Athena est plus ou moins mis entre parenthèses comme un idéal vers lequel il faut absolument tendre, d’autant plus que, dans la ville parjure, ville traître, cet objectif a été horriblement compromis.
La présence d’Eschyle dans La VILLE PARJURE est encore plus significative lorsqu’on prend en considération le fait que le spectacle précédent de Mnouchkine fut Les ATRIDES, une tétralogie composée d’IPHIGÉNIE À AULIS d’Euripide et des trois tragédies qui font L’ORESTIE d’Eschyle. Ceci nous permet de voir LES ATRIDES et LA VILLE PARJURE comme un diptyque, la tragédie grecque servant de commentaire critique sur la tragédie contemporaine, notamment sur la façon dont la parole libre, qui est l’un des principes fondamentaux de toute démocratie, est étouffée, et la vérité sacrifiée au mensonge. C’est donc la cité des damnés, la cité en marge de la ville officielle, qui porte l’espoir pour l’avenir. À l’intérieur de ses murs couvent la protestation et la volonté d’agir en accord avec ce qui est juste et vrai. Il n’est pourtant pas tout à fait clair, à la fin du spectacle, si les grandes forces générées par la solidarité entre les exclus sont aptes à déborder les barrières qui séparent ceux-ci de la société ambiante afin d’aider cette société à se retrouver et, ce faisant, à retrouver les principes fondés pour le monde moderne à l’âge d’or d’Eschyle.
* La traduction littérale du titre est : « Les différents procédés pour composer une pièce de théâtre selon les…

