Identité et pouvoir dans le théâtre africain

Identité et pouvoir dans le théâtre africain

Le 29 Juin 1995

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Théâtre d'Afrique Noire-Couverture du Numéro 48 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre d'Afrique Noire-Couverture du Numéro 48 d'Alternatives Théâtrales
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« IL Y A EU à un moment don­né une fausse couche. Il « faut en par­ler, elle est à l’image du monde. Au début des années 60, pour les plus con­cernés d’entre nous, nous nous retrou­vions en Lumum­ba, parce qu’il était celui qui dis­ait que nous avions autre chose à offrir au monde que des gri­maces et que notre douleur nous rachetait le droit d’être des hommes libres dans ce monde. Nous sommes des por­teurs de lib­erté et si, main­tenant, elle est con­fisquée par ce pou­voir con­cen­tra­tionnaire dont je par­le, ce sont des phénomènes qui ne pour­ront pas sur­vivre parce qu’on ne peut pas con­fis­quer l’histoire d’un peu­ple. »
Sony Labon Tan­si (Entre­tien avec Tchicaya U Tam’Si, in « Antipodes », France Cul­ture) 

La réflex­ion de Sony Labou Tan­si citée ci-dessus pour­rait servir de base à une analyse du théâtre africain car celui-ci a tou­jours été, d’une manière ou d’une autre, quête de lib­erté et réponse à l’oppression, qu’elle soit colo­niale ou dic­ta­to­ri­ale. Vecteur des illu­sions et des rêves, le théâtre fut d’abord affir­ma­tion de soi, affir­ma­tion d’une dig­nité et expres­sion d’un vécu trag­ique. En un sens, c’est là que la grande fragilité de cet art demeure. En effet, pour Roland Barthes, « écrire, jouer, c’est assumer une respon­s­abil­ité et cette respon­s­abil­ité désigne une lib­erté, mais cette lib­erté n’a pas les mêmes lim­ites selon les dif­férents moments de l’histoire. Il n’est pas don­né à l’écrivain de choisir son écri­t­ure dans une sorte d’arsenal intem­porel des formes lit­téraires. C’est sous la pres­sion de l’histoire et de la tra­di­tion que s’établissent les écri­t­ures pos­si­bles d’un écrivain don­né ».
Cet arti­cle ne revien­dra pas sur les formes tra­di­tion­nelles de spec­ta­cle qui ont existé dans chaque société africaine. Elles ont existé, per­durent et sont pro­fondé­ment enrac­inées dans les cul­tures, les mémoires et les incon­scients. Le point de départ choisi ici sera le trau­ma­tisme pri­mor­dial de la coloni­sa­tion qui, sous sa forme assim­i­la­tion­niste, a essayé de faire table rase du passé des pays con­quis.
Et de fait, l’idéolo­gie colo­niale a pro­fondé­ment mar­qué la genèse du théâtre africain. En effet, sous sa forme occi­den­tale du moins, il y est récent, il a été apporté de l’extérieur, désigné comme « mod­èle », et pen­dant longtemps, il fut igno­rant des formes locales de cul­ture et de spec­ta­cle. Logique­ment son apport sur Le con­ti­nent était des­tiné à créer des gri­ots de ser­vice qui, de par leur « cul­ture » seraient un mod­èle iden­ti­fi­ca­toire idéal pour la trans­mis­sion et la péren­ni­sa­tion des sché­mas de dom­i­na­tion.
Et c’est sur les bancs de l’Université française que la pre­mière généra­tion d’intellectuels négro-africains se sont ren­con­trés. Là, ils ont appris leurs clas­siques. Il fal­lait con­naître le réper­toire français, par­ler la « belle langue », écrire comme Racine et citer ANDROMAQUE. Domin­er la cul­ture française, la pos­séder et donc la trans­met­tre de manière impec­ca­ble. Une cul­ture « négré­co-romaine » aurait pu voir le jour… Or, dès le début, écrire a été avant tout revendi­quer une iden­tité. Les écrivains se sont engouf­frés dans les brèch­es des para­dox­es colo­ni­aux. On les attendait blan­chis, ils se sont défi­nis noirs. Ils ont forgé leurs pre­mières armes avec des revues comme l’Étudiant Noir. Aux mythes con­quérants imposés par les colons et au dén­i­gre­ment de l’image de soi véhiculés depuis près de trois siè­cles, les pio­nniers de l’écri­t­ure africaine ont répon­du par une redéf­i­ni­tion des ter­mes de la créa­tion et ce à une époque, pas si loin­taine, où « Y a bon Bana­nia » fut créé, pour faire sourire.
Les pre­mières pièces écrites ont par­lé du passé, recréé une His­toire de l’Afrique, résisté à l’as­sim­i­la­tion. Et ce qui est extra­or­di­naire dans ce théâtre-là, c’est que dès le début, la recherche fut com­mune entre les comé­di­ens, les met­teurs en scène et les dra­maturges. Faire du théâtre procède de la quête et les rôles ne sont pas rigid­i­fiés. Il y a une créa­tion com­mune, une lutte à instau­r­er, une lib­erté à défendre. Et les pièces mêleront har­monieuse­ment chant, danse, cos­tumes, tra­di­tion. Les sché­mas académiques devront s’adapter. Les auteurs qui, ne l’oublions pas, dans ces épo­ques-là étu­di­aient latin, grec et cul­ture française, effectuent des recherch­es sur les mythes, les légen­des, retrou­vent la cul­ture des pères que d’au­cuns veu­lent met­tre en veilleuse, les évo­quent, imposent tout ce qui était refusé et d’abord la cul­ture « indigène ».
En effet, des­tinés à devenir une élite, bons élèves for­més à pren­dre la relève des dirigeants colo­ni­aux sans pos­er de ques­tions, les auteurs, les met­teurs en scène, les dra­maturges dévient du chemin indiqué, pla­cent euxmêmes les cail­loux qui fer­ont grin­cer la machine. Car par­ler du con­ti­nent noir, de son his­toire, de sa cul­ture, c’est aus­si se trou­ver face à l’occultation d’une mémoire, c’est tomber sur des zones de silence. Et elles sont nom­breuses. Dans la mémoire col­lec­tive négro-africaine, le temps des travaux for­cés, des guer­res occultes, des vic­times cachées, des fron­tières reniées est encore vivace. Pour para­phras­er Michel Ser­res : « Yeux fer­més, oreilles bouchées, pieds et poings liés, lèvres clos­es. dans tel sous-bois. au couch­er du soleil, hurlent les cris de l’oncle tor­turé, du grand-père assas­s­iné, du cousin dis­paru » et revi­en­nent, dans la con­science, les ter­mes : sauvages, arriérés ou plus récem­ment sous-dévelop­pés, accul­turés… Face à cela, toute arme est bonne à pren­dre et le théâtre en est une. Les auteurs devien­dront des chantres de la zone inter­dite et les comé­di­ens les hérauts.
Mais, à peine cette déf­i­ni­tion don­née, le com­bat se situe ailleurs : dans et directe­ment dans le poli­tique. Le théâtre de Bernard Dadié en est un très bon exem­ple, lui qui représente l’en­trée dans la moder­nité. En effet que ce soit dans MONSIEUR THÔGO-GNINI, LES VOIX DANS LE VENT ou BÉATRICE DU CONGO, il pose la prob­lé­ma­tique du choix de cul­ture et de société pour l’Afrique. Et dans une struc­ture dra­ma­tique autre que celle du théâtre gré­co-latin. Cas­san­dre par­ti­c­ulière­ment lucide, il pose le prob­lème africain dans un con­texte politi­co-économique plus glob­al. Avant les grands débats sur les démar­rages ou non-démar­rages de l’Afrique, il anticipe les dégâts à venir. Les per­son­nages qu’il met en scène incar­nent les arché­types des pro­tag­o­nistes du mal­heur en couts : aux­il­i­aires d’un pou­voir inféodé aux grandes puis­sances, tech­ni­ciens et con­seillers spé­cial­istes en déper­son­nal­i­sa­tion de l’autre, monar­ques à la lim­ite de la car­i­ca­ture. Le dis­cours est mil­i­tant. Dadié se trou­ve face à l’émer­gence d’un mode de vie et d’une classe sociale dépen­dants de l’Oc­ci­dent et com­bat­tre ce phénomène devient chez lui une obses­sion. « Quelle poli­tique serait poli­tique qui ne serait pas leur poli­tique », fait-il dire à Dessalines dans ÎLES DES TEMPÊTES. À quoi répond Tou­s­saint Lou­ver­ture : « Notre mal­heur est d’avoir trop d’amis pour aimer ce pays sans savoir com­ment nous aimer ». Reflet d’une époque ? Sûre­ment. Les années 70 sont encore celles de l’espoir. Les révo­lu­tions se font sur l’air des lende­mains qui chantent. L’en­gage­ment artis­tique se fait sur le mode de la dénon­ci­a­tion des igno­minies et des injus­tices, crier pour mieux se faire enten­dre et invers­er le cours des choses. Les gens de théâtre devi­en­nent ingénieux, con­tour­nent toutes Les cen­sures, sont présents devant toutes les urgences.

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Écrit par Michèle Rakotoson
Née à Mada­gas­car, Michèle Rako­to­son est écrivain et dra­maturge. Depuis plusieurs années, elle vit à Paris où elle...Plus d'info
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