* La traduction littérale du titre est : « Les différents procédés pour composer une pièce de théâtre selon les fondements de l’aristotélisme ».
Eh ! donne-moi du papier
Une bonne plume
Et une bonne encre noire
Pour que je puisse écrire
C’EST SOUVENT de cette façon que le poète swahili commence son poème. Le dramaturge ne commence pas ainsi sa pièce bien qu’il ait besoin des mêmes instruments que le poète. Comme lui, il a besoin d’une plume, d’encre et de papier ; rien de plus. S’il lui faut plus, peut être simplement du papier et une poubelle.
Si vous examinez la strophe cidessus, vous constaterez que le poète demande de quoi écrire après avoir conçu le thème de son poème. C’est pourquoi encre, plume et papier ne sont pas à l’origine pour qui écrit un poème ou une pièce de théâtre. L’origine, c’est le thème de la poésie. Ainsi, le dramaturge ne se lève-t-il pas simplement en disant : « moi, je veux écrire ». Souvent il dit plutôt : « j’ai conçu une pièce que je voudrais mettre par écrit ».
C’est l’idée poétique qui est à l’origine du poème, et également à l’origine de la pièce de théâtre. L’écrivain porte ce thème en lui. Cette idée le guide dans la création de l’œuvre d’art. Elle peut être un mot, une phrase, le début ou la fin d’une phrase. Ce peut être une chanson ou même un morceau de musique ; une photo ou une silhouette de la forme d’un arbre ou d’un homme ;une créature représentée par une forme quelconque. Beaucoup d’artistes conseillent à l’écrivain de laisser mûrir ce thème après l’avoir trouvé, de ne pas le dévoiler trop tôt, de peur de le retrouver vert, pas encore mûr. Qu’il ne le laisse pas non plus mûrir très longtemps, de peur qu’il ne le trouve pourri ! Ici, la mesure est sûrement une question importante.
L’auteur dramatique, après avoir trouvé une idée poétique, et l’avoir gardée en lui pendant un certain temps, peut faire l’une des choses suivantes : il peut chercher à se procurer une plume et du papier, voire une machine à écrire ou bien aller directement sur une scène, afin de donner à son thème la forme d’une œuvre d’art. Dans le premier cas, l’écrivain donne à sa pièce de théâtre une forme esthétique. Dans le deuxième cas, il la situe dans un environnement propre, l’univers de la scène. Pour une pièce de théâtre, la deuxième voie est certainement la meilleure.
C’est pourquoi je pense que le sujet dont nous parlons serait plus à sa place dans un atelier que dans un article comme celui-ci car écrire une œuvre dramatique n’engage pas que le cerveau, au contraire, c’est une activité qui réclame le corps, l’émotion, la mémoire, le cœur, les mains. Écrire une pièce de théâtre, c’est créer une œuvre d’art. Et une œuvre d’art fuit les explications ; elle ne veut point de loi.
Par conséquent, je ne saurais parler de ce sujet comme d’une œuvre d’art. Par contre, je pourrais essayer de le traiter sur le plan de la création artistique.
Procéder de cette façon revient à diviser la pièce de théâtre, comme l’a fait Aristote, en plusieurs composantes. Ainsi Aristote distingue six éléments : le chant, l’expression, l’histoire, les personnages, la pensée, le spectacle. (J’ai repris les termes utilisés dans la traduction nouvelle de la POÉTIQUE, Paris, éditions du Seuil, 1980, ndt.) Il trouve également important de distinguer une pièce destinée à faire rire d’une pièce destinée à rendre triste.
Après avoir distingué ces six éléments, Aristote divise la pièce de théâtre grecque en trois parties. La première partie est celle du début, (c’est-à-dire le prologue) . La deuxième est celle de l’action elle-même (c’est-à-dire l’épisode) . Il préfère que le chant soit exécuté dans la dernière partie (c’est-à-dire l’épilogue) . Mais pendant des siècles beaucoup de dramaturges n’ont pas suivi cette règle. Par exemple, dans LE ROI LEAR, Shakespeare fait chanter le fou à plusieurs reprises. Et même le roi s’en étonne ! Césaire, dans UNE SAISON AU CONGO, fait usage de chants à plusieurs reprises ; Neugi Wa Thiongo, dans DEDAN KIMATHI1, fait usage de chants au début de la pièce.
En ce qui concerne l’expression, on ne peut que se limiter à un résumé. C’est un domaine que se disputent linguistes et écrivains. L’apprentissage de la voix qui porte, de la façon de maîtriser le souffle, etc., sont des tâches qui demandent beaucoup de temps à l’acteur. De même que la maîtrise des proverbes, de la narration, etc., prend beaucoup de temps au déclamateur ; Aristote exige que le dramaturge connaisse ces règles, et qu’il s’exprime dans une forme métrique. Mais les dramaturges ne sont pas nombreux à écrire en vers. Par exemple Wole Soyinka, dans sa pièce LES GENS DES MARAIS, n’emploie pas la poésie. Penina Muhando, dans PAMBO2, n’utilise ni langue poétique ni versification. Quant à Zola, il s’oppose radicalement à l’usage de la versification dans le théâtre. Il est rejoint en cela par beaucoup d’écrivains, par exemple Strindberg et Ibsen.
Ces derniers préfèrent l’usage du dialogue comme seul vecteur de la pièce de théâtre. Le dialogue dramatique fait démarrer le prologue et l’exode à partir de la pièce même. Et le dialogue reste le support de la pièce de théâtre. Ce dialogue donnera aux auditeurs les informations sur la situation. L’histoire du théâtre montre que c’est la tendance générale depuis un siècle. Peter Szondi a écrit tout un essai sur ce point3. Le dialogue a la responsabilité de faire progresser l’action ; il nous rend compte de la situation et des actions en cours.
Le dialogue dramatique remplit une autre fonction, il montre l’atmosphère de la pièce. Par exemple, voici les premiers mots de la pièce de Kenneth Watene, DEDAN KIMATHI : « Lucia (à Kimathi) : « Pourquoi, pourquoi as-tu fait cela ?» Ici, en peu de mots, l’écrivain nous annonce qu’un événement s’est produit. Par la suite, nous apprenons que Dedan Kimathi a donné l’ordre de tuer un homme, l’un de ses compagnons. Nous voyons comment cet acte détruit les rapports entre Lucia et Kimathi. Mais ces paroles ont une coloration : celle de l’acte commis. Il ne s’agit pas d’une action au grand jour, mais d’une action dissimulée, obscure, secrète. Voilà la coloration de l’action ; celle de l’univers de cette pièce de théâtre.
J’ai cité ci-dessus une fonction importante du dialogue dramatique : faire avancer l’action vers son paroxysme. Et souvent on fait se succéder ces deux aspects : il y a les moments où vous laissez monter les conflits et il y a les moments d’apaisement.
Par exemple, dans la pièce de John Ruganda, LES FARDEAUX, (THE BURDENS)4, Wamala et sa femme Tinka se disputent pour une bouteille d’alcool. Wamala voudrait boire de la bière et Tinka ne veut pas qu’il boive. Wamala en boit malgré tout ; Tinka l’insulte : « Espèce de voyou, salopard.… ». Wamala la bouscule. Tinka tombe et se blesse. Wamala lui dit qu’elle l’a mérité : « Imbécile… ». Wamala parle à sa femme en buvant de la bière. Tinka se relève. Elle se retire par mépris. Wamala lui lance une chaussure qui l’atteint au dos. Puis elle s’assied et se met à pleurer. À partir de ce moment, Wamala, par pitié et par amour, la calme en lui disant qu’aucun homme ne peut supporter d’être méprisé dans sa propre maison. John Ruganda sait faire monter, puis descendre la tension, et marier ces deux éléments dans le déroulement de l’action.
Dans le drame aristotélicien, le but de l’histoire est d’arriver à un paroxysme de sorte que le spectateur puisse être frappé de pitié ou d’effroi. Pour cela l’écrivain agence les actions les unes après les autres : les actions s’enchaînent les unes aux autres dans une logique de cause à effet.
Au début de l’action, on nous décrit la situation. Mais on nous décrit et on nous montre une situation conflictuelle. Le conflit ne peut durer ; il conduira la pièce jusqu’à son paroxysme, lequel sera suivi de l’apaisement. Et nous serons informés de la nouvelle situation. Dans la pièce aristotélicienne, ce déroulement obéit à la loi de la nécessité et de la vraisemblance.
L’avènement d’une situation nouvelle fait progresser l’action jusqu’à une situation différente de la situation antérieure. La surprise peut provenir du passage de la sottise à l’intelligence. L’amitié ou l’inimitié provient de cette surprise, conformément à la loi de la vraisemblance ou de la nécessité, entraînant une catastrophe. Dans cette catastrophe, un être humain doit périr, à moins que, comme dans CŒDIPE ROI, la victime n’ait qu’à souffrir.
Néanmoins, pareil événement ne constitue pas toujours le sommet de la pièce. Dans TITUS ANDRONICUS de Shakespeare, par exemple, nous voyons le vieux Titus Andronicus souffrant de la nouvelle situation prévalant dans la cité. Des changements dans le gouvernement de Rome entraînent sa déchéance. Cette main qui a combattu pour Rome, Rome veut la couper. Il y a là un renversement de situation, mais la catastrophe frappant Andronicus, qui perd sa main, n’est pas le sommet de ce drame ; ce n’est qu’un moment important dans le déroulement des actions.
De même, pour atteindre le point culminant du conflit, il n’est pas toujours nécessaire de faire usage de la surprise, ou du bouleversement des situations. Par exemple, dans LES FARDEAUX de John Ruganda, un accident a lieu : Tinka tue son époux ; il n’ya ni renversement de situation, ni surprise. Pourtant cette catastrophe est le sommet du drame.
Nombre d’artistes ne sont pas d’accord avec la théorie d’Aristote qui rappelle à maintes reprises comment ordonner le déroulement des actions, notamment quand il insiste sur Le paroxysme et exige à plusieurs reprises que l’action digne d’être portée sur scène soit celle qui jette l’effroi et la pitié dans les cœurs. Pour Brecht, Aristote place le dramaturge sur une corde raide. Nombre de pratiques théâtrales, par exemple africaines, japonaises ou indiennes ne s’accommodent pas de cette rigidité. Lewis Nkosi5 dit clairement que cette façon d’écrire selon les règles d’Aristote, notamment l’agencement du déroulement des actions, va contre les pratiques poétiques africaines.

