Comment écrire pour le théâtre en suivant Aristote*

Comment écrire pour le théâtre en suivant Aristote*

Le 11 Juin 1995

A

rticle réservé aux abonné·es
Article publié pour le numéro
Théâtre d'Afrique Noire-Couverture du Numéro 48 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre d'Afrique Noire-Couverture du Numéro 48 d'Alternatives Théâtrales
48
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

* La tra­duc­tion lit­térale du titre est : « Les dif­férents procédés pour com­pos­er une pièce de théâtre selon les fonde­ments de l’aristotélisme ». 

Eh ! donne-moi du papi­er
Une bonne plume
Et une bonne encre noire
Pour que je puisse écrire

C’EST SOUVENT de cette façon que le poète swahili com­mence son poème. Le dra­maturge ne com­mence pas ain­si sa pièce bien qu’il ait besoin des mêmes instru­ments que le poète. Comme lui, il a besoin d’une plume, d’en­cre et de papi­er ; rien de plus. S’il lui faut plus, peut être sim­ple­ment du papi­er et une poubelle.
Si vous exam­inez la stro­phe cidessus, vous con­staterez que le poète demande de quoi écrire après avoir conçu le thème de son poème. C’est pourquoi encre, plume et papi­er ne sont pas à l’o­rig­ine pour qui écrit un poème ou une pièce de théâtre. L’o­rig­ine, c’est le thème de la poésie. Ain­si, le dra­maturge ne se lève-t-il pas sim­ple­ment en dis­ant : « moi, je veux écrire ». Sou­vent il dit plutôt : « j’ai conçu une pièce que je voudrais met­tre par écrit ».
C’est l’idée poé­tique qui est à l’origine du poème, et égale­ment à l’o­rig­ine de la pièce de théâtre. L’écrivain porte ce thème en lui. Cette idée le guide dans la créa­tion de l’œuvre d’art. Elle peut être un mot, une phrase, le début ou la fin d’une phrase. Ce peut être une chan­son ou même un morceau de musique ; une pho­to ou une sil­hou­ette de la forme d’un arbre ou d’un homme ;une créa­ture représen­tée par une forme quel­conque. Beau­coup d’artistes con­seil­lent à l’écrivain de laiss­er mûrir ce thème après l’avoir trou­vé, de ne pas le dévoil­er trop tôt, de peur de le retrou­ver vert, pas encore mûr. Qu’il ne le laisse pas non plus mûrir très longtemps, de peur qu’il ne le trou­ve pour­ri ! Ici, la mesure est sûre­ment une ques­tion impor­tante.
L’au­teur dra­ma­tique, après avoir trou­vé une idée poé­tique, et l’avoir gardée en lui pen­dant un cer­tain temps, peut faire l’une des choses suiv­antes : il peut chercher à se pro­cur­er une plume et du papi­er, voire une machine à écrire ou bien aller directe­ment sur une scène, afin de don­ner à son thème la forme d’une œuvre d’art. Dans le pre­mier cas, l’écrivain donne à sa pièce de théâtre une forme esthé­tique. Dans le deux­ième cas, il la situe dans un envi­ron­nement pro­pre, l’u­nivers de la scène. Pour une pièce de théâtre, la deux­ième voie est cer­taine­ment la meilleure.
C’est pourquoi je pense que le sujet dont nous par­lons serait plus à sa place dans un ate­lier que dans un arti­cle comme celui-ci car écrire une œuvre dra­ma­tique n’en­gage pas que le cerveau, au con­traire, c’est une activ­ité qui réclame le corps, l’é­mo­tion, la mémoire, le cœur, les mains. Écrire une pièce de théâtre, c’est créer une œuvre d’art. Et une œuvre d’art fuit les expli­ca­tions ; elle ne veut point de loi.
Par con­séquent, je ne saurais par­ler de ce sujet comme d’une œuvre d’art. Par con­tre, je pour­rais essay­er de le traiter sur le plan de la créa­tion artis­tique. 

Procéder de cette façon revient à divis­er la pièce de théâtre, comme l’a fait Aris­tote, en plusieurs com­posantes. Ain­si Aris­tote dis­tingue six élé­ments : le chant, l’ex­pres­sion, l’histoire, les per­son­nages, la pen­sée, le spec­ta­cle. (J’ai repris les ter­mes util­isés dans la tra­duc­tion nou­velle de la POÉTIQUE, Paris, édi­tions du Seuil, 1980, ndt.) Il trou­ve égale­ment impor­tant de dis­tinguer une pièce des­tinée à faire rire d’une pièce des­tinée à ren­dre triste.
Après avoir dis­tin­gué ces six élé­ments, Aris­tote divise la pièce de théâtre grecque en trois par­ties. La pre­mière par­tie est celle du début, (c’est-à-dire le pro­logue) . La deux­ième est celle de l’action elle-même (c’est-à-dire l’épisode) . Il préfère que le chant soit exé­cuté dans la dernière par­tie (c’est-à-dire l’épilogue) . Mais pen­dant des siè­cles beau­coup de dra­maturges n’ont pas suivi cette règle. Par exem­ple, dans LE ROI LEAR, Shake­speare fait chanter le fou à plusieurs repris­es. Et même le roi s’en étonne ! Césaire, dans UNE SAISON AU CONGO, fait usage de chants à plusieurs repris­es ; Neu­gi Wa Thion­go, dans DEDAN KIMATHI1, fait usage de chants au début de la pièce.
En ce qui con­cerne l’ex­pres­sion, on ne peut que se lim­iter à un résumé. C’est un domaine que se dis­putent lin­guistes et écrivains. L’ap­pren­tis­sage de la voix qui porte, de la façon de maîtris­er le souf­fle, etc., sont des tâch­es qui deman­dent beau­coup de temps à l’acteur. De même que la maîtrise des proverbes, de la nar­ra­tion, etc., prend beau­coup de temps au décla­ma­teur ; Aris­tote exige que le dra­maturge con­naisse ces règles, et qu’il s’ex­prime dans une forme métrique. Mais les dra­maturges ne sont pas nom­breux à écrire en vers. Par exem­ple Wole Soyin­ka, dans sa pièce LES GENS DES MARAIS, n’emploie pas la poésie. Pen­i­na Muhan­do, dans PAMBO2, n’u­tilise ni langue poé­tique ni ver­si­fi­ca­tion. Quant à Zola, il s’op­pose rad­i­cale­ment à l’usage de la ver­si­fi­ca­tion dans le théâtre. Il est rejoint en cela par beau­coup d’écrivains, par exem­ple Strind­berg et Ibsen.
Ces derniers préfèrent l’usage du dia­logue comme seul vecteur de la pièce de théâtre. Le dia­logue dra­ma­tique fait démar­rer le pro­logue et l’exode à par­tir de la pièce même. Et le dia­logue reste le sup­port de la pièce de théâtre. Ce dia­logue don­nera aux audi­teurs les infor­ma­tions sur la sit­u­a­tion. L’his­toire du théâtre mon­tre que c’est la ten­dance générale depuis un siè­cle. Peter Szon­di a écrit tout un essai sur ce point3. Le dia­logue a la respon­s­abil­ité de faire pro­gress­er l’action ; il nous rend compte de la sit­u­a­tion et des actions en cours. 

Le dia­logue dra­ma­tique rem­plit une autre fonc­tion, il mon­tre l’at­mo­sphère de la pièce. Par exem­ple, voici les pre­miers mots de la pièce de Ken­neth Watene, DEDAN KIMATHI : « Lucia (à Kimathi) : « Pourquoi, pourquoi as-tu fait cela ?» Ici, en peu de mots, l’écrivain nous annonce qu’un événe­ment s’est pro­duit. Par la suite, nous apprenons que Dedan Kimathi a don­né l’ordre de tuer un homme, l’un de ses com­pagnons. Nous voyons com­ment cet acte détru­it les rap­ports entre Lucia et Kimathi. Mais ces paroles ont une col­oration : celle de l’acte com­mis. Il ne s’ag­it pas d’une action au grand jour, mais d’une action dis­simulée, obscure, secrète. Voilà la col­oration de l’action ; celle de l’u­nivers de cette pièce de théâtre. 

J’ai cité ci-dessus une fonc­tion impor­tante du dia­logue dra­ma­tique : faire avancer l’action vers son parox­ysme. Et sou­vent on fait se suc­céder ces deux aspects : il y a les moments où vous lais­sez mon­ter les con­flits et il y a les moments d’apaisement. 

Par exem­ple, dans la pièce de John Rugan­da, LES FARDEAUX, (THE BURDENS)4, Wamala et sa femme Tin­ka se dis­putent pour une bouteille d’alcool. Wamala voudrait boire de la bière et Tin­ka ne veut pas qu’il boive. Wamala en boit mal­gré tout ; Tin­ka l’insulte : « Espèce de voy­ou, salopard.… ». Wamala la bous­cule. Tin­ka tombe et se blesse. Wamala lui dit qu’elle l’a mérité : « Imbé­cile… ». Wamala par­le à sa femme en buvant de la bière. Tin­ka se relève. Elle se retire par mépris. Wamala lui lance une chaus­sure qui l’atteint au dos. Puis elle s’assied et se met à pleur­er. À par­tir de ce moment, Wamala, par pitié et par amour, la calme en lui dis­ant qu’au­cun homme ne peut sup­port­er d’être méprisé dans sa pro­pre mai­son. John Rugan­da sait faire mon­ter, puis descen­dre la ten­sion, et mari­er ces deux élé­ments dans le déroule­ment de l’action. 

Dans le drame aris­totéli­cien, le but de l’histoire est d’ar­riv­er à un parox­ysme de sorte que le spec­ta­teur puisse être frap­pé de pitié ou d’effroi. Pour cela l’écrivain agence les actions les unes après les autres : les actions s’enchaînent les unes aux autres dans une logique de cause à effet. 

Au début de l’action, on nous décrit la sit­u­a­tion. Mais on nous décrit et on nous mon­tre une sit­u­a­tion con­flictuelle. Le con­flit ne peut dur­er ; il con­duira la pièce jusqu’à son parox­ysme, lequel sera suivi de l’apaisement. Et nous serons infor­més de la nou­velle sit­u­a­tion. Dans la pièce aris­totéli­ci­enne, ce déroule­ment obéit à la loi de la néces­sité et de la vraisem­blance.
L’avène­ment d’une sit­u­a­tion nou­velle fait pro­gress­er l’action jusqu’à une sit­u­a­tion dif­férente de la sit­u­a­tion antérieure. La sur­prise peut provenir du pas­sage de la sot­tise à l’in­tel­li­gence. L’ami­tié ou l’inimitié provient de cette sur­prise, con­for­mé­ment à la loi de la vraisem­blance ou de la néces­sité, entraî­nant une cat­a­stro­phe. Dans cette cat­a­stro­phe, un être humain doit périr, à moins que, comme dans CŒDIPE ROI, la vic­time n’ait qu’à souf­frir.
Néan­moins, pareil événe­ment ne con­stitue pas tou­jours le som­met de la pièce. Dans TITUS ANDRONICUS de Shake­speare, par exem­ple, nous voyons le vieux Titus Andron­i­cus souf­frant de la nou­velle sit­u­a­tion pré­valant dans la cité. Des change­ments dans le gou­verne­ment de Rome entraî­nent sa déchéance. Cette main qui a com­bat­tu pour Rome, Rome veut la couper. Il y a là un ren­verse­ment de sit­u­a­tion, mais la cat­a­stro­phe frap­pant Andron­i­cus, qui perd sa main, n’est pas le som­met de ce drame ; ce n’est qu’un moment impor­tant dans le déroule­ment des actions.
De même, pour attein­dre le point cul­mi­nant du con­flit, il n’est pas tou­jours néces­saire de faire usage de la sur­prise, ou du boule­verse­ment des sit­u­a­tions. Par exem­ple, dans LES FARDEAUX de John Rugan­da, un acci­dent a lieu : Tin­ka tue son époux ; il n’ya ni ren­verse­ment de sit­u­a­tion, ni sur­prise. Pour­tant cette cat­a­stro­phe est le som­met du drame.
Nom­bre d’artistes ne sont pas d’ac­cord avec la théorie d’Aristote qui rap­pelle à maintes repris­es com­ment ordon­ner le déroule­ment des actions, notam­ment quand il insiste sur Le parox­ysme et exige à plusieurs repris­es que l’action digne d’être portée sur scène soit celle qui jette l’effroi et la pitié dans les cœurs. Pour Brecht, Aris­tote place le dra­maturge sur une corde raide. Nom­bre de pra­tiques théâ­trales, par exem­ple africaines, japon­ais­es ou indi­ennes ne s’ac­com­mod­ent pas de cette rigid­ité. Lewis Nkosi5 dit claire­ment que cette façon d’écrire selon les règles d’Aristote, notam­ment l’a­gence­ment du déroule­ment des actions, va con­tre les pra­tiques poé­tiques africaines. 

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Partager
auteur
Écrit par Ebrahim Hussein
Ebrahim Hus­sein est un auteur dra­ma­tique tan­zanien. Son œuvre, écrite en kiswahili puis traduite en anglais, pose la...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Théâtre d'Afrique Noire-Couverture du Numéro 48 d'Alternatives Théâtrales
#48
mai 2025

Théâtres d’Afrique noire

12 Juin 1995 — Ce texte d’Ebrahim Hussein et l'introduction d'Alain Ricard (dont nous reprenons ici un extrait), ont été publiés en français, dans…

Ce texte d’Ebrahim Hus­sein et l’in­tro­duc­tion d’Alain Ricard (dont nous reprenons ici un extrait), ont été pub­liés en…

Par Alain Ricard
Précédent
10 Juin 1995 — LA VILLE PARJURE OU LE RÉVEIL DES ERINYES d'Hélène Cixous, mise en scène d'Ariane Mnouchkine, demande aux spectateurs qu’ils regardent…

LA VILLE PARJURE OU LE RÉVEIL DES ERINYES d’Hélène Cixous, mise en scène d’Ar­i­ane Mnouchkine, demande aux spec­ta­teurs qu’ils regar­dent bien en face ces deux fléaux de notre fin de siè­cle que sont Le virus…

Par Maria Shevtsova
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total