Ce texte d’Ebrahim Hussein et l’introduction d’Alain Ricard (dont nous reprenons ici un extrait), ont été publiés en français, dans la traduction de Kasoro Tumbwe, en 1991, dans un fascicule édité par le Centre de recherches, d’échanges et de documentation de Nairobi, Kenya. Nous remercions Alain Ricard, qui nous a aimablement donné l’autorisation de les reprendre ici.
POURQUOI PUBLIER la traduction d’un texte sur Aristote ? En quoi sommes-nous concernés par ce qui peut apparaître comme un débat de spécialistes, voire d’érudits, très éloigné de la pratique théâtrale et sociale de l’Afrique de l’Est, de la Tanzanie en l’occurrence. Notons tout d’abord que ce texte d’E. Hussein, publié d’abord en kiswahili, est la retranscription d’une communication prononcée en 1980 lors d’un séminaire sut l’histoire de la littérature en Tanzanie. En fait, il s’agissait de rassembler des textes d’analyse historique et critique, écrits en kiswahili, sur la théorie sociale et politique, mais aussi sur la théorie esthétique. En effet, les thèses sur la littérature swahili sont souvent faites ailleurs qu’en Tanzanie et l’habitude n’est pas prise d’un débat théorique en kiswahili. Or les questions d’aménagement linguistique ne se limitent pas à des Listes de néologismes plus ou moins habilement construits, elles supposent une appropriation des terminologies par les usagers et la production d’un corpus de débats théoriques et critiques. Tel était l’objectif de la publication des trois volumes d’études dont nous avons extrait le travail d’E. Hussein sur Aristote.
L’enjeu du débat n’est autre que la définition même du théâtre : si le théâtre est d’abord une réalité anthropologique, il ne relève pas de l’élaboration poétique du dramaturge ; or, cette dernière est le propos d’E. Hussein. Pour Hussein le théâtre est une pratique artistique particulière, et non une partie des grands rituels communautaires. Il s’oppose à l’absence de distinction entre théâtre et vie sociale, c’est-à-dire politique ; entre théâtre et religion. C’est au nom d’une conception autonome de la pratique artistique qu’il analyse Aristote, réfléchissant sur les catégories poétiques que ce dernier propose. C’est paradoxalement l’écrivain tanzanien, venu d’un pays socialiste, qui refuse la confusion entre le théâtre et la politique.
Le souci de distinguer la pratique théâtrale des autres pratiques sociales ne signifie évidemment pas le désintérêt à l’égard des formes multiples de spectacle que nous offre l’Afrique, mais comme Hussein l’écrit dans sa thèse, « il faut distinguer les éléments dramatiques présents dans les rituels et le théâtre en tant que tel qui s’est détaché de sa fonction rituelle et qui est devenu un événement esthétique spécifique ». Voici bien de la part d’un homme de théâtre reconnu comme le premier en kiswahili et qui a fait fonction de dramaturge quasi officiel de la Tanzanie, une affirmation de poids qui participe du souci de définition d’un espace propre au théâtre.
En fait, comme le montre bien cet essai, si les catégories proposées par Aristote ne peuvent rendre compte de l’ensemble des modalités possibles du spectacle, elles permettent cependant d’analyser une bonne partie de la production africaine, qu’il s’agisse de celle de Soyinka, de J. Ruganda, de Ngugi ou de Hussein lui-même. Il peut certes y avoir d’autres façons de raconter des histoires que de suivre l’enchaînement linéaire du shéma aristotélicien :circularité, parallélisme, discontinuité relèvent à bon droit d’une logique du récit et apparaissent fréquemment dans les récits africains. Pourtant, l’effort aristotélicien concerne tous les hommes de théâtre, y compris les Africains et rend largement compte du fonctionnement du récit dramatique. Personne ne croit plus aux règles normatives, mais nous avons tous besoin de catégories d’analyse des éléments du discours dramatique.
L’effort toujours recommencé pour fonder l’autonomie de la pratique artistique trouve ici, de la part d’un écrivain tanzanien, en 1980, une nouvelle expression. L’autonomie de la pratique théâtrale n’a rien à voir avec le retrait dans une tour d’ivoire ;elle consiste simplement en l’affirmation du droit du dramaturge à une recherche libre et à une expression sans complaisance. Les malentendus qui accompagnent l’œuvre d’‘E. Hussein résultent sans doute de cette difficile tentative d’autonomisation de l’esthétique dans un contexte où un tel projet peut paraître aussi contestable que dérisoire. Tel n’est pas, à notre sens, le cas ; d’où l’importance du débat théorique qui se poursuit en kiswahili et dont ce texte essaie pour la première fois de rendre compte.
Alain Ricard.

